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« Procès historique » de Lafarge : les paiements aux organisations terroristes au cœur des révélations

- « La relation entre Lafarge et les services de renseignement français a largement profité au renseignement », selon Quentin de Margerie, avocat de l’ex-PDG Bruno Lafont

Esra Taşkın, Şeyma Yiğit  | 05.12.2025 - Mıse À Jour : 05.12.2025
« Procès historique » de Lafarge : les paiements aux organisations terroristes au cœur des révélations

Ile-de-France

AA / Paris / Esra Taşkın et Şeyma Yiğit

Alors que se poursuit à Paris le procès de Lafarge, accusée d’avoir « financé une organisation terroriste » dans le cadre de ses activités en Syrie, d’anciens dirigeants et avocats ont reconnu que le groupe avait versé des « taxes » aux organisations armées afin de maintenir son activité sur place, tout en restant en contact permanent avec les services de renseignement français.

Le procès, ouvert le 4 novembre, porte sur l’accusation de « financement du terrorisme » visant Lafarge en tant que personne morale.

Devant le tribunal correctionnel de Paris, la société et huit individus sont jugés. Parmi eux figurent quatre anciens dirigeants français, deux intermédiaires syriens accusés d’avoir négocié avec les groupes armés au nom de l’entreprise, ainsi que deux responsables de la sécurité, l’un jordanien, l’autre norvégien.

Considérées comme « historiques », les audiences attirent une forte affluence : juristes, journalistes français, étudiants en sciences politiques et avocats étrangers suivent la procédure avec attention.

Afin de garantir l’accès au procès, une traduction simultanée en arabe et en anglais est proposée aux prévenus non francophones ainsi qu’aux parties civiles. En dehors des avocats et des journalistes, l’usage du téléphone est strictement interdit dans la salle.

Les huit prévenus encourent jusqu’à 10 ans de prison et 225 000 € (environ 244 000 $) d’amende. Lafarge, en tant que personne morale, risque une amende d’1,125 million d’euros (environ 1,22 million $), assortie de sanctions complémentaires.

Les journalistes d’Anadolu (AA) ont synthétisé les éléments marquants et les principales déclarations des audiences qui ont débuté le 4 novembre avant d’être renvoyées au 18 novembre.

- « La relation entre Lafarge et les services de renseignement a profité au renseignement »

Lors de la deuxième audience, l’avocat de l’ancien PDG Bruno Lafont, Me Quentin de Margerie, a été entendu. Il a affirmé que les services de renseignement français avaient tiré profit des informations fournies par l’entreprise.

L’avocat a insisté sur la nécessité d’éclaircir la nature des liens entre Lafarge et les services de renseignement, ainsi que leur rôle éventuel dans la décision du groupe de rester en Syrie malgré la guerre.

Selon lui, les autorités françaises, notamment les ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères, doivent lever le secret sur tous les documents en lien avec cette affaire.

De son côté, Bruno Lafont a assuré lors d’autres audiences qu’il n’avait pas connaissance des négociations ni des paiements effectués avant 2014, déclarant : « Jusqu’au 27 août 2014, je n’ai jamais soupçonné l’existence de paiements aux organisations terroristes. »

- Les services de renseignement contestent, mais les prévenus affirment le contraire

Un agent de la DGSI, entendu comme témoin sous anonymat et en visioconférence, a affirmé que « la DGSI n’a jamais sollicité d’informations auprès des employés de Lafarge ».

Cependant, l’avocate de Christian Herrault, ancien directeur adjoint des opérations, a demandé la levée du secret sur plusieurs documents, assurant que de nombreux échanges prouvaient des contacts réguliers entre la DGSI et l’ex-responsable sécurité Jean-Claude Veillard.

En effet, « il existe des preuves de réunions multiples entre Veillard et la DGSI », a-t-elle insisté.

- « La DGSE m’a contacté pour recruter d’anciens employés comme informateurs »

Lors de l’audience du 3 décembre, l’ancien directeur général de Lafarge Cement Syria (LCS) entre 2014 et 2016, Frederic Jolibois, a expliqué avoir transmis des informations à la DGSE.

Il a précisé être en contact avec trois agents de la DGSE basés dans deux pays du Moyen-Orient, ajoutant : « La DGSE m’a même approché pour recruter d’anciens employés comme informateurs. »

- Aucun motif rationnel n’a expliqué la poursuite des activités malgré la guerre

Bruno Pescheux, PDG de LCS entre 2008 et 2014, a rappelé que la France recommandait depuis 2012 à ses ressortissants de quitter la Syrie. Il a expliqué qu’un comité de crise avait alors été mis en place et qu’il avait alerté sa hiérarchie des risques sur le terrain.

Il dit avoir proposé de suspendre les activités et même demandé à être relevé de ses fonctions, mais affirme que la direction lui a répondu : « On continue ».

Malgré le danger et le départ des employés français, aucune justification claire n’a été fournie sur la décision de maintenir l’activité de l’usine avec les seuls employés syriens.

Des organisations de défense des droits humains, notamment le Centre européen pour les droits constitutionnels et humains (ECCHR) et Sherpa, avaient porté plainte en 2016 aux côtés de 11 anciens employés syriens. D’autres employés avaient ensuite témoigné.

Selon Cannelle Lavite, codirectrice de l’unité « Entreprises et droits humains » de l’ECCHR, les anciens employés ont raconté la hausse des violences, la multiplication des checkpoints, la peur des enlèvements et leur incompréhension face au maintien des activités malgré les risques.

- Les dirigeants reconnaissent des paiements aux groupes armés

Alors que Bruno Lafont continue d’affirmer qu’il n’a « jamais soupçonné » l’existence de paiements illicites, Christian Herrault a confirmé que plusieurs groupes armés « percevaient des taxes » et que ces versements, censés être temporaires, sont devenus réguliers.

Bruno Pescheux a expliqué que son unique préoccupation était de garantir la circulation des camions de l’usine :
« Ces paiements (aux groupes armés) avaient pour but de permettre à nos employés de circuler librement. »

Il a également révélé que l’intermédiaire syrien Firas Tlass, absent à toutes les audiences, avait demandé un changement dans la présentation des paiements, désormais formulés sous forme de « notes de frais ».

Pescheux a ajouté que ces pratiques étaient « parfaitement connues du département financier du groupe ».

Le procès, déjà entré dans l’histoire judiciaire, devrait se poursuivre jusqu’au 19 décembre. Reste à savoir si le jugement influencera l’enquête parallèle visant Lafarge pour « complicité de crimes contre l’humanité ».

- Anadolu avait révélé des documents confirmant le financement de Daech par Lafarge

Le 7 septembre 2021, Anadolu (AA) avait publié des documents prouvant que Lafarge avait financé Daech avec la connaissance des services de renseignement français. Ces révélations avaient suscité une vaste réaction internationale.

Les documents montraient que Lafarge informait régulièrement les services français de ses relations avec Daech.

Les autorités françaises n’avaient ni alerté l’entreprise sur le risque de complicité de crimes contre l’humanité, ni empêché ces pratiques, qui ont été reconnues dans des procès-verbaux confidentiels.

Daech, de son côté, utilisait le ciment fourni par Lafarge pour construire des abris et des tunnels.


* Traduit du turc par Adama Bamba

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