Politique

France/Affaire Karachi: pourquoi Balladur risque gros (Opinion)

Slah Grichi  | 27.06.2020 - Mıse À Jour : 28.06.2020
France/Affaire Karachi: pourquoi Balladur risque gros (Opinion)

Tunis

Le verdict rendu le 15 de ce mois par le Tribunal correctionnel de Paris dans la baptisée "affaire de Karachi", a révélé au grand jour de sordides manoeuvres de commissions et de rétro-commissions, d'enrichissement illicite et de financement illégal d'une campagne présidentielle. Un scandale certes, mais combien d'autres la scène politique en cache-t-elle? 

AA/Tunis/Slah Grichi*

Le verdict rendu le 15 de ce mois par le Tribunal correctionnel de Paris dans la baptisée "affaire de Karachi", a révélé au grand jour de sordides manoeuvres de commissions et de rétro-commissions, d'enrichissement illicite et de financement illégal d'une campagne présidentielle. Un scandale certes, mais combien d'autres la scène politique en cache-t-elle?

Il aura fallu un attentat et d'innocentes victimes, des révélations d'un site d'informations indépendant (Mediapart), des magistrats tenaces et pas inféodés pour que l'appareil judiciaire français bougeât enfin et prononçat, un quart de siècle plus tard, une sentence qui, au-delà des lourdes peines infligées, met surtout à l'index un système politico-financier pourri.

Une sentence qui, par sa conséquence, met la Cour de justice de la république (CJR), la seule habilitée à juger des ministres pour des faits commis lors de l'exercice de leurs fonctions, dans l'obligation de ne pas faire preuve de son habituelle clémence, quand elle aura à statuer dans cette affaire et à se prononcer sur le sort des deux premiers responsables de ce sulfureux dossier.



L'agneau aux dents et à l'appétit de loup...

En réussissant un ras-de-marée aux législatives de 1993, la droite qui avait fait bloc dans l'UPR (Union pour la République), imposait au dinosaure politique, le président socialiste François Mitterrand, une deuxième cohabitation "contre-nature", avec Édouard Balladur pour Premier ministre.

Projeté aux premières loges, cet ancien ministre de l'Éducation, à l'air d'un "paroissien" inoffensif, était perçu comme l'exemple type du commis de l'État, appliqué, sérieux, propre, discipliné et à la limite effacé. En renard rompu aux affaires de l'État, Jacques Chirac, le vrai leader des vainqueurs du scrutin, a préféré le laisser supporter -en façade- les affres de cette responsabilité qui devait normalement lui revenir. En fait, il avait déjà expérimenté les difficultés de la cohabitation avec Mitterrand et il avait mieux à faire pour préparer -encore une fois- la présidentielle de 1995, tout en conservant la très importante mairie de Paris. D'autant qu'il pensait que Balladur, ce "gentil bourgeois", n'avait ni poigne ni grandes prétentions. Il allait vite lui découvrir un autre visage.

Sans jamais se départir de son calme ou élever la voix ni essayer de se mettre au devant de la scène, "Doudou" montera très tôt au créneau, donnera du fil à retordre au pourtant filou Mitterrand, s'entourera d'alliances, débauchera même des fidèles de Chirac avant de défier ce dernier pour un duel dont l'enjeu n'est ni plus ni moins que la magistrature suprême.

Malgré la fissure béate qu'il a provoquée au sein du bloc de la droite et la grande polémique qu'il a suscitée, il résistera au marasme où son sens de l'honneur n'a pas été épargné. Fort de soutiens non négligeables et cultivant le ton professoral, grave et posé qu'est le sie, il avancera inlassablement son dévouement à la France, dont "la suprématie prime sur toute autre considération" et sa conviction d'être le meilleur à pouvoir la servir. Qui l'eût cru, quelques mois plus tôt?

Décidément, le pouvoir peut vous transformer un homme...quand il y a pris goût.



L'ambition corruptrice

Encouragé par des barons de la droite qui ne voyaient pas Chirac leur accorder une place de choix dans son "écurie" ou qui désiraient sortir de l'ombre que sa stature imposait de fait à son entourage, Édouard Balladur s'est lancé à fond dans la course à l'Élysée, tout en sachant que plus que le Parti socialiste qui peinait à trouver un successeur du poids de Mitterrand ou le Front national et son Le Pen père, pourtant en hausse dans les sondages, c'est la droite républicaine qu'il représente avec Chirac, qui constitue son problème le plus sérieux. C'est qu'on a beau avoir des soutiens et jouir d'une certaine popularité, l'argent demeure le nerf des campagnes et "Doudou" était loin de penser que le gros des donateurs le préférât à son rival direct, ce qui lui posait un problème de fonds à trouver.

Qu'à cela ne tienne, on n'est pas Premier ministre pour rien et il y a toujours moyen de puiser dans les grosses transactions. Tiens, pourquoi pas le juteux marché des armes et de l'armement, surtout que dans l'immédiat, les Pakistanais veulent des sous-marins tout comme les Saoudiens désirent des frégates? Beaucoup plus tard, des juges arriveront à la présomption que les contrats conclus dans ce sens en 1994, ne l'ont été que pour en tirer des profits qui allaient gonfler la caisse de la campagne de Balladur.

Quoi qu'il en soit, il a été établi que, outre les intermédiaires et les responsables pakistanais qu'il fallait "arroser" par des commissions, ce qui était d'usage à l'époque, des conseillers aux ministères de la Défense (sous François Léotard) et du Budget (sous Nicolas Sarkozy), ainsi que le propre chef du cabinet et futur directeur de campagne de Balladur ont mis sur le coup deux nouveaux intermédiaires douteux (Ziad Takieddine et Abdul Rahman Al Assir) qui ont profité eux aussi de commissions particulièrement généreuses, contre une rétro-commission avérée, puisque Takieddine a avoué avoir versé 10.25 millions de francs (25.000 dollars, environ) en liquide dans la caisse de campagne du Premier ministre.

L'abus de biens sociaux, le recel et le détournement de fonds sont irréfutablement avérés, même si certains soupçonnent cette somme de n'être que la partie découverte de l'affaire. D'ailleurs, il n'y aurait pas eu affaire, si l'attentat de karachi n'avait eu lieu en 2002. C'est à dire huit ans plus tard, alors que "Doudou" -balayé à la présidentielle- et son ministre de la Défense avaient déjà été éjectés du devant de la scène par le victorieux Chirac.

Cet attentat, survenu sur le chantier de l'assemblage des sous-marins à Karachi et qui a coûté la vie à 15 personnes dont des salariés de Direction des constructions navales (DCN) du ministère français de la Défense et qu'on a essayé d'imputer aux terroristes d'Al Qaïda, a constitué le big bang d'un vaste mouvement d'investigations, de recherches et decondamnations.



Le rideau tombera

Les enquêteurs français et pakistanais qui ont privilégié la piste d'une vengeance d'intermédiaires lésés par la décision du revanchard Jacques Chirac d'arrêter, dès 1995, le versement des commissions liées à ce marché, n'ont cessé de découvrir des éléments accablants pour les uns et pour les autres. C'est ainsi, par exemple, que l'Amiral de la marine pakistanaise tombait l'année même de l'attentat, après avoir reconnu un "cadeau" de sept millions de dollars.

Entre temps, la justice française tergiversait et laissait traîner les choses, même si des responsables de la DCN ont été condamnés dans le cadre de ce dossier, en 2005, par la Cour de discipline budgétaire et bien que des juges aient confié, en 2009, aux familles des victimes de Karachi que la piste politico-financière se confirmait. Cette "fuite" s'est heurtée aux démentis de Balladur et au désormais célèbre "grotesque" de Sarkozy.

C'était sans compter avec la probité et la ténacité de juges comme Van Ruymbeke qui, à force de travail de fourmi, ont remonté le temps et à constituer le dossier à la solidité qu'on sait et qui a abouti aux lourdes condamnations qui figureront dans les annales de la justice française, cette dernière n'ayant jamais eu la main aussi lourde, contre des responsables politiques de premier rang. Et puisque la culpabilité de ces derniers a été établie, celle de leurs deux patrons, surtout Édouard Balladur, l'est forcément aussi.

La question qui se pose aujourd'hui et après que François Léotard et "Doudou" aient épuisé tous les recours pour éviter d'être traduits devant la Cour de justice de la république, concerne la position qu'adoptera cette institution et comment elle jugera les deux accusés, en sachant qu'elle ne peut aller à l'encontre des conclusions du prestigieux Tribunal correctionnel de Paris, sous peine de confirmer sa réputation de manque de poigne, voire d'extrême tolérance, vis à vis des ministres qu'elle a jusque-là eu à juger. Elle apporterait également de l'eau à ses nombreux réfractaires qui y voient l'instrument des privilégiés et la consécration d'une justice à deux vitesses.

C'est pourquoi nous penchons pour une lourde peine contre Balladur, malgré ses presque 91 ans et même si la prison lui sera probablement évitée. Autrement, la CJR peut commencer à compter ses jours et les anciens présidents et ministres soupçonnés dans différentes affaires illicites, à trembler pour le risque de se voir traînés devant des tribunaux de droit commun. Sarkozy en tête, avec le dossier Bygmalion qui semble être du lourd.

*Les opinons exprimées dans ce texte n'engagent pas l'Agence

*Slah Grichi: Ancien rédacteur en chef de la Presse de Tunisie





















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