Afrique

Migrants tunisiens : « Joëlle », la 'Bambina' de Lampedusa (2/5)

Esma Ben Said  | 21.02.2018 - Mıse À Jour : 22.02.2018
Migrants tunisiens : « Joëlle », la 'Bambina' de Lampedusa (2/5) (Mohamed Mdalla - Anadolu Agency)

Italy

AA/Palerme/Esma Ben Said

Elle s’appelle Jawaher (bijoux en arabe) mais en Italie, on l’appelle « Joelle ». Elle nous avoue avoir 18 ans, mais prétend en avoir 17 en Italie pour pouvoir profiter des avantages accordés aux mineurs. A son visage poupon lui accorde aisément quelques années de moins.

Jawaher est une des plus jeunes Tunisiennes à avoir traversé la mer Méditerranée et elle n’en est pas peu fière.

Son corps chétif dénote avec son regard vif et ses propos incisifs.

C’est avec une pointe d’excitation qu’elle revient sur une traversée « risquée », mais qui ne lui a « pas fait plus peur que cela ».

« Là d’où je viens, dit-elle, il n y a pas d’avenir. Rien à espérer, ni pour moi, ni pour ma famille. Je n’avais donc rien à perdre », lance, insouciante, l’adolescente originaire du village côtier de Mahrès (300 Km au Sud de Tunis), en arborant un sourire malicieux.

Une histoire aux allures d’aventure

«Un matin, un gars de mon quartier nous a dit qu’il y avait une ‘harga’ (traversée irrégulière) à partir des îles Kerkennah, j’en ai aussitôt parlé à ma mère qui m’a cédé toutes ses économies», rapporte-t-elle.

«Elle voulait même que j’emmène ma grande sœur avec moi, sauf que celle-ci avait trop peur. J’ai donc préparé mes affaires et une heure plus tard j’étais en route pour Kerkennah avec un groupe d’amis. Mais avant d’arriver au lieu de l’embarcation, on a été arrêtés par la police qui a pris l’argent des garçons qu’elle soupçonnait de vouloir traverser », se remémore-t-elle.

«Quant à moi, ils ne m’ont pas fouillé, n’ayant pas de doute sur mes intentions», poursuit l’adolescente le sourire narquois.

« Finalement, nous avons dû rebrousser chemin », ajoute-t-elle.

Ils ne tarderont pas à remettre ça…Autrement.

L’idée d’acheter leur propre « chkaf » (barque vide) est née durant une discussion au café. Le temps de réunir chacun deux mille dinars (680 euros), pour payer la barque et deux moteurs, de mettre vivres et eau dans l’embarcation et les voilà à sauter dans l’eau. 

(Mohamed Mdalla - Anadolu Agency)

« Parmi les neuf garçons, j’étais la seule fille. Notre « chkaf » était vraiment petit et prenait constamment l’eau. On a dû se relayer jour et nuit pour le vider à l’aide de récipients. Et comme si cela ne suffisait pas, la pluie a voulu s’en mêler et au premier moteur de lâcher. On l’a changé de pleine nuit… », se souvient-elle encore.

A-t-elle eu peur ? 

« Pas vraiment, mais les garçons, si », répond-elle non sans une certaine fierté.

Et de continuer : « Il y a ceux qui se sont évanouis, ceux qui vomissaient, ceux qui étaient morts de peur surtout quand on a été pris par la pluie, que le canot prenait l’eau et qu’il n’y avait aucun navire à l’horizon pour nous secourir », a-t-elle renchéri.

Elle marque un temps d’arrêt avant de poursuivre : « Plus on avançait plus mal ça allait. Le trou dans le canot s’est agrandi, et les vagues frappaient de tous les côtés, on essayait de vider l’eau. Les vagues étaient plus élevées que le canot. Un vrai film d’horreur. On priait. Mais je n’avais pas le temps d’avoir peur, je n’ai pas dormi, pas vomi et j’essayais même de rassurer les garçons.»

Le voyage aura duré environ « deux nuits et un jour », entre la côté tunisienne et Lampedusa (près de 146 km). C’est que la barque, dans l’état où elle était, « ne pouvait faire mieux », d’après la jeune fille.

Arrivant finalement sur l’île italienne, le groupe se livre aussitôt à la police.


« Je leur ai tout de suite dit que j’étais mineure. Et comme j’étais la plus jeune des migrantes, et que les agents n’arrivaient pas à prononcer mon prénom, ils m’ont bapitsé la ‘bambina’ (enfant) », évoque-t-elle, dans un rire à gorge déployée.

De sa journée au centre de détention de Lampedusa, elle n’a gardé aucune séquelle. « J’ai été très bien traitée par tout le monde, on me donnait du jus, des confiseries, des vêtements. Franchement, on s’occupait bien de moi, pour m’envoyer ensuite à Palmer. La Sicile… », poursuit-elle.

Par contre, les garçons eux, ont été maintenus au centre, comme tant d’autres qui, coincés depuis parfois de nombreux mois, ignorent quand est-ce qu’ils seront autorisés à en sortir.

Pire, raconte la jeune fille, certains ont été battus par des passants lorsqu’ils se sont aventurés au dehors du centre. Moi, j’ai vraiment eu de la chance », avoue celle qui semble douée pour toujours passer entre les mailles du filet.

A Palerme, Jawaher sera placée dans un centre pour migrants mineurs, comme elle. « Surtout des Nigérians », dit-elle.

Elle y tiendra un mois et demi avant de s’enfuir. « On m’avait promis que j’allais étudier, faire du sport, apprendre l’italien. Mais rien n’a été fait alors que d’autres y ont eu le droit ».

«En fait, je n’ai pas embarquée pour venir manger et dormir. Si c’était le cas, je serais restée en Tunisie », martèle-t-elle.

Depuis quelques semaines, « Joelle », traine à la gare de Palerme, à la « Stazione », comme on l’appelle là-bas.

Sa grande sœur l’a finalement rejoint. « Même si je ne suis pas de nature courageuse comme ma sœur, j’ai tenu à faire la traversée pour la retrouver. Je ne veux pas qu’elle soit seule, dans un pays étranger. A deux nous serons bien plus fortes », commente la jeune femme de 22 ans, qui « ne veut pas dire son nom » par «peur que le gouvernement tunisien ne vienne la chercher».

Aujourd’hui, la situation semble critique, mais les filles prennent leur mal en patience. « C’est vrai que nous n’avons pas d’argent, pas où dormir, mais heureusement nous avons retrouvés d’autres migrants tunisiens qui sont dans la même situation que nous », poursuit l’ainée.

«On passe nos journées et nos nuits ici, sur les bancs, personne ne nous y embête, on partage tout, on mange ensemble, nos compatriotes prennent soin de nous, c’est vraiment nos frères », surenchérit « Joëlle ».

A la « Stazione » les jours et les nuits ont des allures d’histoire sans fin. Au matin l’espoir, au coucher du soleil, la résignation.

«Maintenant, j’attends de trouver une solution, d’aller en France par exemple, pour y finir mes études, si Dieu le veut. Mais bon, pour l’instant, on est là... à la Stazione », lance Jawaher, les yeux rivés sur les panneaux d’affichage des trains.






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