
AA/ Dakar/ Alioune Badara
« Je vous demande, à vous journalistes, de bien garder ces enregistrements (…) Je préfère prendre ma retraite politique que de cheminer à nouveau avec Macky Sall », assénait Sitor Ndour en 2011 quand il quittait l’opposant Macky Sall pour Abdoulaye Wade alors à la tête du pays.
Cette séquence radiophonique, remise au goût du jour par le ralliement du même Ndour à l’alliance pour la république (APR, le parti de Macky Sall) le samedi 27 mars est assez anecdotique. Elle renseigne avec force détails sur l’aisance qu’ont la plupart des hommes politiques sénégalais à se mouvoir d’un parti à un autre pour des desseins pas appréciés du grand public.
« Chez nous, quand le décret présidentiel et les fonds spéciaux changent de camps, les hommes et les femmes du pouvoir vaincu retournent immédiatement leurs vestes et rejoignent sans vergogne les nouvelles prairies », analyse le politologue Mody Niang pour qui la pratique a « malencontreusement » propulsé le Sénégal dans Le Larousse.
« Le substantif ‘transhumant’ à la sénégalaise figure dans Le Petit Larousse illustré (2012) où on lit : ‘Adjectif, qui effectue une transhumance ; *nom, Sénégal, personne qui quitte son parti d’origine pour adhérer à un autre’ », fait savoir le politologue, dans une déclaration à Anadolu.
La pratique, à l’échelle où elle se fait est ,selon Niang, une spécificité bien sénégalaise. « Quand le parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) a été déposé en décembre 1999, les grands ténors lui sont restés fidèles, à l’exception notable de Laurent Dona Fologo. De même, quand Laurent Gbagbo a été chassé du pouvoir (…) aucun des principaux responsables du front populaire ivoirien (FPI) n’a rejoint le président Ouattara. En tout cas pas à ma connaissance», relève encore le politologue.
A en croire l’historien Ousmane Dione, la pratique de la transhumance dans le monde politique sénégalais date de quelques dizaines d'années. « Le premier fait d’armes remonte à 1982, avec le ralliement de 8 députés du parti démocratique sénégalais (PDS) au parti socialiste (PS) du président Abdou Diouf », explique Dione à Anadolu.
Le phénomène s’est ensuite amplifié avec l’arrivée d’Abdoulaye Wade en 2000 à la tête de l’Etat. « Plus de cinquante dignitaires de l’ancien régime dont d’anciens ministres tels André Sonko, Alassane Dialy Ndiaye, Abdourakhmane Sow ont quitté le PS pour cheminer avec Wade qui a grandement contribué à la banalisation de la transhumance», argumente l’homme d’histoire.
Pendant la campagne électorale de 2012, le candidat Macky Sall dénonçait la transhumance qui à ses yeux était « une pathologie gangrénant notre système politique ». Aujourd’hui à la tête de l’Etat, il a grandement ouvert ses portes aux transhumants. Les anciens ministres et responsables du PDS Bécaye Diop, Innocence Ntab Ndiaye, Awa Ndiaye demeurant en tête d’une liste non exhaustive révélatrice de la persistance de cette pratique.
La tendance en vogue pour adoucir la transhumance est la création d’un mouvement de circonstance au sortir d’une fraîche démission avant de le fondre dans le parti présidentiel. Un mode opératoire dont se sont servis Sitor Ndour, Abdou Fall.
La transhumance n’est, du reste, pas toujours appréciée chez le commun des Sénégalais qui ne manque pas de manifester sa grande désapprobation. Voulant qualifier les hommes politiques sénégalais, Samba Ndoye, un jeune étudiant, n’y va pas par le dos de la cuillère. « Un bétail en quête de prébendes, migrant au gré de leurs propres intérêts », caricature le jeune étudiant frustré par les fréquents retournements de veste qu’effectuent les hommes politiques.
La transhumance est un phénomène complexe, est d’avis Seydou Fall, un observateur de la scène politique, dans une déclaration à Anadolu. « Un parti politique ne peut pas fermer ses portes à de nouveaux adhérents car la massification est une volonté pour tout parti ambitieux qui prépare des élections », tempère Fall qui estime que « chacun a le droit de changer d’opinion ».
Toutefois prévient-il « la transhumance de grands responsables n’est pas un gage sûr pour une victoire à l’élection présidentielle ». Un point de vue auquel adhère le porte-parole du PDS, un parti qui a eu à vivre doublement la transhumance. Pour Babacar Gaye en effet, « si les états-majors politiques ne combattent pas la transhumance en décourageant ceux qui tentent de souiller la pratique politique, les citoyens s'en chargeront eux-mêmes en sanctionnant négativement ceux qui l'encouragent ou en bénéficient.»
La ruée vers le camp présidentiel devient de plus en plus agressive au grand bonheur des partisans de l’Apr travaillant à une victoire de Macky Sall au premier tour de la prochaine présidentielle. Entretemps, l’Apr grossira davantage du fait de la pratique, mais sera-ce décisif pour réélire Sall ? En tout cas, Wade en avait grandement bénéficié en dépit d’une cuisante défaite en 2012.