"La laïcité est instrumentalisée par les tenants d’une xénophobie et d’un racisme institutionnels"

Tunis
AA/France/Safa Bannani
Mehmet Saygin est juriste et politologue, spécialiste belge en droit public, en droit du travail et de la laïcité. L'auteur du livre: “La laïcité dans l’ordre constitutionnel belge” a accordé une interview à Anadolu, dont voici le texte.
Anadolu (AA) : Dans votre livre : “La laïcité dans l’ordre constitutionnel belge”, vous partez du principe que la Belgique est un État plus laïque que la France. En quoi est-ce le cas ?
Mehmet Saygin (MS) : La France affirme ne pas reconnaître ni subventionner les cultes. En réalité, elle fait les deux. La loi “Debré” de 1959 permet à l’enseignement privé sous contrat - quasi exclusivement catholique - d’obtenir des subsides de l’Etat. L’Etat entretient à titre gratuit des lieux de culte d’avant la loi de 1905. A noter qu’en Alsace-Moselle, ce n’est même plus la laïcité qui s’applique, mais le Concordat de 1801 conclu entre Bonaparte et le Pape Pie VII qui reconnaît et finance seulement quatre cultes : les cultes catholique, israélite, protestant luthérien et protestant réformé.
De son côté, la Belgique assume son système de reconnaissance et de subventionnement. De surcroît, elle reconnaît une plus grande pluralité de cultes puisque six « plus un » cultes sont reconnus et financés : les cultes catholique, israélite, protestant, anglican, orthodoxe, islamique et une “conviction philosophique non-confessionnelle” qui s’apparente à l’athéisme. Ajoutons que les bases de la reconnaissance du bouddhisme ont été jetées en 2008 et qu’elle est en route. Les règles du jeu de l’Etat Belge sont plus claires s’agissant de la laïcité.
Par ailleurs, de façon générale, la Belgique est plus respectueuse de la liberté religieuse, notamment de son exercice public. Par exemple, on y trouve moins d'entraves à la liberté de porter un signe convictionnel, même s'il y en a aussi.
AA : Pourriez-vous nous expliquer la différence entre la laïcité telle qu’elle est conçue en Belgique et celle de la France ?
MS : La spécificité belge se fonde sur le contexte dans lequel l’Etat belge est né, à savoir une union entre catholiques et libéraux face à la domination néerlandaise, tandis que la laïcité à la française est née d’une rupture douloureuse avec l’Eglise catholique.
Ce qu’il est important de comprendre, c’est que, contrairement à une idée fort répandue, la reconnaissance et le financement des cultes ne sont pas, en soi, contraires au principe de laïcité. La “séparation” entre l’Etat et les églises n’implique pas nécessairement que l’Etat ne puisse reconnaître et financer des cultes. Elle implique que, sous prétexte de reconnaissance et de financement, l’Etat ne s’ingère pas dans le fonctionnement des institutions religieuses. L’inverse est vrai aussi : les institutions religieuses ne doivent pas s’ingérer dans le fonctionnement des institutions publiques. En ce sens, il faudrait plutôt parler de “non-ingérence réciproque” entre l’Etat et les Églises. Tant que ce principe est observé, la laïcité est garantie.
AA : Quelles influences ont les débats français sur la question de la laïcité en Belgique?
MS : J’observe en France une inexorable régression des libertés fondamentales, rythmée par des débats publics populistes. L’influence négative sur la Belgique francophone n’est pas négligeable. De la question du port de signes convictionnels à l’école publique aux ingérences dans le fonctionnement du culte islamique, en passant par le port du voile intégral dans l’espace public, le cas absurde du port du “burkini” à la plage, ou encore, récemment, l’introduction en catimini d’une disposition dans la loi “El Khomri” (modifiant le code du travail) qui ouvre la voie à l’interdiction du port de signes convictionnels dans les entreprises privées, ces débats rejaillissent quasi automatiquement sur la Belgique, et pas dans un sens favorable aux droits fondamentaux.
AA : Quelle est votre lecture de la laïcité (et ses répercussions) telle qu’elle est pratiquée et défendue en France, surtout depuis la fameuse loi de 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques ?
MS : En France, il faut distinguer la laïcité telle que prévue par la loi de 1905 et la “laïcité” telle qu’elle est appliquée, en particulier depuis la loi de 2004 (Ndlr, interdisant aux élèves le port de signes religieux à l’école). Cette dernière marque une rupture avec toute la philosophie de la loi de 1905, qui, bien que basée sur l’idée de séparation, n’en était pas moins une loi de liberté. De nos jours, ce qui est appliqué en France, c’est davantage de l'anti-religiosité et même une anti-religiosité à géométrie variable puisque visant avant tout l’Islam et les musulman-e-s, les autres n’étant “que” des victimes collatérales. Par ailleurs, la laïcité est instrumentalisée par les tenants d’une xénophobie et d’un racisme institutionnels. Il faut le dire clairement et déconstruire cette posture, seule façon de réaffirmer la laïcité en tant que bien commun.
AA : Le principe de la laïcité n’est pas inscrit formellement dans la constitution belge. Quels risques constatez-vous à la constitutionnalisation de ce principe ?
MS : La laïcité est un plat composé d’une série d’ingrédients : l’égalité, la non-discrimination, la liberté (notamment religieuse) et la non-ingérence réciproque entre l’Etat et les églises. A partir du moment où un Etat consacre dans sa Constitution ces principes, il est - fût-ce imparfaitement - laïque, comme la France et la Belgique. D’ailleurs, le mot démocratie ne figure pas dans la Constitution belge, ce qui ne l’empêche pas d’être une démocratie - certes très imparfaite, comme toutes les démocraties.
Si sur le principe, il n’y a aucun problème dans l’inscription du mot “laïcité” dans la Constitution, il est en revanche interpellant de constater que, pour certains, cette inscription, rime avec interdiction du port de signes convictionnels et ingérence dans le fonctionnement des institutions religieuses. S’il n’est pas bien compris, ce principe peut faire l’objet d’applications totalement incohérentes. Le risque, c’est donc de dénaturer le principe de laïcité et de l’instrumentaliser dans l’optique de politiques discriminatoires et attentatoires aux droits et libertés fondamentaux. Il revient à tous les laïques, croyants ou athées, de s’y opposer.