Tunisie : L'UGTT, du militantisme syndical à l’action politique
- Le mouvement syndical tunisien a toujours eu une place singulière dans la vie politique du pays, jusqu’à contribuer à obtenir, en tant que locomotive du « Quartet du dialogue national », le Prix Nobel de la Paix 2015.

Tunisia
AA / Tunis / Mourad Belhaj
"Jamais unanimité populaire n'aura été aussi forte, jamais cause nationale n'aura été aussi solide et aussi âprement défendue" ! C’est en ces mots que le leader syndicaliste tunisien, Farhat Hached, faisait l’état des lieux sous le « protectorat » français le 18 janvier 1952 date de l'arrestation du leader Habib Bourguiba.
Celui qui tombera plus tard sous les balles de l’organisation terroriste « la Main rouge », s’inscrivait de par son implication dans la lutte pour l’indépendance nationale, dans la lignée de ceux qui, avant lui, jetèrent les bases de l’action syndicale, puis politique dans le pays.
- Mohamed Ali El Hammi, première étincelle de l’action syndicale tunisienne
Considéré comme le premier à avoir jeté les bases d'une structure syndicale en Tunisie, Mohamed Ali El Hammi fut un aventurier s’étant forgé une conscience politique du fait de ses nombreux séjours dans de nombreux pays, de la Libye, à l’Autriche, puis à Istanbul et jusqu’en Allemagne, qui ont eu un profond impact sur sa personnalité, se reflétant ensuite dans ses luttes tant au plan national que social.
C'est à Berlin qu'il a été influencé par les idées de gauche qui connaissaient une grande expansion dans les milieux culturels et estudiantins, du fait de la victoire de la révolution bolchevique en Russie et de la montée de la social-démocratie dans un certain nombre de pays européens.
Ahmed Khaled, auteur du livre « Mohamed Ali El Hammi, Pionnier du Mouvement Syndical en Tunisie » explique : « Quand El Hammi est rentré en Tunisie, son énergie révolutionnaire a orienté la lutte dans une nouvelle direction, faisant sortir le mouvement national de la sphère de la rhétorique menée dans des cercles restreints pour aller au contact des masses, de manière à susciter l'éveil des consciences et à remobiliser les énergies ».
Il a ainsi créé un lien entre les bases populaires et un mouvement national tunisien qui ne s'adressait jusqu'alors qu'à une poignée d'élites éduquées et généralement issues de milieux urbains, ce qui n’a pas manqué de froisser les cadors du parti du Destour, principal protagoniste de la lutte contre le protectorat français.
La rupture qui s’en suit incite Mohamed Ali El Hammi à réfléchir à une nouvelle forme de mobilisation pour la lutte de masse contre le colonialisme, et c’est la grève des dockers tunisiens de 1924 qui lui donnera cette occasion.
Les dockers tunisiens, qui réclamaient notamment l'égalité salariale avec leurs collègues de Marseille, se voient refuser le soutien de la CGT (centrale syndicale française). C’est là que Mohamed Ali El Hammi participe, avec l'aide des communistes, à la création d'un comité de soutien.
La grève suscite une grande panique chez les autorités coloniales, d’autant que le mouvement de grève s’est étendu au reste des ports du pays, marquant ainsi un tournant dans le parcours d'El Hammi qui le pousse à créer, avec son compagnon, Tahar Haddad, une organisation syndicale qu'il baptise, le 3 décembre 1924, "Confédération générale des travailleurs tunisiens" et dont il devient secrétaire général.
De nombreux jeunes résistants et militants le rejoignent, dont des membres du parti communiste et d'autres du parti du Destour, mais la CGTT se retrouve très vite persécutée par les forces coloniales françaises, et quelques semaines seulement après sa création officielle, soit le 25 février 1925, El Hammi et d’autres dirigeants communistes sont arrêtés par les autorités coloniales françaises.
Jugé pour « atteinte à la sécurité intérieure de l'État », son procès expédié en cinq jours le verra condamné, en novembre 1925 à dix ans d’exil !
El Hammi trouvera la mort trois ans plus tard, le 10 mai 1928, alors qu’il se trouvait au Hijaz (actuelle Arabie Saoudite).
- Farhat Hached, ou la naissance d’un « trublion » nommé UGTT
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la victoire des Alliés et la défaite des puissances de l'Axe ont marqué l'avènement d'un nouveau monde propice aux aspirations des pays colonisés, dont la Tunisie, à se libérer du joug de l’occupant.
C'est dans l’optique de cette lutte que, dès 1946, le leader tunisien, Farhat Hached, fondait l'Union générale tunisienne du travail (UGTT), dont il fut élu premier secrétaire général lors d'un congrès tenu dans la médersa Al Khaldounia, première école moderne de Tunisie, fondée à Tunis en 1896.
L’historien et universitaire tunisien, Khlifa Chater, explique que Hached était un « syndicaliste formé dans la praxis européenne, il innove et dérange car il prend conscience de la nécessité de sortir de l’impasse du syndicalisme métropolitain et ouvre de nouveaux horizons(…) Farhat Hached a ainsi joué un rôle important, au cours de cette ère de convergence UGTT/Neo-Destour ».
L'action de l'Union générale tunisienne du travail ne s'est dès lors pas limitée à la défense des droits des travailleurs, s’élevant également contre la colonisation française.
Un an seulement après sa création, une grève générale a été décrétée (août 1947), pour protester contre le refus de satisfaire aux revendications salariales et aux exigences d'amélioration des conditions de vie des ouvriers et des paysans.
Quelque 100 000 ouvriers et paysans ont participé au mouvement dans tout le pays, tandis qu'un rassemblement de protestation était organisé à Sfax, où des milliers de manifestants ont été réprimés par les autorités coloniales, avec un bilan de 29 morts et 150 blessés, dont le leader Habib Achour, qui deviendra plus tard secrétaire général de la Centrale syndicale.
Ces affrontements avec la France se poursuivront jusqu’en 1952, année qui voit la tenue, dans le secret, du quatrième congrès du Parti du Néo-Destour, lequel réclame la fin du protectorat français et l'indépendance de la Tunisie.
Lorsqu’au 18 janvier de cette année le leader du Néo-Destour, Habib Bourguiba, et nombre de cadres du parti sont arrêtés, exilés, ou condamnés à la clandestinité, c’est le secrétaire général de l’UGTT, Farhat Hached, qui se retrouve propulsé à la tête du mouvement national de résistance contre l’occupant.
Évoquant l'histoire de l'UGTT, l'éminent universitaire tunisien, Abdeljelil Temimi, soutient que ces événements ont achevé de convaincre Farhat Hached de la nécessité de mener une lutte armée contre le colonisateur français.
« Lorsque Bourguiba a été exilé à Tabarka en 1952, Hached avait fait sienne la résistance comme méthode et comme ligne de conduite... L'UGTT reflétait véritablement les ambitions d'indépendance du peuple tunisien », écrivait-il en 2009.
Jouissant d’une certaine immunité du fait du soutien de syndicats de plusieurs pays, notamment des Etats Unis, Hached était également directeur-adjoint de la CISL (Confédération internationale des syndicats libres), ce qui lui a donné une relative liberté de mouvement lui permettant d’aller au-devant des masses, dans une Tunisie dont les autorités coloniales françaises commençaient à perdre le contrôle.
L'Etat français décide alors d’éliminer ce leader de fait du mouvement national tunisien et, le 5 décembre 1952, il est assassiné par un commando de « La Main rouge », une organisation terroriste composée de colons français, liée aux services secrets de l’occupant.
L’historienne et universitaire tunisienne spécialiste du Maghreb, Juliette Bessis, décrira ainsi la disparition de Hached : « Ce meurtre de la personnalité la plus populaire auprès des masses tunisiennes secoue le pays en profondeur. Dans les semaines qui suivent, des groupes armés engagent le combat au sud du pays. C'est le déclenchement de la dernière phase du combat qui ne cessera qu'après l'indépendance ».
- L’indépendance de l’UGTT à l’aune de l’indépendance de la Tunisie
Récoltant les fruits de son engagement dans le mouvement d’indépendance, la centrale syndicale s’était vue propulsée au-devant de la scène politique du pays.
En effet, deux de ses membres les plus éminents appartenaient, dès le congrès de Sfax de 1955, au Bureau politique du Néo-Destour, à savoir Abdallah Farhat et Ahmed Tlili.
Signe de la fusion de l’action politique et syndicale au lendemain de l'indépendance, Tlili cumule la vice-présidence de l'Assemblée constituante (chargée de rédiger une Constitution pour la République naissante), et le secrétariat général de l'UGTT (1956 et 1963), dont l’empreinte sur les orientations du gouvernement se fait alors sentir, notamment sur les plans économique et social.
D’autres figures de proue du mouvement syndical feront leur entrée dans le monde de la politique à l’aube de l’indépendance, à l’instar d’Ahmed Ben Salah, passé par cooptation, en 1956, du secrétariat général de l’UGTT au bureau politique du Néo-Destour, ou encore Mahmoud Messadi (secrétaire général de l’UGTT de 1948 à 1953), qui fut le ministre de l'Éducation nationale (1958 – 1968), et qui contribua à mettre en place un système éducatif bilingue d’avant-garde pour l’époque.
Pour Abdeljelil Temimi, l'UGTT était l' « espace national par excellence, (…) qui a vu l'émergence des plus importantes personnalités politiques et intellectuelles du pays ».
Mais les tiraillements entre le Néo-Destour et l’UGTT ne tardent pas à faire surface, dans une Tunisie où le parti unique ne pouvait s’accommoder d’une centrale syndicale de plus en plus puissante, revendiquant son indépendance vis-à-vis du Parti Socialiste Destourien (PSD - nouvelle appellation du Néo-Destour), et se revendiquant comme une force politique de fait.
- L’ « ingérence dans les affaires politiques » ou le « Jeudi Noir » de l’UGTT
Houcine Ben Kaddour, l'une des figures de proue de l'UGTT affirmait en 1977 : « Certains parlent de l'ingérence de l'UGTT dans les affaires politiques. Mais nous sommes fermement convaincus que la vie et les moyens de subsistance des travailleurs sont fortement liés à la politique, car le mot politique a une composante économique et sociale évidente. C'est pourquoi nous estimons que l'UGTT, qui a participé activement à la politique du pays à l'époque coloniale et qui n'a pas seulement lutté pour l'augmentation des salaires et le contrôle des prix, mais aussi pour l'indépendance politique du pays, a aujourd'hui le droit de prendre position sur la politique de redistribution et, le cas échéant, de la remettre en question ».
Les lectures des événements ne sont pas concordantes, mais d’aucuns estiment que, dans le but d’affaiblir l’UGTT, c’est le PSD au pouvoir qui aurait poussé à l’affrontement provoquant les débordements qui ont transformé en tragédie les manifestations connues sous le nom de « événements du Jeudi Noir », un certain 26 janvier 1978.
Ces affrontements violents entre les manifestants, syndicalistes et travailleurs, d'une part, et les forces de police, l'armée et les milices du parti au pouvoir de l'autre ont coûté la vie à des centaines de Tunisiens et fait des milliers de blessés.
Le chaos et la violence qui ont caractérisé ces évènements furent mis en avant pour délégitimer la grève générale à laquelle avait appelé l’UGTT « pour défendre son indépendance et les intérêts des travailleurs », ouvrant la voie à une « purge » au sein de son instance dirigeante.
Condamné à dix ans de travaux forcés, Habib Achour allait être gracié en 1981 par Bourguiba et réintégré à son poste, au gré de l’ « ouverture démocratique » amorcée cette même année et qui verra le PSD conclure un accord électoral avec l’UGTT de Achour pour les élections législatives de novembre 1981, le pouvoir ayant besoin de la « caution syndicale » pour donner une légitimité à cette ouverture démocratique.
Les deux alliés se sont présentés à ces élections sous une même étiquette, remportant la majorité absolue des sièges du Parlement, qui a vu pour la première fois de son histoire, la centrale syndicale constituer un bloc parlementaire de 27 députés sur les 136 sièges que comptait l’assemblée.
- L’UGTT et la « traversée du désert » sous la dictature de Ben Ali
Secrétaire générale adjointe de l'UGTT en 1975, Najet Mizouni passe en revue dans son ouvrage « L'UGTT, moteur de la révolution tunisienne », les heures de gloire, de même que les passages à vide de l’action syndicale en Tunisie.
« Sous Ben Ali, tout le pays a été muselé. Aucun espace n’a échappé à cette mise au pas. De fait, l’UGTT a courbé l’échine, mais elle n’a ni plié ni rompu », explique-t-elle.
Et de renchérir : « Sous la présidence de Ben Ali, l’UGTT va connaître une période des plus sombres de son histoire, non qu’elle ait vu ses luttes réprimées, mais parce qu’elle a été domestiquée par lui. Il semble que la machine de l’histoire syndicale se soit bloquée ».
Ce fut l’ère du secrétaire général Ismail Sahbani, dont la proximité avec le régime a bridé l’action de l’UGTT l’amenant à soutenir l'approche libérale du pouvoir, jusqu’à la privatisation de certains établissements nationaux, au grand dam de sa base.
Pour le syndicaliste et figure de la gauche tunisienne, Salah Zeghidi, « le rôle de ‘contre-pouvoir’ qu’a toujours joué l’UGTT dans les années 1970 et 1980 n’était plus qu’un souvenir. Au contraire, les observateurs notaient que la centrale syndicale se muait progressivement en appendice du pouvoir politique et de son chef ».
Succédant à Sahbani à la tête de l’UGTT en 2000, Abdessalem Jerad, demeurera à son poste jusqu’au déclenchement des événements du 17 décembre 2010, qui allaient mener à la chute du régime. Celui qui fut la dernière personnalité publique à rencontrer le Président Ben Ali avant que ce dernier ne quitte le pouvoir le 14 janvier 2011, n’en était pas moins à la manœuvre lors des évènements de l’époque.
« Les structures régionales et locales de l’UGTT ont, non seulement, encadré et organisé la contestation sociale, mais également lancé la manifestation du vendredi 14 janvier, qui a abouti au départ de Ben Ali. Tous les témoignages recueillis pendant la révolution concordent et confirment la place centrale qu’occupait l’UGTT dans la dynamique révolutionnaire », explique Najet Mizouni.
Et de préciser : « Malgré la position ambivalente de la direction nationale de l’UGTT, la centrale syndicale a été de tous les combats qui ont conduit au départ de Ben Ali et à la révolution du 14 janvier ».
- Du retour sur la scène politique au prix Nobel de la Paix
Malgré son accointance avec le pouvoir avant 2011, l'UGTT s'est imposée comme un acteur central de la scène nationale depuis la chute de Ben Ali et a assumé un rôle de médiation entre les différentes mouvances politiques.
Les élections de 2011 ayant donné un mandat d’un an à l’Assemblée constituante pour doter le pays d’une nouvelle Constitution, le dépassement de ce délai par la troïka au pouvoir - Ennahdha, Congrès pour la République (CPR), Forum démocratique pour le travail et les libertés (Ettakatol) - ne manqua pas de susciter des remous au sein de classe politique, alors que la rue devenait le théâtre de manifestations et de contre-manifestations.
Le nouveau secrétaire général de l’UGTT, Houcine Abbassi, déclarait à ce propos : « Le gouvernement de la Troïka n'a pas respecté la limite de temps convenue pour son existence avant les élections, à savoir un an. Pendant cette période, la nouvelle constitution aurait dû être rédigée et l'État aurait dû passer rapidement de la phase de transition à la phase d'institutions permanentes et de stabilité politique, après la tenue d'élections libres ».
Après l'escalade de la crise politique à l'été 2013, dans le sillage de l'assassinat des figures politiques Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, et des tentatives d’exclusion de certaines mouvances politiques de la scène, l'Union générale tunisienne du travail a décidé de monter au créneau.
Le rôle prépondérant de l'UGTT dans les initiatives visant à surmonter la crise politique l'a exposée à des critiques de toutes parts, notamment de la part des partis politiques.
Certains élus de la troïka ont soutenu que l'UGTT risquait de se muer en acteur partisan à force de se rapprocher des partis politiques de l’opposition, alors que le gouvernement lui reprochait d‘avoir eu recours à la rue comme moyen de pression.
Pour leur part, certaines forces de gauche se sont plaintes que l'UGTT n'a pas fait assez pour défendre les « objectifs révolutionnaires » et a plutôt choisi d'adopter une approche plus consensuelle.
L'UGTT a, quant à elle, rejeté toutes ces accusations, assurant qu’elle ne se transformera pas en parti politique et ne prendra part à aucune élection, d’autant qu’un alignement sur un parti politique aurait menacé son autonomie et sa crédibilité en tant que médiateur sur la scène politique.
Et c’est en tant que médiateur que la centrale syndicale décide de lancer l’initiative de dialogue national. Cette initiative, qui a débuté en octobre 2013, a vu l’UGTT s’allier avec l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (centrale patronale), le Conseil de l'Ordre national des avocats de Tunisie et la Ligue tunisienne des droits de l'homme, lesquels sont désormais désignés comme le « Quartet du dialogue national ».
L’UGTT misait ainsi sur le fait qu’outre le soutien international que cela donnerait à son initiative, cela lui permettrait surtout d’avoir une forte légitimité pour mener ce dialogue au niveau national, en définissant une feuille de route se résumant à nommer un gouvernement de technocrates pour remplacer celui de la troïka, finaliser la rédaction et l’adoption de la Constitution, puis fixer un calendrier pour les élections.
Ayant réussi à sortir le pays de la crise, avec l’adoption d’une Constitution en 2014 et la tenue d’élections législatives et présidentielle la même année, le Quartet se voit décerner le Prix Nobel de la Paix le 9 octobre 2015, « pour sa contribution décisive à la construction d'une démocratie pluraliste en Tunisie dans le sillage de la Révolution de 2011 ».
Kaci Kullmann Five, présidente du comité Nobel norvégien qui a décerné le prix Nobel de la paix, déclarait à propos du Quartet : « Il a permis une alternative politique pacifique à un moment où le pays était au bord de la guerre civile ».
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