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Sécurité alimentaire : des raisons de s’inquiéter et… d’espérer !

Lassaad Ben Ahmed  | 24.06.2022 - Mıse À Jour : 25.06.2022
Sécurité alimentaire : des raisons de s’inquiéter et… d’espérer !

Tunisia

AA / Tunis / Lassaad Ben Ahmed

Il était endormi le spectre de la faim. La guerre le réveilla. Dans un laps de quelques semaines, consommateurs, producteurs et autorités se mirent alors à prendre des mesures pour éviter de tomber en manque ou en panne de calories, par panique ou par crainte de subir des conséquences en cascade, encore plus désastreuses.

Les peuples ayant connu la faim en savent quelque chose.

Un grand pays producteur comme l’Inde suspendît les exportations, un pays à faible revenu comme le Tchad déclara l’urgence alimentaire et nutritionnelle et, dans un pays intermédiaire comme la Tunisie, un vent panique souffla. Les gens se ruèrent sur les commerces et les grandes surfaces pour faire le plein de pâtes, sucre, farine, riz, etc. Nous fûmes les témoins oculaires.

Certains pays se mirent à constituer des stocks supplémentaires de céréales, d’autres entamèrent des démarches diplomatiques pour assurer un approvisionnement stable et durable et d’autres, encore, lancèrent une l’alerte de pénurie mondiale de nourriture à l’horizon de 12 à 18 mois (1).

C’est donc sérieux. C’est demain…

Selon la Banque mondiale, depuis le début de la guerre en Ukraine en février dernier, « les pays ont annoncé ou commencé à mettre en œuvre 268 mesures de ce type, dont 85 % concernent les produits alimentaires ou les engrais et 15 % les matières premières et combustibles » (2). Et cela ne fait que commencer.

Pour les spécialistes du secteur, la guerre en Ukraine, dans la mesure où elle constituait un facteur conjoncturel, n’était autre qu’un catalyseur qui amplifia une situation déjà durablement critique.

La production agricole mondiale était, en effet, en perte de performance à cause d’une complication d’ordre structurel et pratiquement irrémédiable en rapport avec les changements climatiques, soit bien avant le déclenchement de la guerre.

« Avec 8 milliards d’habitants sur Terre, on ne peut pas faire comme il y a cinquante ans (…) Produire de la nourriture au cours de ce siècle tiendra du miracle », a ainsi averti Sébastien Abis, directeur général du club Demeter[hp1] , une référence mondiale dans le domaine des grandes cultures. Il relève, par ailleurs une note optimiste, dans la mesure où la secousse provoquée par la guerre permit de replacer l’agriculture dans les priorités des décideurs.

Pour résumer les effets des changements climatiques sur la production agricole et, partant, sur la sécurité alimentaire, Mohamed Adel Hentati, climatologue, explique à l’Agence Anadolu que depuis plusieurs années, il y a de moins en moins de pluies à travers le monde et de plus en plus de chaleur et de sécheresse, avec multiplication des phénomènes extrêmes : des cycles de fortes chaleurs, des inondations dévastatrices et un froid, par moment et par endroit, glacial (3). Et cela affecte durablement la production agricole, sujette à une demande de plus en plus accrue sur le marché.

Adel Hentati constate, par ailleurs, que la communauté internationale n’est pas parvenue jusqu’à présent, et malgré les alertes lancées depuis le début des années 90, à réduire les émissions de gaz à effet de serre à l’origine des changements climatiques.

Le dernier sommet de la Terre « Rio+30 », tenu à Stockholm les 2 et3 juin courant, n’a pas permis d’obtenir de nouveaux engagements quant à la réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Car dans la pratique, il s’avère que les énergies renouvelables, dites propres, ne parviendraient jamais à remplacer les énergies fossiles dont les pays ont besoin pour réaliser leur développement.

Et, paradoxalement, ce sont les pays pauvres et qui polluent le moins, qui sont les plus exposés aux effets en cascade des aléas climatiques, dont la dégradation des sols, la pénurie d’eau, la hausse des prix des produits alimentaires et l’indisponibilité de certaines denrées de première nécessité comme les céréales et les huiles végétales.

« La situation sur le front de la faim dans le monde reste alarmante », a constaté la Banque mondiale dans une récente publication, sur la base de données recueillies avant la guerre.

« Selon le Rapport mondial sur les crises alimentaires 2022, 193 millions de personnes étaient en situation d’insécurité alimentaire aiguë en 2021, soit un chiffre record représentant une augmentation de près de 40 millions de personnes par rapport à celui de 2020, qui avait déjà atteint un niveau sans précédent», a souligné l’institution de Bretton Woods.

La Banque mondiale pointe les conflits et l’insécurité comme principal facteur empêchant les agriculteurs d’exercer leurs activités, soit exactement à l’image de ce qui se passe en Ukraine, mais cette fois-ci avec un impact encore plus fort, vu qu’il s’agit d’un fournisseur capital de la nourriture au monde.

-La Tunisie peut s’en sortir, à condition…

La Tunisie est un gros consommateur de pain. Selon les chiffres fournis par l’Union tunisienne pour l’agriculture et la pêche (UTAP), à l’occasion d’un entretien accordé à l’Agence Anadolu, si la moyenne mondiale de consommation du pain est de 60 kg par personne par an, en Tunisie ce chiffre s’élève à 200 par personne par an.

Avant la guerre en Ukraine, la situation alimentaire en Tunisie était relativement stable, quoique certains rapports recommandaient depuis plusieurs années des mesures et des investissements dans l’agriculture, pour réaliser l’un des objectifs de développement durable (ODD), soit de pouvoir nourrir 14 millions d’habitants à l’horizon 2050 (4).

Dans certains secteurs, comme le lait, les viandes et les fruits et légumes, l’autosuffisance est déjà une réalité, malgré un certain mécontentement dû à la hausse vertigineuse des prix, compte tenu du renchérissement des intrants.

Toutefois, au niveau des céréales, la Tunisie dépend encore de l’étranger, à plus de 50%, avec une disparité entre le blé dur, dont la production nationale couvre 70% des besoins, et le blé tendre, pratiquement totalement importé. (voir interview associée de Mohamed Rjaibia).

Le pain des Tunisiens serait-il ainsi menacé ?

Après l’épisode de panique observé au lendemain du déclenchement de la guerre et qui coïncidait avec l’avènement du mois de ramadan, la situation semble stabilisée aujourd’hui. Il aurait fallu quand même une grande campagne de répression contre les fraudeurs et les spéculateurs.

Mieux, les autorités de tutelle ont annoncé début juin, à l’occasion du lancement de la saison des moissons, une stratégie pour atteindre l’autosuffisance en blé dur, l’une des principales spécialités du pays.

Pour les autres céréales : blé tendre, destiné à la fabrication du pain, maïs et soja, le pays demeurera importateur, car nécessitant de grandes quantités d’eau, dont la Tunisie ne dispose pas assez.

Mais les agriculteurs voudraient plus et pensent autrement.

Si aujourd’hui, l’accès au marché mondial est encore possible pour combler le manque en nourriture, demain présente de sérieuses incertitudes, que ce soit en raison de la guerre ou à cause des changements climatiques.

D’où l’appel constamment lancé par l’Union tunisienne pour l’agriculture et la pêche de faire du secteur agricole un choix stratégique prioritaire et d’y mettre les moyens, dans une logique de souveraineté alimentaire et non pas uniquement d’autosuffisance ou de sécurité, car, désormais, considère-t-on que celui qui détient la nourriture, dicte la décision…

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Notes :

  1. https://www.aa.com.tr/fr/monde/emmanuel-macron-met-en-garde-contre-une-crise-alimentaire-sans-pr%C3%A9c%C3%A9dent/2545162
  2. https://www.banquemondiale.org/fr/topic/agriculture/brief/food-security-update#:~:text=Selon%20le%20Rapport%20mondial%20sur,atteint%20un%20niveau%20sans%20pr%C3%A9c%C3%A9dent.
  3. https://www.aa.com.tr/fr/afrique/climat-et-s%C3%A9curit%C3%A9-alimentaire-la-tunisie-peut-s-en-sortir-expert-/2615885
  4. http://www.onagri.nat.tn/uploads/Etudes/securite%20alimentaire.pdf [hp1]
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