Hamza Meddeb à Anadolu : La Tunisie a besoin de revoir son régime politique et de réformer sa loi électorale
Le docteur en sciences politique et chercheur au Carnegie Middle East Center, Hamza Meddeb évoque le régime politique et la crise économique qui handicapent, selon lui, l’expérience démocratique tunisienne

Tunisia
AA/ Tunis/ Fatma Ben Dhaou
Le régime politique en Tunisie est pointé du doigt par plusieurs experts. Ce n’est pas un régime présidentiel, pourtant le président est élu au suffrage universel, donc jouit d’une certaine légitimité. Il s’apparente plutôt à un régime parlementaire … ou presque. Qu’en dites-vous ?
C’est vrai que c’est un régime assez particulier… semi-parlementaire ou semi-présidentiel. C’est un régime de majorité en réalité, qui divise le pouvoir exécutif en deux, avec un président fort d’une légitimité populaire puisqu’élu au suffrage universel, mais aux prérogatives limitées, et avec un premier ministre choisi par la coalition parlementaire donc redevable au parlement plus qu’au président. C’est vrai que ceci crée beaucoup de tensions. C’est un régime qui fonctionne parfaitement lorsque le président et le chef du gouvernement sont du même bord politique. S’ils ont en plus une coalition au parlement qui les soutient, la situation ne pose aucun problème. C’est difficile comme équation. Et ce qui rend le fonctionnement de ce système encore plus difficile, c’est la loi électorale en Tunisie, une loi qui est réellement une porte ouverte à l’éparpillement et la fragmentation politique parce qu’elle ne permet pas l’émergence de coalition parlementaire claire et stable, donc ne permet pas la formation d’une majorité parlementaire sur laquelle peut s’appuyer le chef du gouvernement (…) Juste pour rappel, le premier parti arrivé à la première place des élections de 2019 n’a récolté que 52 sièges sur 217… le deuxième parti, Qalb Tounes, a eu 38 sièges et a fini même par exploser… Aujourd’hui on se retrouve dans une situation où on a un gouvernement de minorité qui ne peut pas s’adosser à une coalition majoritaire claire. C’est un gouvernement qui doit négocier la passation de ses lois quasiment au cas par cas. On a vu ça avec Elyes Fakhfakh (ancien chef du gouvernement de février à septembre 2020, NDLR), on le voit aujourd’hui avec Méchichi (Hichem Méchichi, actuel chef du gouvernement, NDLR). C’est une situation extrêmement difficile. Je pense qu’il y a réellement un problème au niveau du système politique (…) Aujourd’hui, nous avons un président qui n’a pas de parti au parlement, un parlement fragmenté et un chef du gouvernement technocrate qui est obligé de bricoler et de chercher une majorité pour faire passer ses lois au cas par cas. Cette situation n’est réellement pas tenable et il me semble que pour des raisons de culture politique, on a besoin d’un responsable, qu’il soit président de la république ou chef du gouvernement. Le peuple a besoin d’un centre de pouvoir qui soit redevable en tout cas, en termes de politique et en termes d’efficacité ou d’inefficacité. On a besoin de clarifier cette situation pour aller vers un régime présidentiel ou vers un régime parlementaire. Et on a besoin de réformer la loi électorale. Cette situation ne peut pas continuer.
Concernant la question économique, il faut noter qu’une partie de l’opposition répète sans cesse depuis 2011 que la Tunisie est au bord de la faillite. Les experts eux, tempèrent un peu et parlent plutôt d’impasse. La Tunisie est-t-elle vraiment dans l’impasse, sur le plan économique ?
En réalité, la situation économique est extrêmement difficile. Le pays vit aujourd’hui une crise complexe. C’est clairement une crise politique. C’est aussi une crise économique avec ses conséquences sociales. Et c'’est une crise sanitaire à l’instar du reste du monde mais que la Tunisie vit d’une façon particulièrement plus accrue, étant donné toutes ces crises qui font qu’on n’est pas dans un contexte politique stabilisé. On a même une crise de la gouvernance, constatée dans la gouvernance du secteur sanitaire. Je crois que la situation économique en Tunisie est sérieuse, parce que la récession enregistrée en 2020 ( -9%) est la plus grave que le pays n’a jamais connu depuis son indépendance en 1956. Ceci est un premier élément. Le deuxième élément, c’est que les besoins en termes de financement sont extrêmement importants. Comment trouver 16 à 17 milliards de dinars, l’équivalent de 8 milliards de dollars ? Ceci mène obligatoirement à aller négocier avec le FMI (Fonds monétaire international, NDLR), s’appuyer sur la banque centrale pour mobiliser des fonds sur le marché intérieur et pouvoir s’appuyer sur cet accord avec le FMI pour pouvoir lever des fonds sur les marchés internationaux. Ce qui n’est pas rien. C’est énorme. En plus, qui dit accord avec le FMI dit obligatoirement s’accorder en interne sur un programme de réformes, dans une situation politique extrêmement fragile, en présence de veto groups extrêmement puissants. Je parle particulièrement de l’UGTT (Union générale tunisienne du travail, NDLR) qui est concernée par l’avenir des entreprises publiques, celui des caisses de sécurité sociale et par la réforme des caisses de subvention d’énergie et de produits alimentaire etc. Les élites économiques, pour leur part, sont concernées par les réformes fiscales. Donc on est dans une situation où il faut s’activer sur les marchés internationaux pour lever des fonds et assurer des financements et s’activer en même temps sur le front intérieur pour négocier des réformes. Et tout cela dans un contexte de crise politique se traduisant par des rivalités entre les trois têtes de l’Etat et par un parlement quasi-paralysé qui est plutôt un champ de guérilla plus qu’une arène de négociations et de débat apaisé entre coalitions parlementaires. D’où ce sentiment qu’on est devant une montagne russe et des risques réels de non solvabilité du pays, chose qui n’est plus un tabou d’ailleurs, et qui est discutée que ce soit en Tunisie ou à l’étranger. A quel point aujourd’hui cette situation économique ou financière peut-elle être résolue ? Il y a beaucoup de points d’interrogation. L’année vient de commencer, on est en début février, mais les besoins de financement vont bientôt pointer du nez et ça sera très difficile pour les élites gouvernementales d’échapper à des solutions assez drastiques. Est-ce que ça va être faisable et à quel coût social et politique ? Ceci va être une question extrêmement importante à observer et à analyser dans les prochains mois.
Quel regard portez-vous sur la politique étrangère de la Tunisie ? En 2011, le pays était salué par le monde entier. Dix ans après, la Tunisie est -elle encore aux devants de la scène internationale ?
Il faut avouer que l’expérience démocratique tunisienne a beaucoup perdu de son attrait, de son aura et de la sollicitude que la communauté internationale exprimait à son égard. On voit parfaitement que le pays a été au centre de l’intérêt de la communauté internationale … L’expérience a été saluée par le prix Nobel en 2015 ce qui était le grand moment de l’expérience démocratique tunisienne, avec notamment cet accord bricolé entre les partis politiques sous l’égide de la société civile. Aujourd’hui, il faut avouer qu’il y a clairement une forme de fatigue de la part des bailleurs et de la communauté internationale. Il y a aussi une forme d’épuisement du modèle tunisien perçu désormais comme une démocratie qui n’arrive pas à délivrer économiquement ni à répondre aux attentes économiques et sociales de sa population. Ce modèle tunisien se retrouve même délégitimé, pointé du doigt en interne et à l’international. Je crois qu’on a raté beaucoup d’occasions en Tunisie … On a raté la possibilité de montrer que cette expérience est importante et peut amener aussi une transformation économique dans son sillage. On a raté aussi la possibilité d’incarner et de développer une politique étrangère basée sur des valeurs de démocratie dans la région, sans interférer dans les affaires des voisins… La Tunisie aurait pu réellement continuer à entretenir sa neutralité mais tout en affirmant un leadership de valeurs. On a raté ça en Libye par exemple… la Tunisie se retrouve neutre dans un contexte régional extrêmement compliqué, et la neutralité dans ces conditions-là, est devenue dans beaucoup de cas synonyme de profil bas, de statut quo, d’effacement des fois et d’alignement tacite. On n’a pas réellement vu une politique étrangère entreprenante, positivement parlant, jouant un rôle de médiation dans la crise libyenne malgré le crédit dont bénéficie la Tunisie auprès des parties libyennes. On a vu plutôt une Tunisie sur le retrait sur ce dossier, alors que s’il y a un pays qui aurait réellement joué ce rôle actif en Libye sans susciter aucune susceptibilité ni crainte de la part des Libyens, c’est bien la Tunisie.
La Tunisie est complétement marginalisée sur beaucoup d’autres dossiers dans la région, y compris dans les négociations avec nos partenaires européens. Aujourd’hui les relations entre la Tunisie et ses partenaires du nord se limitent à la lutte contre le terrorisme et contre l’immigration clandestine. On a vu les deux ministres italiens visiter la Tunisie cet été pour demander une position étatique plus ferme sur les vagues migratoires, faisant fi de la dégradation de la situation économique dans le pays. Malheureusement, cela montre que la Tunisie a beaucoup perdu sur ce terrain-là… Elle aurait pu capitaliser sur ses réalisations. Parce que malgré tous les échecs et malgré le bilan négatif jusque-là, le peu qui a été réalisé est quelque chose d’extrêmement important. On est dans un pays qui essaie de construire une démocratie dans une région Afrique du nord/ Moyen-Orient extrêmement incertaine et instable. Dans l’avenir, c’est une expérience qui peut constituer une preuve pour dire que oui si les Tunisiens l’ont fait malgré toutes les difficultés, ceci restera toujours possible et que finalement cette terre du Moyen-Orient et de l’Afrique du nord, c’est aussi une terre pour la démocratie, contrairement à ce que beaucoup dans le monde pensent. Donc, pour terminer sur une note positive, je pense que malgré tout, le peu qui a été fait reste toujours à saluer. Maintenant même ce peu demande toujours à être protégé et consolidé. Et cette consolidation ne peut se faire que via une prise en charge des demandes socioéconomiques de la population.
Comment évaluez-vous la position tunisienne sur le dossier palestinien ?
La position tunisienne, pour le moment, est restée fidèle à elle-même et à ses principes, en clamant le soutien au peuple palestinien dans son droit de reconquérir ses terres et de construire son Etat conformément aux résolutions des Nations Unies, sans pour autant s’attaquer ou stigmatiser la décision des voisins qui ont fait d’autres choix, en particulier le voisin marocain. La décision du Maroc (de normaliser ses relations avec Israël, NDLR) a été totalement respectée par le président de la République comme par la majorité de la classe politique tunisienne en considérant que c’est une affaire marocaine et qu’on respecte ce choix même si ce n’est pas le nôtre. Je pense que cet attachement tunisien à la cause palestinienne n’est pas fortuit parce que dans un contexte de démocratie, les élites sont redevables un tant soit peu au peuple. Ceci dit, elles peuvent repousser des réformes ou les contourner et décevoir sur beaucoup de dossiers, mais connaissant l’attachement populaire à cette cause et le cout énorme en termes de crédibilité et de légitimité d’une position qui ira à l’encontre de l’avis de la population, elles se gardent de toute possibilité d’aller dans le sens des accords de normalisation avec Israël.
Aussi bien la présidence de la République que les principaux partis se sont complétement désolidarisés de ces accords en disant qu’on reste sur notre position de soutien à la cause palestinienne. Il me semble aussi que la donne a changé, dans le sens où l’administration Trump est partie. Je ne crois pas que l’administration Biden va jouer le même rôle ou procéder de la même manière. L’administration Trump a clairement voulu déconstruire le dossier de la normalisation. Donc au lieu de chercher un accord de normalisation à l’échelle arabe, Trump a essayé plutôt de faire des accords partiels de pays à pays. Ce sont des accords où on fait du troc en réalité, en proposant des choses en contrepartie de la normalisation. Il me semble que la page de ces accords est définitivement tournée, parce que ce n’est vraiment pas la démarche de l’administration Biden, du moins si on croit les annonces qui ont été faites par Washington ces dernières semaines.
Quelles relations la Tunisie entretient-elle avec les acteurs internationaux, notamment les Etats Unis et la France ?
Je crois que les relations de la Tunisie avec les Etats Unis sont officiellement des relations normales, mais ont connu, en réalité, un certain froid avec l’administration Trump. Si on compare les relations bilatérales entre les deux pays sous la présidence de Barack Obama avec celles sous la présidence de Trump, on va constater une énorme différence. Rappelons tout le soutien qu’avait exprimé l’administration Obama pour l’expérience démocratique tunisienne, un soutien même financier que ce soit à travers la garantie d’une partie de la dette tunisienne et l’appui apporté à la Tunisie dans les instances internationales, notamment le FMI. Les choses ont été complétement différentes avec l’administration Trump. Il était vraiment clair que la Tunisie n’était pas dans l’agenda de Trump. Je crois que l’avènement de l’administration Biden est une nouvelle donne, parce qu’une bonne partie de cette administration a servi sous Obama, Biden en premier. Je crois qu’il y aura un regain d’intérêt pour la Tunisie, pas en tant que pays mais pour l’expérience démocratique tunisienne et pour la démocratie au Moyen Orient.
Quant à la France, c’est un partenaire historique et tous les acteurs tunisiens ont veillé à garder une relation apaisée, normale et cordiale avec Paris. Ils ont réussi à des degrés divers. Rappelons qu’en 2011, la France n’a pas vu d’un bon œil le changement démocratique en Tunisie. Par la suite, elle s’est résignée à accompagner ce changement. Le couple franco-allemand a poussé dans le sens de trouver une solution, stabiliser la situation en Tunisie et essayer de donner des chances à la démocratie de se développer. C’était le cas lors des accords passés entre Ennahdha et Nidaa Tounes en 2014. Par la suite, on n’a pas réellement vu une France complétement engagée, ou réellement plaidant la cause économique de la Tunisie démocratique. La Tunisie n’a pas aussi été capable de réellement avoir les bonnes prises en France. Il y a eu des changements d’ambassadeurs et pendant des mois, la Tunisie n’avait pas d’ambassadeur en France, ce qui était le signe d’un certain froid, peut-être, ou d’une certaine incompréhension… Ce sont les mois qui ont coïncidé avec la prise de fonction de Kaïs Saïed, et il me semble que Saïed lui-même ne savait pas trop comment aborder ou approcher la France. Il y a eu par la suite cette visite de Kaïs Saïed en France, avec des résultats complétement mitigés. On n’a pas réellement assisté à un redémarrage des relations tuniso-françaises.