Türkİye, Politique

L’Accord d’Ankara de 1921 : La "preuve d’amitié" de la France d’Aristide Briand envers la Turquie d’Atatürk

- Par ce traité, la France n’est officiellement plus ennemie de la Turquie et c'est la première fois qu'une puissance occidentale traite directement avec le gouvernement de la Grande Assemblée Nationale de Turquie, sans passer par le Sultan Mehmed VI

Mourad Belhaj  | 15.11.2021 - Mıse À Jour : 15.11.2021
L’Accord d’Ankara de 1921 : La "preuve d’amitié" de la France d’Aristide Briand envers la Turquie d’Atatürk Source: Compte Twitter de l'Ambassade de France en Turquie

Tunisia


AA / Tunis / Mourad Belhaj

Le 23 décembre 1921, Mustafa Kemal, président de la Grande Assemblée nationale de Turquie, adressait une lettre à Aristide Briand, alors président du Conseil des ministres de la République française, louant "la claire vision et le haut patriotisme qui (le) caractérisent" et grâce auxquelles "l’état anormal des relations de la France et de la Turquie vient de prendre fin par la conclusion de L'Accord d'Angora au plus grand avantage des deux pays."

Le 8 novembre 2021, l’Ambassadeur de France, Hervé Magro, inaugurait, à l'Institut Français de Turquie – Antenne d’Istanbul, l'exposition "L'Accord d'Angora (1921-2021)", marquant le centenaire de l’Accord.

Une copie de cette lettre a été partagée à cette occasion, par "La France en Turquie", compte Twitter de l'Ambassade de France à Ankara. Cette missive d’Atatürk, écrite en langue française, soulignait le tournant dans les relations turco-françaises que fut l’Accord d’Ankara (ou Angora selon l’ancienne appellation), signé le 20 octobre 1921 par le Ministre des Affaires étrangères du gouvernement de la Grande Assemblée nationale de Turquie, Yusuf Kemal Tengirşenk et l’envoyé spécial du gouvernement français, Henry Franklin-Bouillon.



Une série d’évènements ont marqué le centenaire de ce traité.

À Paris, le Centre culturel Anatolie propose une exposition jusqu’au 20 novembre intitulée "Nouveau départ pour l’amitié franco-turque après la Première Guerre mondiale", alors qu’en Turquie, l’Institut français de Turquie a organisé à Ankara deux évènements, dont un colloque intitulé : "L’Accord d’Angora (1921) : contexte, négociations et conséquences", en partenariat avec l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA).

Le centre d'art contemporain Dogan Tasdelen de la municipalité de Cankaya accueille également, depuis le 26 octobre et jusqu’au 23 novembre, une exposition intitulée "L’Accord d’Angora (1921-2021)", où l’on peut consulter des documents inédits issus des archives diplomatiques françaises et turques.

Pièce maitresse de cette exposition, la lettre de Mustafa Kemal Atatürk à Aristide Briand.



- Du Traité de Sèvres à l’Accord d’Ankara

Le Traité de Sèvres, signé le 10 août 1920 entre les forces de l'Entente (principalement la France, l'Italie et le Royaume-Uni) et l'Empire ottoman, après la défaite de ce dernier lors de la Première Guerre mondiale, intervient suite à la fin des hostilités actées par l'armistice de Moudros du 30 octobre 1918.

Ce traité donnait ainsi lieu à la partition de l'Empire ottoman, qui perdait plus de trois quarts de son ancien territoire, dont une partie de l’Anatolie au profit de la France, du Royaume-Uni, de la Grèce et de l'Italie.

La renonciation du Sultan Ottoman aux provinces de la Méditerranée orientale voyait également l’introduction de nouvelles formes de gouvernement, notamment le mandat britannique pour la Palestine et le mandat français pour la Syrie et le Liban.

Les termes du traité et l’occupation du pays par les forces alliées qui contrôlent jusqu’à la capitale, Istanbul, suscitent alors l'hostilité des Turcs et favorisent un véritable sursaut nationaliste autour de la Grande Assemblée nationale, fondée le 23 avril 1920, et présidée par Mustafa Kemal Atatürk.

De toute l'Anatolie, les désabusés du pouvoir central affluent vers Ankara. Cadres, fonctionnaires, anciens députés, généraux et officiers de l’armée Ottomane rejoignant les rangs des Kémalistes, le spectre d’une guerre civile est peu à peu écarté, et l’Armée fondée par la Grande Assemblée nationale sous la houlette de Mustafa Kemal s’engage à libérer l’Anatolie de la présence étrangère.

Au vu des échecs militaires de la Grèce, après les victorieuses batailles d’Inonu (janvier et Avril 1921), les alliés se déclarent officiellement neutres dans le conflit et retirent de facto leur soutien à l'offensive grecque.

Si la France encourage les forces de la Grande Assemblée nationale à continuer la guerre, les Italiens et le gouvernement bolchevique russe (à partir de l'automne 1920) fournissent des armes et de l’or à l'armée kémaliste.

La victoire de Sakarya au 13 septembre 1921 scelle le sort de la guerre contre les grecs, (qui seront finalement boutés hors du territoire turc un an plus tard), et vaudra à Mustafa Kemal le titre de Maréchal et de Gazi (héros vétéran) accordé par La Grande Assemblée nationale.

C’est donc vers le nouveau maitre d’Ankara que le gouvernement français envoie Henry Franklin-Bouillon pour la signature d'un traité qui s’avèrera de la plus haute importance pour les deux parties.

Ce traité, baptisé Accord d’Ankara ou d’Angora constitue une première ! C'est la première fois qu'une puissance occidentale traite directement avec le gouvernement de la Grande Assemblée nationale de Turquie, sans passer par le Sultan Mehmed VI. Mieux encore, par ce traité, la France n’est officiellement plus ennemie de la Turquie et considère de facto le traité de Sèvres comme nul et non avenu.

Hervé Magro, Ambassadeur de France à Ankara, rappelait récemment lors d'une interview accordée à l'Agence Anadolu, "Nos relations remontent au XVIe siècle. Cependant, l'Accord d'Ankara est un point très important car il s'agit de notre premier accord après la Première Guerre mondiale (…) Pour la première fois, un pays occidental ayant combattu la Turquie pendant la Première Guerre mondiale, signait un accord avec les nouvelles autorités turques".


- Lettre à Aristide Briand

L’Ambassadeur de France à Ankara inaugurait, le 8 novembre à l'Institut Français de Turquie – Antenne d’Istanbul, l'exposition "L'Accord d'Angora (1921-2021)", marquant le centenaire de l’Accord. Il était accompagné à cette occasion par la directrice du Centre culturel français de Turquie, Sophie Gauthier.



Lors de l’inauguration de cette même exposition au centre d'art contemporain Dogan Tasdelen de la municipalité de Cankaya, à Ankara, Sophie Gauthier a souligné l'importance de cet évènement en déclarant : "Toutes les photographies et tous les écrits présentés dans l'exposition sont liés au contexte. De 1921, année de la signature de l'Accord d'Ankara, jusqu'en 1926, c'est-à-dire le contexte dans lequel l'accord a été signé, les négociations et leur issue."

Et d’ajouter : "Les documents et les photographies de cette exposition proviennent d'archives diplomatiques turques et françaises pour la plupart inédites. En outre, des fondations publiques et privées et des collectionneurs ont bien voulu mettre leurs archives et leurs collections à notre disposition".

Pour Gauthier, l’une des pièces maîtresses de l'exposition est la lettre adressée par Atatürk à Aristide Briand pour le féliciter à l’occasion de la conclusion de l’Accord.

Document inédit, exposé pour la première fois à Ankara, la lettre du président de la Grande Assemblée nationale de Turquie souligne d’emblée "l’état anormal des relations de la France et de la Turquie vient de prendre fin par la conclusion de l'Accord d'Angora, au plus grand avantage des deux pays."

"Étant donné les sentiments que les Turcs n’ont cessé de nourrir à l’égard de la France malgré les bouleversements politiques de ces dernières années, évènements qu’ils déplorent du reste, Le rétablissement des relations d’amitié entre les deux pays fut accueilli avec une joie générale" par les Turcs, ajoute Atatürk dans sa lettre.

Et de poursuivre : "La Grande Assemblée Nationale, appréciant à sa haute valeur cette preuve d’amitié, et consciente de sa portée réelle, fonde les plus grands espoirs sur cet instrument et ne doute pas qu’il aura le plus heureux effet sur les relations des deux pays".


Sophie Gauthier relevait dans son intervention, que "Mustafa Kemal Pacha rappelle que l'instabilité dans laquelle se débattait l’orient à l’époque a été causée par le traité de Sèvres" !

"Ce traité édifié sur la violence et le profond mépris des droits du Peuple Turc, constituait une trop grande injustice pour n’être pas frappé de caducité dès sa naissance", expliquait Atatürk au président du Conseil français, imputant à "cette condamnation à mort, à cet attentat à leur vie", la volonté des Turcs "de se défendre les armes à la main".


- Deux hommes d’Etat en quête de paix

Si Mustafa Kemal et Aristide Briand venaient à peine de nouer un contact personnel, leurs destins s’étaient auparavant croisés.

Pendant la Grande Guerre, Briand est président du Conseil du 29 octobre 1915 au 12 décembre 1916 et c’est à ce titre qu’il organise l'expédition de Salonique. Le 25 avril 1915, un corps expéditionnaire franco-britannique débarque sur la presqu'île de Canakkale (Gallipoli), à l'entrée du détroit des Dardanelles, en Turquie.

Cette offensive va déboucher sur un fiasco des Alliés, face aux Ottomans entrés en guerre le 1er novembre 1914 aux côtés des Allemands et des Austro-Hongrois.

Le corps expéditionnaire ne réussit pas à franchir la plage, bloqué par les forces ottomanes commandées par le général allemand Otto Liman von Sanders, sous les ordres duquel se distingue le colonel puis général Mustafa Kemal, qui met en échec une deuxième tentative de débarquement en août.

Une guerre mondiale plus tard, le destin du nouveau maitre de la Turquie croise à nouveau celui de l’homme qui fut l'initiateur et le rapporteur de la loi de séparation des Églises et de l'État adoptée en 1905, codifiant la laïcité en France, et qui fut par onze fois président du Conseil sous la Troisième République.

À Aristide Briand qui jouera un rôle essentiel dans les relations internationales après la Première Guerre mondiale, Mustafa Kemal écrivait dans sa lettre du 23 décembre 1921 : "l’entente qui vient si heureusement d’être conclue entre le Gouvernement de la République (française) et le Gouvernement de la Grande Assemblée Nationale (de Turquie), revêt un caractère de la plus haute importance par le fait qu’elle constituera sans nul doute un facteur de paix mondiale"



Et de conclure sa missive en jetant les bases des relations futures : "Nous serons heureux si, d’accord avec le Gouvernement français, nous pourrons aider au rétablissement de la paix et de l’entente entre les Peuples, pour le plus grand avantage du progrès et du bonheur général."

L'apôtre de la paix que fut Aristide Briand jusqu’à son dernier souffle ne pouvait qu’accueillir positivement ces propos qui s’inscrivaient dans la droite ligne de son action d’après-guerre.


Mustafa Kemal, fort de ces avancées diplomatiques et militaires, s’affairait à libérer son pays de l’emprise étrangère, dans la perspective d’une paix durable dans cette partie du monde ébranlée par la guerre. L’Accord d’Ankara de 1921, puis l'armistice de Mudanya d’octobre 1922, ouvraient ainsi la voix au traité ultime qui précisera les frontières de la Turquie issue de l'Empire ottoman : Le traité de Lausanne, signé le 24 juillet 1923 au Palais de Rumine à Lausanne en Suisse.

Briand, qui appuya la Société des Nations (SDN - remplacée en 1945 par l’Organisation des Nations unies), œuvra de son côté à bâtir une paix durable avec l'Allemagne, convainquant, avec son homologue allemand Gustav Stresemann, les ministres européens des Affaires étrangères de signer le pacte de Locarno qui stabilise les frontières de l’Allemagne, le 16 octobre 1925, ce qui vaudra le Prix Nobel de la Paix 1926 aux deux hommes.

Le 27 août 1928, le même tandem réussit à "mettre la guerre hors la loi", avec la signature à Paris du pacte Briand-Kellog.

Celui que l’historien Bernard Oudin décrivait comme "l’un des hommes qui animèrent ce demi-siècle capital de l’histoire de l’Europe, la marquèrent pendant trente ans, et finit par porter, plus que tout autre, l’aspiration des peuples à la paix", rêvait d’une nouvelle ère : Celle des États-Unis d'Europe qu’il appelait de ses vœux.

Le Crash boursier de 1929 et la montée des extrémismes de droite au début des années 1930, sonnera le glas de ce rêve d’une Europe pacifiée.

Il est à la tribune de la Société des Nations, à Genève, 14 septembre 1930, lorsqu’un de ses conseillers l’informe que 107 députés nazis viennent d'être élus au Reichstag (577 sièges). Comprenant que son rêve d’une Europe unie et pacifiée ne pouvait voir le jour sous le joug de cette droite extrême naissante, il aurait murmuré : "Tout est foutu".

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