Transferts de fonds des Tunisiens de l’étranger : Enjeux et limites d’une manne sans frontières
- Résilients, substantiels et vitaux, les transferts de fonds de la diaspora tunisienne sont une bouffée d’air aux moments les plus improbables d’une crise économique étouffante, mais que la Tunisie peine à faire fructifier.

Tunis
AA / Tunis / Mounir Bennour
En période de crise, les observations faites par divers organismes financiers montrent une tendance à la hausse des transferts de fonds des Tunsien.nes résidant à l’étranger (TRE), comme en témoignent les chiffres constatés durant la période d’instabilité qui a suivi la révolution de 2011, la pandémie de coronavirus et plus récemment, les répercussions du conflit opposant Russie et Ukraine. Cette manne financière, qui augmente de manière régulière au fil des ans, constitue des revenus incontournables pour les réserves de devises dans le pays.
À titre indicatif, la Banque centrale de Tunisie (BCT) a communiqué le chiffre de 2,7 milliards de dollars en 2022, soit le double des recettes du tourisme et des investissements étrangers directs, le secteur du tourisme n’ayant engrangé que 1,37 milliard de dollars, la même année. Les transferts des TRE auront donc augmenté de 12 % par rapport à l’année 2021, selon les chiffres de la BCT. Sachant qu’en 2021, les recettes des transferts représentaient 6,6 % du PIB, un chiffre destiné à augmenter, selon le groupe de recherche et d’analyse Economist Intelligence.
- Une aide substantielle pour mieux vivre
La diaspora tunisienne représente environs 600 000 à 700 000 personnes répartis principalement dans l'Union européenne (60 % en France, 15 % en Italie et 7 % en Allemagne) et dans le monde arabe (5 % en Libye et 7 % dans les pays du Golfe), selon Economist Intelligence. Ces Tunisien.nes à l’étranger mobilisent une partie de leurs revenus au profit de leurs familles restées dans le pays.
C’est le cas de Ahmed, chef d’entreprise et père de famille, qui travaille aux Émirats arabes unis, depuis plus d’une dizaine d’années. Il transfère régulièrement des sommes allant de 2 000 à 3 000 dirhams au profit de sa famille, et occasionnellement ses parents, en Tunisie. “J’ai dû temporairement renvoyer ma femme et mes deux enfants en Tunisie... Vu la conjecture économique actuelle, ça me revient beaucoup moins cher et plus convenable d’assurer un bon niveau de vie à ma femme et une excellente éducation scolaire pour mes enfants, en les ayant en Tunisie qu’à Dubaï“, confie-t-il à Anadolu.
Amine, ingénieur civil résidant en France transfère aussi régulièrement de l’argent au profit de sa mère retraitée. “Avec les difficultés économiques et la vie chère, vivre avec tout juste sa retraite relèverait de l’exploit pour ma mère, du coup, je lui fais parvenir une petite somme (petite en France, mais relativement confortable en Tunisie) à travers des connaissances ou des amis qui rentrent au pays, ça lui permet de mieux se soigner et de vivre aisément“, nous raconte-t-il.
Si Amine a préféré passer l’argent de main en main, au lieu des agences de transferts de fonds, cela se doit surtout aux prix exorbitants pratiqués par ces organismes. La Banque mondiale avance un coût moyen de 8,7 % pour une transaction, or ce chiffre pourrait même dépasser les 10 à 13 %, voire plus, étant donné que certains professionnels du secteur pratiquent une tarification au palier, qui devient plus importante proportionnellement au montant transféré. Ceci donne, bien évidemment, lieu à des recours “alternatifs“, avec les transferts en espèce ou en biens envoyés en Tunisie.
Cet état des choses laisse penser que les chiffres officiels des transferts de fonds des TRE sont en réalité inférieurs à la valeur des sommes entrant dans le pays, mais n’en démontre pas moins l’importance de cette manne financière tant pour les individus que pour l’économie de la Tunisie. La Banque mondiale estime, d’ailleurs, que le volume des sommes transférées par voie bancaire n’est que de 5 % seulement, alors que les sommes et les biens envoyés via des voies “alternatives“ représenteraient environ 50 % du total des transferts de fonds des Tunisien.nes.
- Un ruissellement, ou la résilience à l’épreuve des crises
Les transferts de fonds des TRE ont ceci de particulier, ils vont à l’encontre des tendances financières en périodes de crises. Contrairement aux capitaux privés qui ont tendance à quitter le navire aux premiers signes de tempête économique, en fuyant notamment vers les havres financiers, les transferts d’argents de la diaspora tunisienne se sont résolument montrés résilients et ont augmenté (et devraient continuer de le faire selon les prévisions de la Banque mondiale), durant la pandémie de coronavirus et la crise économique actuelle, qui plombe le pays, au terme d’une décennie après la révolution.
Plusieurs analyses faites par des organismes financiers laissent penser que la diaspora tunisienne est plus encline à transférer des fonds lors des périodes difficiles pour aider famille et proches, mais elle est aussi mue par un certain sentiment patriotique, en espérant améliorer les choses dans le pays, en cette ère postrévolutionnaire.
Des experts prévoient une augmentation des fonds transférés en Tunisie dans les prochaines années, avec l’augmentation du nombre de Tunisien.nes qui optent pour la voie de l’immigration, qu’ils soient chômeurs, professionnels ou entrepreneurs.
Cet exode, qui a culminé durant les deux dernières années, se doit surtout à un taux de chômage, qui s'élevait à une moyenne de 15,3 % au troisième trimestre 2022 (grimpant à 37,8 % chez les jeunes et à 24,3 % chez les diplômés au cours de la même période), selon l’Institut national de statistique (INS). À cela, s’ajoutent les difficultés et obstacles quand il s'agit de lancer une nouvelle entreprise en Tunisie, notamment la bureaucratie lourde et en total décalage avec les impératifs de l’époque et l’accès très restreint aux crédits bancaires. Tous ces facteurs comptent parmi les problèmes les plus immédiats et les plus critiques qui font que la Tunisie peine à sortir du marasme économique qui semble s'inscrire, jour après jour, dans la durée.
- Faire fructifier la manne, oui, mais…
Dans son rapport datant de 2013, la Banque africaine de développement (BAD) soulignait déjà l’importance des fonds transférés par les TRE et la nécessité de mieux investir et faire fructifier cette source de devises étrangères. Or, cette manne financière n’est pas sans se heurter à deux obstacles majeurs en Tunisie : les coûts exorbitants des transferts via des entreprises intermédiaires et l’absence de produits et services financiers performants, destinés à la diaspora tunisienne, qui encourageraient à faire fructifier les fonds expédiés.
A ce jour, aucune initiative significative n’a été entamée dans ce sens. Le duopole exercé par deux entreprises mondiales de transfert de fonds est toujours en place en Tunisie. La BCT est restée muette sur le sujet, après avoir exigé des banques tunisiennes de lever immédiatement la clause d’exclusivités et de diversifier les formules de transfert de fonds, afin de faire baisser les coûts. Faut-il croire que le manque de souplesse proverbial du secteur bancaire tunisien s’est encore montré à la hauteur de sa réputation et de son inertie, en se contentant du statu quo au lieu de diversifier ses services et optimiser les revenus de cette manne financière ? La question reste entière.
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