Et si «la Baguette française» devenait africaine grâce au manioc?

Tunisia
AA/Tunis/Esma Ben Said avec la contribution de Mahamat Ramadane et Issiaka N'Guessan
Sa forme longiligne (50 à 60 cm), son poids-plume (environ 200 grammes), sa peau dorée et croustillante, sa mie blanche et tendre…
Elle peut-être «flûte» ou «ficelle», «banette» ou «déjeunette»…Et elle est typiquement française ! (ou viennoise, nul ne le sait vraiment).
Quoiqu’il en soit, aujourd’hui, ce symbole parisien, à gagner ses lettres de noblesse à travers le monde, y compris en Afrique subsaharienne où il est très prisé.
En effet, ces dernières années, l’émergence d’une « classe moyenne » (34% des quelque 1,1 milliard d’Africains, aujourd’hui, et qui devrait atteindre 42% d’ici 2060, d’après la Banque Africaine de développement), la croissance démographique exponentielle (multiplié par 2 en 30 ans, selon le Population Reference Bureau (PRB)) et l’évolution socio-économique associée à l’urbanisation, se sont accompagnées d’une transformation des habitudes alimentaires dont une consommation accrue de pain, jusque-là réservée aux classes aisées, souligne Jules Mbaïtésem, expert au Centre tchadien de contrôle qualité des denrées alimentaires, joint par Anadolu.
«Au Tchad, le pain, est désormais le troisième aliment le plus consommé par les Tchadiens dans les centres urbains et semi-urbains après la boule (repas local) et la viande. Rien que dans la capitale N’Djamena, on consomme, en moyenne, plus de 2 millions de baguettes par jour, soit environ, 10 baguettes par famille», dit-il.
De même, en Côte d’Ivoire, tous aiment «la française pour sa qualité». «La baguette française est croustillante et facile à conserver. Chaque soir j’en achète au moins cinq pour la maisonnée à 150f CFA (-1 USD) l’une », lance Ousmane Bakayoko, un juge rencontré par Anadolu dans les rues d’Abidjan.
« C’est la meilleure », assure Alexandra NGuessan, rencontrée à la sortie d’une boulangerie de la capitale ivoirienne, trois baguettes à la main.
Désormais, de Kinshasa à Abidjan, en passant par Dakar ou encore Lomé, on s’arrache la baguette.
Pour fabriquer du pain, il faut du blé. Le changement des modes de consommation a donc, inéluctablement entrainé une explosion de la demande en blé, dans la sous-région, qui importe bien plus qu’elle ne produit, selon différents rapports.
Les pays africains sont ainsi les plus grands importateurs mondiaux de blé, avec plus de 45 millions de tonnes en 2013, ce qui représente environ 15 milliards USD, pour l’ensemble du continent, selon un rapport de la Banque Africaine de Développement (BAD) daté du 14 octobre 2015.
Pour l’Afrique subsaharienne seule, les importations de blés représentent pas moins de 23 millions de tonnes en 2015 contre 21 millions en 2014 et 18 millions en 2012 et devraient connaitre une croissance de plus de 30% d’ici 2020, d’après de récentes projections du département américain de l’Agriculture.
La productivité moyenne en Afrique subsaharienne fait, quant à elle, pâle figure puisqu’elle ne dépasse pas les 1,68 tonne/ha (avec variation de 0,7 tonne/ha au Burundi à 3,4 tonnes/ha au Mali), soit environ 50 % de moins que la moyenne mondiale, (3.3 tonnes/ha), d’après des données publiées par le Centre international des céréales.
L’Afrique subsaharienne importe le blé principalement utilisé dans la fabrication du pain aussi bien des pays africains producteurs (Égypte, Éthiopie, Maroc, Algérie ou Kenya) que des Etats-Unis et de l’Union européenne.
En 2014, 19% des exportations de blé français ont abouti au marché de l’Afrique subsaharienne, notamment le Sénégal, le Cameroun et la Côte d’Ivoire, selon des média français.
Les grandes enseignes boulangères françaises telles que « Paul » ou « Brioche Dorée », envahissent d’ailleurs ces dernières années les capitales africaines, à l’instar de Dakar et Abidjan.
Pourtant, l’Afrique pourrait tout à fait se passer d’un si fort taux d’importation, et davantage développer la culture du blé sur ses propres terres et ainsi fabriquer son propre pain 100% africain, alerte Modalbaye Ténébaye, Professeur d’économie à l'université de Moundou, au Tchad.
La sous-région possède, en effet, des terres propices à la production de blé, de façon rentable et sans irrigation, étant donné les conditions de précipitations (rapport publié en 2012 par le Centre international d'amélioration du maïs et du blé, une ONG basée à Mexico).
Mais pour produire, la région doit investir davantage dans l’infrastructure, l’appui technique, les variétés améliorées de blé, ou encore, le développement de chaînes de valeurs, conseille le Centre international pour l’amélioration du maïs et du blé (CIMMYT).
Autre solution, selon les experts, utiliser la farine de manioc (racine tubéreuse, aliment de base en Afrique) en remplacement de la farine de blé dans la confection du pain, comme cela a déjà été testé au Nigéria.
En 2011,le ministre nigérian de l’Agriculture de l’époque, Akinwumi Adeshina, actuellement président de la BAD, qui qualifiait les dépenses d’ importation de blés «d’inacceptables», avait lancé l’utilisation de la farine de manioc dans la fabrication du pain.
L’utilisation de la farine de manioc par les boulangers avait effectivement entrainé la baisse du prix du pain de 40% dès 2014, selon les données d’Abouja.
Une solution qui se tient parfaitement, puisque l’Afrique produit près de 47% (81 millions de tonnes) de la production de manioc mondial.
Le Nigéria assure à lui seul plus du tiers de la production d'Afrique, soit environ 45 millions de tonnes par an et il est de loin le premier producteur mondial, suivi par la République Démocratique du Congo (RDC) (15 millions de tonnes) et l'Angola et le Ghana (12 millions chacun), et du Mozambique (9 millions) d’après l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).
Cependant, «dans les villes, les ménages et mêmes les boulangers sont devenus tellement dépendants du goût de la baguette classique, qu’il faudra au préalable réadapter leur palais», pour qu’ils acceptent cette mesure pourtant salvatrice de leur continent, souligne l’économiste Ténébaye.