
AA/Tunis/Safwene Grira - Yaoundé - Anne Mireille Nezouanko - Dakar - Yazid Bamsé
Le sommet de Paris, tenu samedi 17 mai avec la participation de cinq pays africains et des représentants américains, britanniques et de l'Union Européenne, consacre la France comme "le chef d'orchestre" d'une alliance régionale et internationale contre le groupe armé de Boko Haram, selon des experts africains interviewés par Anadolu.
Dans le cadre d'une stratégie régionale contre Boko Haram, les conclusions finales du sommet parisien ont prévu cinq mesures: des patrouilles coordonnées, un système de partage du renseignement, des mécanismes d’échanges d’information sur les trafics d’armes, des mesures de sécurisation des stocks des armées, des mécanismes de surveillance des frontières et la créatrion d'une cellule de fusion du renseignement.
Une politique de coopération régionale est ainsi prévue, facilitée par Paris qui joue, selon Babacar Justin Ndiaye, journaliste et analyste politique, un rôle de "rapprochement" entre le Nigéria et le Cameroun, deux pays conviés au sommet de Paris, et concernés au premier chef par les activités du groupe armé et dont les relations sont "empreintes de méfiances" liés à de précédents différends territoriaux.
"Les deux pays ont eu des tensions dans un passé récent avec l’affaire de la presqu’ile de Bakassi où les deux armées se sont affrontées dans les années 90. Ce problème a été résolu par les Nations Unies. Mais cela a laissé des séquelles et les relations entre les deux payés sont empreintes de méfiance." rappelle Ndiaye dans une déclaration à Anadolu "Maintenant, Boko haram sévit aussi bien au Nigéria qu’au Cameroun, et la France a été victime de ses agissements avec un prêtre et des touristes français enlevés. Donc la France est motivée pour les rapprocher parce que ses intérêts."
Bien qu'elle n'opère, a priori, qu'en "chef d'orchestre" articulant la coopération régionale, la France pourrait, selon cet analyste sénégalais, s'engager plus directement dans la lutte contre ce groupe armé, nonobstant les déclarations de l'Elysée qui semblent écarter la voie militaire.
"Qu’est ce qu’on appelle non intervention militaire ? Le président Hollande a été précis, il a dit : ‘’Nous n’enverrons pas des troupes’’, mais la présence militaire est déjà là à travers les bases au Mali, au Sénégal, Ndjamena." souligne l'analyste sénégalais "La France peut ne pas envoyer des troupes au sol, mais elle a des drones, des avions de reconnaissance, elle fait du renseignement militaire, etc. Donc, elle intervient, maintenant, c’est la dimension infanterie dont on parle ; envoyer des jeunes français de 20 ans pour aller mourir au Nigéria pour les nègres, c’est ‘’non’’ pour la France."
Le sommet africain de Paris est intervenu une semaine après une tournée ouest-africaine (Côte d'Ivoire-Sénégal-Mauritanie) du ministre de la défense français, Jean-Yves le Drian, à l'occasion de laquelle il a affiné les grandes lignes de la nouvelle stratégie française en Afrique, exposée à Washington dès janvier dernier, dans une allocution prononcée devant le Centre des Etudes Stratégiques et Internationales (CSIS). Une approche plus globalisée et systémique, qui semble avec ce sommet, s'étendre au-delà des limites des zones d'influence traditionnelles, selon Babacar Justin Ndiaye.
"La France est aujourd’hui la cheville ouvrière de tout ce qui est action opérationnelle et sécuritaire de toute la bande saharo-sahélienne." déclare Ndiaye "C’est l’occasion aussi de noter qu’on sort du pré carré, parce que le Nigeria est un pays anglophone. La France est en train de prendre en charge simultanément deux parties du continent : l’Afrique occidentale et l’Afrique centrale".
Pour la chercheuse au Centre Ahram pour les Etudes politiques et stratégiques, Amira Abdelhalim, la présence de pays relevant du pré carré traditionnel de la France, est venue "conforter les prétentions françaises dans la prise en charge du dossier de Boko Haram".
Réunis samedi à l'Elysée autour du Président français François Hollande, les présidents nigérian, tchadien, camerounais, nigérien et béninois se sont mis d'accord sur un plan d'action contre le groupe armé de Boko Hara, pris pour cible, depuis l'enlèvement de plus de 200 lycéennes nigérianes en avril dernier, d'une campagne internationale.
"Le Nigéria est une ancienne colonie britannique et ne fait pas, historiquement parlant, partie de ce qui est convenu d'appeler la chasse-gardée française en Afrique. Le Nigéria conserve des liens militaires avec la Grande Bretagne. Avec les Etats-Unis, ce sont des intérêts stratégiques vitaux puisque 8% des besoins américains en pétrle proviennent du Nigéria." déclare la chercheuse à Anadolu "C'est pour cette raison que l'on a vu ces deux pays, les Etats Unis et la Grande Bretagne, présents à la réunion à Paris. C'est la raison pour laquelle aussi, la France a convié à ce mini-sommet d'autres pays comme le Bénin, avec lesquels elle conserve des liens stratégiques forts. ça permet à la France de légitimer cette réunion et de justifier ses prétentions sur le dossier Boko Haram "
Cette prise en charge française du dossier Boko Haram que consacre le sommet, dans un pays échappant à sa sphère d'influence traditionnelle, selon ces experts, n'est pas, pour autant, pour contrarier la Grande Bretagne ni les Etats-Unis d'Amérique.
"Les Etats Unis ont toujours été présents en Afrique. Il y a une sorte de coopération entre la France et les USA, car depuis la Guerre froide, la France est le sous-gendarme des USA en Afrique francophone parce qu’elle connaît mieux les zones. Il n’y pas de compétition. Par exemple, il y a des drones américains basés au Niger qui survolent le Nord Mali. Donc l’implication des Etats-Unis est là, même si c’est à une échelle moindre que la France."
Revenant sur les ingérences supposées des grandes puissances, le politologue et écrivain camerounais Shanda Tonme, aurait "mieux vu", aux fins d'éluder "les accusations d'impérialisme " un autre pays acceuillir ce sommet.
" Des manquements importants de nature à susciter des critiques légitimes sont apparus au grand jour." estime Tonme "Le plus important de ces manquements est le choix de Paris pour tenir la rencontre. Il nous semble qu’à ce niveau, le président français a manqué de jugement, de sagesse et de vigilance. Abuja, Yaoundé, et N’Djamena, capitales de la ligne de front, ou à défaut Addis-Abeba, siège de l’UA et première capitale diplomatique continentale, étaient plus indiquées afin d’éviter les accusations récurrentes d’impérialisme, de recolonisation et de subordination chronique des dirigeants africains."
Néanmoins, quel que soit le lieu du sommet, sa tenue aura pour conséquence de resserrer davantage "l'étau international autour de Boko Haram" selon la chercheuse égyptienne, ce qui poussera ce groupe armé "vers davantage de radicalisation".
"Ce sommet international choisissant la voie de l'affrontement avec Boko Haram, tout comme l'inscription de ce groupe, dès novembre 2013, sur la liste américaine des "organisations terroristes étrangères" ne fera que radicaliser davantage ses actions. C'est ce qui s'était passé avec les Shebabs somaliens." rappelle Abdelhalim.
"A un certain moment, le président nigérian a essayé la voie du dialogue avec Boko Haram, mais ces tentatives ont malheureusement été vouées à l'échec en raison de souvenirs douloureux des exactions subies par ses membres dans les prisons. Des sympathisants de ces groupes pourraient se trouver dans le nord du pays qui auraient pu contribuer à résorber le conflit en apportant une réponse à certaines de leurs revendications. On s'achemine ainsi vers une radicalisation, et dans ce cas, l'intervention militaire directe sera inévitable", conclut-elle.