Migrants tunisiens : Pire que morts, portés disparus (5/5)

Italy
AA/Tunis-Palerme/Esma Ben Said
Les vagues, mordantes, continuent de frapper des canots rachitiques. La mer, dans sa nuit glaciale, se complaît à engloutir des âmes qui se comptent (où ne se comptent même plus ?) par milliers, chaque année. Des « numéros » pour les officiels, mais des noms de pères, de frères, de fils et de filles pour des milliers de familles.
D’après l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), sur les 5 386 migrants morts ou disparus sur leur route de l’exil en 2017 dans le monde, 3 119 l’ont été lors de passages en Méditerranée.
Une majorité, mais quand même un chiffre -officiel- probablement sous-estimé si l'on considère les naufragés sans témoins.
Et s'il est en baisse, en comparaison avec 2016 (5 143 morts), il faut garder à l’esprit que le nombre de morts par personnes arrivées est bien plus élevé en 2017 (1,74 % contre 1,41 % en 2016). Donc moins de candidats, certes, mais une traversée encore plus meurtrière que par le passé.
- Le cas de la Tunisie
Peu après les événements de janvier 2011, qui ont vu la chute du régime Ben Ali, quelque 20 mille Tunisiens se sont dirigés vers les côtes italiennes.
La situation d’un grand nombre d’entre eux a été régularisée à la faveur d’un accord signé entre la Tunisie et l’Italie, un accord « gelé » par la suite.
Ce qui n'a pas empêché de nombreuses vagues de migrants de continuer à déferler sur l’île italienne de Lampedusa, proche du littoral tunisien.
Des voyages suscités par un taux de chômage dépassant les 15 %, selon les données officielles, et des perspectives d’avenir peu luisantes.
Lors des traversées, certains sombrent, d’autres rejoignent les côtes indemnes. Mais il existe une autre catégorie de migrants qui a peut être connu le « pire », selon les familles, à savoir, les disparus.
Ceux dont on ignore le sort. Se sont-ils noyés ? Les autorités italiennes ont-elles retrouvé leurs corps ? Sont-ils enterrés sous un simple numéro sur le sol étranger ? Sont-ils encore dans des centres de détention ? Une situation insoutenable pour les familles restées de l’autre côté de la rive.
Malgré les promesses répétées de Rome et de Tunis, un grand nombre de familles restent sans nouvelles de ceux qu’on appelle les « disparus ».
D'après le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), une ONG impliquée de longue date dans le sujet, plus de 500 dossiers en ce sens ont été déposés au ministère tunisien des Affaires étrangères.
Mais, en réalité, ce sont plus de 1.500 Tunisiens qui seraient actuellement portés disparus. Les autorités qui n’évoquent que très rarement la question publiquement, « préfèrent fermer les yeux », condamne l’ONG.
Pour les familles, rien n'est pire, affirme Khadijah dont la fille, Samia, « est partie pour l’Italie avec trois filles et trois garçons, le 23 mars 2015 ».
(Mohamed Mdalla - Anadolu Agency)
Depuis, cette mère qui a pourtant la nationalité française mais que ses enfants n'ont pas obtenu, vit dans l’angoisse.
« On m’a dit au début que ma fille était probablement détenue dans un centre et que cela durerait un mois. Au bout de huit semaines, je n’avais toujours pas de nouvelles », dit-elle. « Des milliers de personnes réussissent à traverser, on sait ce qu’ils deviennent. Mais moi je n’ai pas de chance, j’ignore ce qui lui est arrivé. Je ne peux pas trouver la paix tant que je n’ai pas de ses nouvelles », ajoute-t-elle en pleurs, espérant presque en finir avec le doute pour pouvoir faire son deuil.
Depuis des années, les familles de disparus manifestent, portraits en main de leurs « marins », devant le ministère tunisien des Affaires sociales ou encore l’ambassade d’Italie à Tunis, protestant contre le silence des autorités et scandant, inlassablement, « où sont nos enfants ? ».
Aux questionnements, s’ajoutent la frustration de ne pouvoir partir à la recherche des disparus, en raison des procédures liées aux visas, particulièrement difficiles.
Imed Soltani, fondateur de l’association « La terre pour tous », fustige le silence assourdissant des autorités. Lui-même oncle de deux migrants (Belhassen et Slim Soltani), portés disparus depuis 2011, il se bat pour « faire éclater la vérité ».
« La Méditerranée est devenue un cimetière pour les migrants (…). En tant que Tunisien mais en tant qu’être humain avant tout, je ne peux pas rester sans rien faire face à la tragédie qui se joue en mer méditerranéenne », justifie-t-il.
Ecoeuré par ce qui s’y passe, Imed avoue ne même plus pouvoir manger du poisson, « car celui de la Méditerranée mangent la chair de nos frères et de nos enfants ».
Imed Soltani s’est rendu à de multiples reprises en Italie pour s’enquérir de la situation. Il a également déposé un dossier lié à la disparition de migrants tunisiens au Parlement européen. Mais aujourd’hui, sa mission principale, c'est d’empêcher d’autres jeunes de faire la traversée.
Pour cela, son association propose aussi des activités. « Nous avons dit aux jeunes, vous voulez faire du rap, voici de quoi chanter, vous voulez faire du théâtre, voici où jouer », explique Soltani, convaincu qu’il faut proposer des alternatives pour empêcher les jeunes de se jeter à l'eau.
Les familles, qui ne parviennent pas à faire leur deuil, s’interrogent toujours. Si leurs enfants sont en vie, où se trouvent-ils ? En détention, aux mains de la mafia, ou pire encore, en zones de guerre ?
Personne ne peut répondre aujourd'hui à ces questions.
Certains proches de migrants disparus, qui vivent en Italie, tentent de mener, par leurs moyens propres, des enquêtes. C’est d’ailleurs ce qu’a fait la famille de Atef Jebali, disparu en mer en février 2016, dont le frère Imed, installé en France, a reconnu la photo sur une page Facebook.
Imed s’est rendu en Italie où il, a rencontré la famille de Mohamed, un ami de Atef disparu le même jour. La gendarmerie avait remis les photos et les prélèvements ADN des deux garçons à une cousine de Mohamed qui avait ensuite posté la photo du second garçon sur les réseaux sociaux.
Imed Jebali découvrira ensuite que son frère avait finalement été enterré sous la marque X dans le cimetière de Siculiana, en Sicile.
S’en est alors suivi un combat de longue haleine, notamment juridique, pour pouvoir rapatrier le corps, afin que la famille trouve enfin une certaine paix.
De nombreux migrants, comme Atef, sont enterrés sous la mention «Inconnu», dans différents cimetières italiens, comme celui de Santa Maria dei Rotoli, dominé par le Mont Pellegrino, qui s'étale sur 236 mille mètres carrés et où plusieurs centaines de chapelles familiales sont soigneusement décorées.
(Mohamed Mdalla - Anadolu Agency)
Il faut longuement grimper pour trouver, au milieu de la verdure, des tombes de personnes identifiées, plus loin des sépultures provisoires. Une dizaine de tombes portent la mention « Persona sconosciuta » (personne inconnue). Seule le sexe est précisé, parfois la date du naufrage (mars 2015 par exemple). Sous terre, il y a peut-être des migrants tunisiens, dont les familles pleurent toujours l’absence. Tous l’ignorent. Mais cette dernière demeure, veut rendre une certaine dignité aux disparus. D’ailleurs, à chaque enterrement, une cérémonie funéraire interreligieuse en présence d’un prêtre, d’un imam, et régulièrement de l’archevêque de Palerme, est organisée.
(Mohamed Mdalla - Anadolu Agency)
Pour le maire de Palerme, Leoluca Orlando, fervent défenseur du droit à la mobilité internationale, et auteur de la « Charte de Palerme » (qui propose d’abolir le permis de séjour), ces enterrements, dans la dignité, sont une nécessité et un devoir.
La ville leur doit au moins bien ça, pour « le dernier voyage ».
Ce reportage a pu être réalisé grâce au soutien de OPEN Media Hub avec des fonds fournis par l'Union européenne.