Politique

La Tunisie commémore le 9 avril 1938, le massacre des manifestants pacifistes par la France

- Le chercheur en histoire, Hichem Abdessamad, revient sur ce moment inaugural de la lutte de libération de la Tunisie, et sur ses acteurs et ses facteurs, dans une interview accordée à l'Agence Anadolu

Hend Abdessamad  | 09.04.2021 - Mıse À Jour : 10.04.2021
La Tunisie commémore le 9 avril 1938, le massacre des manifestants pacifistes par la France

Tunis

AA/ Tunis/ Hend Abdessamad

A la mémoire de ses martyrs, la Tunisie commémore, vendredi, le 83ème anniversaire des événements du 9 avril 1938, où des émeutes avaient eu lieu entraînant la mort de 22 Tunisiens lors d'une fusillade sanglante, pour réprimer des manifestations qui revendiquaient l'institution d'un parlement au sein de la Tunisie encore sous protectorat français.

Retour sur cette date symbolisant la bravoure de grandes figures qui ont marqué l’histoire de la lutte nationale, avec le chercheur en histoire Hichem Abdessamad, qui met en exergue les facteurs clés du soulèvement, ainsi que ses pionniers qui ont conduit, entre autres, à l'indépendance de la Tunisie.

Quels sont les facteurs déclencheurs de la grande protestation du 9 avril 1938 ?

Les historiens ont l’habitude de distinguer les causes profondes et les facteurs immédiats. Il est évident que le contexte colonial est le théâtre des manifestations patriotiques et de la répression sanglante qui s’en est suivi.

Les événements du 9 avril constituent donc un affrontement entre le "Mouvement national" et les autorités coloniales. On est au lendemain de l’expérience du Front populaire en France, qui avait tenté de desserrer l’emprise coloniale en Tunisie et ailleurs.

Le Néo-Destour a retiré ce qu’il avait appelé le "préjugé favorable" (à la politique du Front populaire en métropole). L’année 1937 a marqué un retournement de la conjoncture politique : un cycle manifestations-répression, mouvements de rue et arrestations-mobilisations populaires contre la répression (en Tunisie mais aussi en Algérie) …

Le "9 avril ", point culminant de ces mobilisations, avait été déclenché, pour simplifier, par l’affaire Ali Belhouane (1909-1958). Le bouillant "leader des jeunes" (zaïm echabab) avait été arrêté à la suite de ses interventions très virulentes contre la Résidence (le "gouvernement" colonial), dont le fameux discours du 8 avril sous les fenêtres de la Résidence et face à plusieurs milliers de manifestants. Et c’est au cours de cette journée qu’avaient été brandis les slogans contre les privilèges coloniaux et pour un "parlement tunisien".

Le lendemain, deuxième attroupement monstre, devant le Tribunal à la Kasbah pour protester contre l’arrestation et le jugement d'Ali Belhouane. Les forces de l’ordre tirent sur la foule ; le bilan est terrible : plus d’une vingtaine de morts, des centaines de blessés, un millier d’arrestations dont les principaux dirigeants du Néo-Destour, à commencer par Habib Bourguiba (qui, souffrant, était alité).

Le 9 avril est un moment inaugural de la lutte de libération. Ou pour être plus précis : il ouvre une nouvelle séquence, populaire et radicale, dans cette lutte.

Qui sont les principaux acteurs de ce soulèvement ?

Il y a les acteurs collectifs et les acteurs individuels. Le principal acteur est bien sûr le Néo-Destour.

Quatre ans après la scission du Vieux Destour, la nouvelle formation dirigée par Mahmoud Materi (1897-1972) et Habib Bourguiba (1903-2000), va définitivement s’imposer comme la principale composante de la lutte anticoloniale.

En face, et après l’embellie (assez timide en fait) du Front populaire en 1936, le protectorat va se raidir de nouveau. Le Résident général Armand Guillon, qui était aux yeux des "nationalistes", un homme de dialogue, sera traité d’incapable par Belhouane. Symptôme, s’il en est, de la radicalisation des deux camps.

Ali Belhouane est la figure de proue du 9 avril. Mais il faut également mentionner le rôle, plus discret mais tout aussi important, de Mongi Slim (1908-1969), dans les mobilisations populaires.

Il faudrait, bien sûr, plus de temps pour faire un "casting" plus détaillé des protagonistes de ce tournant historique. Plus nuancé aussi : le rôle de Mahmoud Materi, ancien président du Néo-Destour, mérite d’être réévalué. La vulgate bourguibienne du Mouvement national a tendance à éclipser beaucoup d’acteurs. Les historiens ont déconstruit cette vulgate. Il faut les lire.

Comment cette mobilisation a-t-elle joué un rôle majeur dans l’indépendance ?

Les journées d’avril ont marqué l’irruption de la figure du peuple dans le combat anticolonial. Et plus particulièrement des couches citadines, de la jeunesse et des femmes. Depuis la stabilisation de l’occupation à la fin du XIXème siècle, la résistance à l’occupant était encadrée par les "intellectuels" réformistes (les héritiers de la Nahdha du XIXème siècle) et les notables beldis.

Le Néo-Destour emmené par le "Combattant suprême" (comme Bourguiba se fera appeler par la suite) a "modernisé" la lutte anticoloniale par la mobilisation de la "rue" dans les villes et du peuple profond de l’Intérieur. Après 1938, le mouvement national est devenu un mouvement populaire : voilà sans doute le rôle majeur des journées d’avril.

Durant ces journées, le mot "indépendance" n’est pas prononcé (pour cela il faudra attendre la "nuit du destin" (Laylat al-Qadr) de l'année 1946. Mais la libération du pays est devenue l’horizon du Mouvement national. Le mot d’ordre d’indépendance nationale est devenue un non-dit assourdissant.

Quels sont les enseignements à retenir du 9 avril 1938 afin d’inspirer la Tunisie d’aujourd’hui ?

Il faut se garder d’une surinterprétation des moments symboliques dans la mémoire nationale. Mais comment réprimer le sentiment de gâchis lorsqu’on voit la médiocrité vociférante de l’actuelle Assemblée des représentants du peuple, et lorsqu’on sait que "Parlement" était le maître-mot des journées d’avril 1938.

La revendication d’une représentation parlementaire tunisienne a été un jalon dans la longue lutte constitutionnelle, qui est l’ancrage juridique du processus séculaire de formation de la conscience nationale et de la culture démocratique.

La commémoration de cette journée des martyrs doit servir pour renforcer cette culture démocratique. Quand on voit le sort réservé à la fête de l’indépendance, le 20 mars, on constate qu'on est loin du compte.



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