Immigration turque en France: Entre permanence et spécificité
- Sociologues et anthropologues évoquent une distance culturelle maintenue par les ressortissants turcs vis-à-vis de la société française, et vont jusqu’à parler de "repli identitaire".

France
AA/ Paris/ Şerafettin Kaygısız
Si le début de l'immigration turque en France remonte aux années 1970, les premiers flux migratoires vers d'autres pays en Europe, notamment l'Allemagne, remonte à plus loin encore, soit vers le milieu des années 1950.
Cependant les vraies vagues de migration que connait l’Europe occidentale,sont amorcées depuis la signature des conventions bilatérales inter-étatiques et des accords conclus entre Ankara et la CEE en 1963. Cette initiative va permettre à des centaines de milliers de primo-migrants Turcs, essentiellement des hommes, de venir s’installer en Europe occidentale et d’y trouver un travail.
Malgré la fermeture des frontières au milieu des années 1970, l’immigration turque, jusque-là motivée par des considérations d’ordre économique, continue à augmenter, notamment pour des considérations sociales tel le regroupement familial. Avec le coup d’Etat de 1980 en Turquie, elle sera aussi d’ordre politique avec l’arrivée de nombreux demandeurs d’asile et de réfugiés politiques.
Si nombre de sociologues, anthropologues et experts en mobilité géographiques et flux migratoires n’ont pas manqué de relever les spécificités de l’immigration turque, d’autres font état d’une « exception turque », évoquant la distance culturelle que maintiennent les ressortissants turcs vis-à-vis de la société française, allant même jusqu’à parler de "repli identitaire".
Pour ces observateurs, les immigrés d’origine turque ainsi que les citoyens français issus de l’immigration turque seraient, en comparaison avec les autres communautés immigrées, totalement réfractaires à l’assimilation à la société d’accueil.
S’il est indéniable que les citoyens français issus de l’immigration turque marquent une certaine distance vis-à-vis de la société d'accueil, il n’en est pas moins vrai qu’une approche basée sur un paradigme assimilationniste et normative de la société ne peut saisir pleinement toutes les dimensions socio-historiques et structurelles d’une communauté issue d’une immigration récente, dont la complexité et l’hétérogénéité nécessitent une approche plus globale.
* Un double exode
Rappelons, à ce titre, que nous parlons d’une population issue majoritairement du milieu rural. En effet, à quelques exceptions près, la plupart des migrants turcs sont originaires de l’Anatolie Centrale (Konya, Sivas, Yozgat, etc.). La majorité sont issus d'un milieu paysan avec un niveau d'instruction faible.
Cette caractéristique constitue un obstacle de taille pour l’intégration sociale de la communauté turque.Elle est vécue par les primo-migrants, comme une double rupture : celle avec le monde rural d'une part et celle avec le pays d'origine, de l’autre.
Une situation qui n’est pas de nature à faciliter l’intégration sociale, constitue la trame sur laquelle vont immanquablement se greffer d’autres obstacles structurels.
* Le règne du provisoire
Le caractère essentiellement économique de l’immigration turque dans sa grande majorité et la volonté initiale de rentrer au pays (le fameux mythe du retour) après avoir épargné suffisamment d’économies destinées à être investies dans des acquisitions agricoles et immobilières ont, dès le départ, conditionné chez les migrants turcs une vision éphémère et provisoire de la présence dans la société d’accueil qui, de fait, n’a jamais pu véritablement revêtir un intérêt significatif à leurs yeux. Par conséquent, et au moins pendant deux décennies, la société d’accueil avec toutes ses valeurs et repères, n’a pu constituer le lieu de leurs investissements matériels et affectifs.
* Avènement de l’entre-soi (communautaire)
Par conséquent, une telle vision provisoire de la présence dans la société d’accueil n’allait pas être, au moins pour un certain temps, sans conséquences sur la seconde génération issue de cette immigration turque. En effet, cette dernière hérite d’un environnement « communautaire » caractérisé par un fort maintien des sociabilités familiales.
Le voisinage qui est la plupart du temps un regroupement voire une transposition locale des sociabilités de la région ou du village d’origine (hemşerilik) est, en dehors du travail, le seul environnement social qui, au moins pendant une décennie, permettait de « renouer » avec les compatriotes et maintenir ainsi l’entre-soi. Si l’on y ajoute le fait d’une très forte endogamie dans les pratiques matrimoniales et un refus notoire de la mixité, dont il résulte immanquablement un fort maintien de la langue d’origine dans la pratique quotidienne au détriment du français, on peut comprendre dès lors que l’environnement n’était pas favorable à une intégration « réussie » par l’école.
* Désaffection de l’école et échec scolaire
Ainsi donc, l’échec scolaire qui a longtemps caractérisé les élèves issus de l’immigration turque, découle moins d’une quelconque incapacité qui serait liée à leurs origines ethniques qu’à ce qui a été dit plus haut, à savoir, un environnement socio-historique défavorable qui ne met pas suffisamment en valeur la compétence linguistique. La réussite scolaire elle-même ; la maîtrise de la langue étant un facteur et une ressource incontournables. Réussite d’ailleurs qui, dans la bouche de la plupart des parents de la première génération, ne reste qu’un vœu pieux. Bref, l’école a ainsi longtemps constitué un véritable lieu de désaffection pour les citoyens d’origine turque, notamment de la première génération.
* Tissu associatif et engagement politique
L’école étant le lieu par excellence où le citoyen se forge les compétences communicationnelles nécessaires à un engagement dans le monde associatif ou dans le champ politique, il en découle que le taux de réussite scolaire conditionne de manière déterminante la réussite dans l’action associative ou politique d’une communauté.
Or, le constat est sensiblement similaire. Le tissu associatif est globalement à l’image de la communauté. Exception faite de quelques cas d’engagement en politique, la plupart des associations, pour certaines liées à l’Etat turc, s’inscrivent dans un référentiel quasi-communautaire et dont les membres et acteurs sont largement plus préoccupés par la politique intérieure voire la géopolitique de leur pays d’origine que par celle du pays d’accueil. Et quand bien même il y a engagement dans un cadre plus universaliste pour des causes communes, il s’offre une visibilité sur la place publique, drapé des couleurs du pays d’origine. Au risque, d’ailleurs, de semer la confusion entre cause commune et cause communautaire.
À force de sacrifier le commun sur l’autel du communautaire ne risque-t-on pas, in fine, d’y perdre les deux ?