"Nous nous sentons abandonnés" : à la Grande Mosquée de Paris, un hommage digne et une dénonciation de l’islamophobie
– Le recteur Chems-Eddine Hafiz regrette l’absence des autorités et le déni politique, tandis que Dominique Sopo appelle à un sursaut contre la stigmatisation des musulmans.

Ile-de-France
AA / Paris / Ümit Dönmez
Lundi 5 mai 2025, la Grande Mosquée de Paris a accueilli une prière funéraire en hommage à Aboubakar Cissé, jeune Malien de 22 ans tué lors d’une attaque au couteau dans une mosquée du sud de la France. Si le recueillement religieux s’est déroulé dans un esprit de dignité, il a aussi été marqué par une colère sourde, nourrie par le silence d’une partie des autorités et le refus persistant de nommer l’islamophobie. Le recteur de la mosquée, Chems-Eddine Hafiz, et le président de SOS Racisme, Dominique Sopo, ont pris la parole au micro d’Anadolu pour exprimer une indignation partagée et appeler à une réponse politique à la hauteur du drame.
- Une cérémonie marquée par la dignité et l’unité🗣️"Nous nous sentons abandonnés" : après la prière funéraire pour Aboubakar Cissé, assassiné au cours de la prière dans une mosquée dans le sud de la France, le recteur de la Grande Mosquée de Paris, Chems-Eddine Hafiz, a exprimé au micro d'Anadolu, le sentiment d'abandon dont… pic.twitter.com/T3KmlzzUpS
— Anadolu Français (@aa_french) May 6, 2025
"Nous sommes en train de nous recueillir sur le corps de ce jeune homme qui a été lâchement assassiné", a déclaré Chems-Eddine Hafiz à l’issue de la cérémonie. Dès l’annonce du drame, le recteur avait pris contact avec la famille d’Aboubakar Cissé pour leur offrir le soutien de l’institution : "La famille avait besoin de notre aide et nous sommes la Grande Mosquée de Paris, une institution religieuse phare de l’Islam de France". À la demande des proches, la mosquée a donc organisé ce moment de recueillement, ouvert à toutes les confessions. "L’ensemble des différents représentants des cultes étaient tous là, à l’unisson. Ils nous ont assuré de leur solidarité face à cet événement terrible".
Cette unité n’a cependant pas masqué les absences politiques. Si le Premier ministre a été remercié pour ses paroles jugées fortes, notamment l'usage du terme "islamophobie", Chems-Eddine Hafiz a noté avec amertume que "la présidente de l’Assemblée nationale hésite, que le président du Sénat trouve presque anormal que nous fassions une minute de silence pour un enfant qui meurt de la sorte". Interrogé sur le sujet, il s’est également étonné de l’absence du ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau, pourtant invité comme tous les autres élus : "J’ai fait un communiqué de presse dans lequel j’ai dit que toute personne qui se sent touchée, vienne. Tout le monde est venu… sauf certains".
- Un récit glaçant, une qualification pénale contestée
Le recteur a livré un récit détaillé de l’assassinat, dénonçant le refus de reconnaître la nature politique et religieuse de l’acte : "On est en train de dire que c’est un fait divers, que ça ne peut pas être un acte terroriste". Il rappelle que l’auteur des faits est entré dans la mosquée avec la victime, l’a interrogée sur la prière, l’a aidée à faire ses ablutions, puis l’a poignardée à plus de 50 reprises alors qu’elle était en prosternation : "Avec une sauvagerie… il va se filmer, il va revenir, il va dire des grossièretés du nom de notre Créateur."
Cette minimisation judiciaire s’ajoute, selon lui, à une stigmatisation constante des musulmans en France : "Il y a des hommes politiques, il y a un certain nombre de médias qui ne cessent de nous fixer du doigt, de montrer que nous ne serions pas intégrés". Il dit espérer que "la mort d’Aboubakar Cissé serve de leçon à tout le monde". "Nous nous sentons abandonnés", ajoute-t-il, faisant référence aux diverses polémiques politico-médiatiques sur l'Islam, notamment pendant le Ramadan [1].
- Un appel au réveil démocratique
Dominique Sopo, président de SOS Racisme, présent lui aussi à la Grande Mosquée de Paris, a salué "une cérémonie qui a fait preuve de beaucoup de hauteur, de beaucoup d’humanité", avant de dresser un constat accablant sur l’état du débat public : "Depuis trop longtemps, il suffit de dire le mot laïcité pour derrière dire toutes les saloperies, excusez-moi du terme, vis-à-vis des personnes de confession ou de culture musulmane". Il estime qu’il existe en France une "négation de la haine qui frappe les musulmans", et que cette haine est souvent maquillée sous des principes républicains. "Nier l’excitation malsaine qui existe contre les musulmans dans ce pays, c’est ne pas vouloir voir qu’il y a tout un travail très raciste, très réactionnaire", affirme-t-il.
Il espère que ce drame puisse être un tournant : "Que ce drame soit aussi l’occasion d’un réveil salutaire, et que celles et ceux qui ont joué cette partition depuis trop longtemps puissent se taire. Je pense que la démocratie n’en serait que renforcée".
- La bataille des chiffres : des actes largement sous-estimés ?
Interrogé par Anadolu sur le comptage des actes antimusulmans, Chems-Eddine Hafiz regrette une sous-estimation chronique : "Ce ne sont pas les 173 actes anti-musulmans", assure-t-il, en référence aux chiffres publiés par le ministère de l’Intérieur pour l’année 2024. Il évoque l’association ADDAM (Association de Defense contre les Discriminations et les Actes Antimusulmans), créée par le Forum de l’Islam de France (FORIF), qui tente de mettre en place une plateforme plus fiable : "C’est une association qui n’a aucun moyen", regrette-t-il.
Les chiffres alternatifs, produits par des observatoires indépendants comme le Collectif contre l'islamophobie en Europe (CCIE), font état de plus de 1 000 actes recensés en 2024, en forte augmentation par rapport à l’année précédente [2]. La majorité de ces incidents relèvent de discriminations administratives, d’injures, de diffamations, ou encore de harcèlement médiatique. Une islamophobie "décontractée", selon les mots du recteur, qui imprègne le quotidien de nombreux citoyens français de confession musulmane.
Les mots prononcés ce jour-là dans la cour de la Grande Mosquée de Paris résonnent comme un appel : à la justice, à l’égalité, mais surtout à la reconnaissance. Pour que ce drame ne soit pas une rupture de plus, mais bien, comme l’a dit Chems-Eddine Hafiz, "le ciment de l’unité républicaine".
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