Migrants tunisiens : A âmes perdues, l’horloge n'avance pas (4/5)
- « On n’a rien à perdre quand l’assiette est vide, même plus sa propre vie »

Italy
AA/Tunis/Esma Ben Said
« Je m’appelle Saâd Saâd; ce qui signifie deux fois "bonne étoile". Dans la langue de Shakespeare, cela sonne "Triste Triste". Au fil des semaines, parfois des heures, voire dans l’explosion d’une seconde, ma vérité glisse de l’arabe à l’anglais ; selon que je me sens optimiste ou misérable, je passe de l'espoir à la tristesse.
À la loterie de la naissance, on tire le bon ou le mauvais numéro. Quand on atterrit en Amérique, en Europe, au Japon, on se pose et c’est fini : on naît une fois pour toutes, nul besoin de recommencer. Tandis que lorsqu’on voit le jour en Afrique ou au Moyen-Orient… » (Ulysse from Bagdad, Eric Emmanuel Schmitt).
Ont-ils tiré le bon numéro ? Rien n’est moins sûr pour les migrants tunisiens sortis des centres de détention. Car, même s'ils l’ignorent, la route, est longue et semée d’embûches qui peuvent avoir raison d'eux, y compris des plus vaillants.
Qu’ils quittent Lampedusa ou Trapani, le parcours est toujours le même : rendez-vous à la gare de Palerme, à la « Stazione ».
(Mohamed Mdalla - Anadolu Agency)
C’est de là qu’on prend le bus, ou le train pour Rome, Milan, ou encore Napoli et espérer traverser la frontière, rejoindre la France, l’Allemagne, la Suisse… C’est de Palerme qu’on prend le train pour « la vraie Europe », nous dit-on. Pourtant, Palerme a davantage des allures de purgatoire.
Les regards y sont tantôt mélancoliques, souvent hagards. A la « Stazione », il y a beaucoup d’ « anciens ». De jeunes filles et garçons, des pères de famille, arrivés depuis quelques jours, pour certains, depuis quelques mois pour la plupart.
Les mines sont pâlottes, les joues creusées. Une cigarette tourne entre cinq mains, pour finir sa course, au pied d’un jeune qui ne compte plus depuis quand il est là. Les aiguilles de l’horloge de la gare centrale semblent lourdes. Le temps ne passe pas à la « Stazione »... sauf pour ceux qui ont des amis ou un membre de la famille qui viendra vite les chercher.
Les autres, cigarette après cigarette, attendent la providence. S’ils sont coincés sur place, c’est que, dans la plupart des cas, ils n’ont pas d’argent, aucun moyen de se déplacer. Ils ont tous « grillé » leur laisser-passer mais heureusement, « même la police palermitaine n’ose pas les déranger ».
Certains ont laissé en Tunisie une épouse ou une petite amie, d’autres une mère, un père, un frère, souvent toute une famille, pensant, une fois la traversée effectuée, qu’ils trouveraient de quoi se faire de l’argent et...en abondance.
S'ils sont nombreux à être de l'intérieur, il y a aussi ceux qui viennent de la capitale Tunis. Ils ont traversé « pour l’aventure », comme Imed, qui « s’ennuyait à tenir les murs de son quartier », comme il dit.
« A Tunis, je n’avais aucune chance de trouver du travail bien rémunéré. C’est vrai que je n’étais pas dans la misère, ma mère travaille pour nous nourrir, j’ai où dormir, ma situation est meilleure que d’autres. Mais en Tunisie je sentais que je n’avais aucun avenir. Je sais que je n'aurais pas espéré plus de 400 dinars (130 euros environ), et ce, même si je travaillais toute ma vie comme un forcené. Quelle vie allais-je avoir avec 400 dinars? Vous croyez que j'aurais pu louer un appartement, me marier, avoir des enfants ? », s’interroge le jeune homme âgé de 25 ans.
Emmitouflé dans un blouson, qu’on lui a donné « au centro » (centre de détention, à Lampedusa), Imed poursuit : « Ce qui m’a donné envie de traverser, c’est les vidéos que mes copains diffusaient sur Facebook. Je les voyais avec de nouvelles baskets, des jeans à la mode, bien coiffés, en soirée etc. Je me suis dit pourquoi pas moi ? Alors, j’ai tenté l’aventure ». Imed et son compagnon de l’aventure, Fakhri, dorment à la gare depuis quatre jours.
« Demain, mon oncle arrive, il vient me chercher en voiture. Il vient d’Allemagne, je vais vivre chez lui, il m’a déjà trouvé un travail dans le bâtiment là-bas. On va devenir allemands ! », lance-t-il, non sans sérieux.
Mais si Imed a de la chance, ce n’est pas le cas de Ahmed. originaire du Sud tunisien, fief de la révolution tunisienne.
Le jeune agriculteur en « avait assez de l’injustice », de voir « sa famille souffrir », et voulait « être l’espoir de son entourage ». Mais c’est sans argent qu’il est arrivé en Sicile, pensant pouvoir trouver rapidement un emploi.
« Je n’avais pas vraiment réfléchi à ce que j'allais faire une fois arrivé en Italie. Je voulais juste y parvenir, c’est tout ce qui comptait pour moi. Je me disais, une fois sur place, j’improviserai... », explique le jeune homme, qui dort à la gare depuis plusieurs semaines.
« Mais la réalité m’a vite rattrapée. En arrivant ici, je me suis rendu compte que ça n’allait pas être simple. Je n’ai pas d’argent, on m’a volé mon téléphone dès la première nuit, je trouve à peine de quoi manger, même pour aller aux toilettes (de la gare) je dois payer (un euro)….! C’est vraiment la galère », confie le jeune homme 24 ans à peine.
« Pourtant moi, je suis prêt à travailler dans n’importe quel secteur ! On m’a parlé de cueillette dans un village du sud de la Sicile. Un ami à moi avait fait, il y a quelques temps, la récolte des olives. J’aimerais le faire aussi, j’aime travailler la terre, mais même pour ça, il faudrait que je puisse d'abord payer le bus ou le train… J'ignore comment franchir cette première étape… », poursuit-il.
« Depuis quelques temps, je me dis que cette traversée était vraiment une erreur… Malheureux pour malheureux, autant le vivre dans son pays », ajoute Imed qui aimerait bien rentrer. « Mais même ça, c’est impossible ! », dit-il en riant.
« Il y a quelques jours, je suis allé au Consulat de Tunisie pour leur demander de me renvoyer au pays. Ils m’ont répondu : "de la même manière que tu es venu ici, tu en rentres". C’est pour ça qu'il est coincé depuis tout ce temps à Palerme. « Je ne vois aucune issue », reprend le jeune homme, l’air grave.
D’autres, comme Ahmed, avouent à demi-mots leurs regrets et qu'ils ne « s’attendaient pas à ça ».
« Ça », c’est non seulement ne pas pouvoir sortir de Palerme pour tous ceux qui n’ont pas de famille, ou au moins « 90 euros pour monter à Rome », mais ne pas pouvoir rentrer non plus.
« Ça », c’est aussi, avoir à peine de quoi se sustenter. « Heureusement, des fidèles de l’Eglise nous apportent chaque soir un sac avec de quoi manger et une petite bouteille d’eau. On ne se nourrit qu’une fois par jour, alors on est vraiment touché par leurs actions », explique Said, la quarantaine, sur place depuis trois mois.
Le plus dur pour les migrants, c’est de dormir la nuit. Si certains ont réussi à se faire des amis italiens chez qui ils passent la nuit de temps en temps, comme c’est le cas de Fakher, d’autres en revanche, sont obligés d’errer le long des rails, pendant des heures interminables ou de dormir dans des trains hors service, en cachette de la police.
(Mohamed Mdalla - Anadolu Agency)
Des papiers journaux servent de couches. Les toilettes font office de petites salles de bain pour les plus coquets, où traînent mousse à raser, savon, et brosses à dents.
Certains wagons, en revanche, sont envahis par une odeur d'excréments, la plupart des migrants n’ayant même pas accès aux toilettes publiques.
(Mohamed Mdalla - Anadolu Agency)
Dans tous les trains, un froid glacial empêche les « clandestins » de dormir paisiblement. A peine le jour levé, plusieurs se laveront à l’eau froide, grâce un robinet découvert entre les rails.
« Il est important de rester toujours propre et présentable », lance l’un d'entre eux..
Une fois la toilette improvisée, jeunes et moins jeunes se réuniront à nouveau devant l’horloge de la gare centrale aux aiguilles qui traînent les minutes, espérant, qu’"aujourd’hui" sera leur jour de chance.