Russie-Ukraine : "Le rôle que joue la Turquie, personne d’autre ne peut le tenir !"
- Malgré le peu d’enthousiasme des Occidentaux, la "diplomatie du grand écart", comme l'appellent les experts occidentaux, de la Türkiye entre la Russie et l’Ukraine, a fait ses preuves

Ankara
AA / Ankara / Tuncay Çakmak
Au premier abord, cela s’apparentait plus à de l’utopie qu’à une réalité politico-diplomatique plausible, selon les experts occidentaux.
Pour beaucoup de politiciens, diplomates, experts et autres commentateurs plus ou moins spécialistes, il était plus question "d’acrobatie" que de politique extérieure.
En effet, comment parvenir à garder une position de médiateur entre la Russie et l’Ukraine, tout en étant membre de l’OTAN, en dénonçant l’offensive de Moscou, d’un côté, et se tenir à l’écart des sanctions occidentales contre la Russie et continuer à commercer avec elle ?
"Il ne pourra pas faire le grand écart très longtemps, ce n’est pas tenable", disaient-ils.
Il s’agit bien de la politique multidimensionnelle du Président turc, Recep Tayyip Erdogan, qu’il est question ici : celui de garder une position à équidistance entre Moscou et Kiev, tout en fournissant des drones décisifs à l’Ukraine, en condamnant l’offensive russe et défendant l’intégrité territoriale de l’Ukraine, puis en continuant de garder le dialogue avec la Russie, et en refusant de prendre part aux sanctions occidentales.
Et pourtant, "l’improbable" a bien été atteint.
Les plus pessimistes, les plus réfractaires, et même ceux qui lui sont les plus hostiles, ont dû le reconnaitre, Erdogan a obtenu bien plus de résultats qu’ils l’auraient cru.
Dès le déclenchement par Moscou de son offensive contre le territoire ukrainien, le dirigeant turc a été sans ambiguïté : "L’attaque de la Russie est une violation du droit international et est inacceptable. […] La Türkiye va continuer à soutenir l’unité politique, la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine", a-t-il déclaré à l’issue d’une réunion de crise à Ankara.
Le même jour, il s’est entretenu avec son homologue ukrainien, Volodymyr Zelensky, puis avec le président français, Emmanuel Macron, alors à la tête de l’Union européenne pour 6 mois.
Le lendemain, soit le 25 février, puis le surlendemain, et les jours qui ont suivi, il a échangé avec Zelensky, entre autres appels avec de nombreux leaders étrangers. Il a assuré le président ukrainien de sa volonté d’obtenir des pourparlers avec Moscou.
Il aura fallu attendre le 6 mars pour un premier contact avec Vladimir Poutine. Au président russe aussi, il propose sa médiation, tout comme d’autres dirigeants, en particulier Emmanuel Macron, ou encore les dirigeants israéliens, ou saoudiens par exemple.
Mais au fur et à mesure des jours qui passent, et des réactions et décisions qui sanctionnent l’offensive russe, les candidats à la médiation se trouvent dans une situation délicate que l’un ou l’autre des camps ne peut "accepter".
Didier Billion, directeur adjoint de l'IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques), spécialiste de la Turquie et du Moyen-Orient, affirmera lors d’un podcast intitulé "Erdogan, le vrai vainqueur de la guerre en Ukraine ?", animé par Pascal Boniface, géopoliticien, fondateur et directeur de l’IRIS, le 9 novembre : "Le rôle que joue la Turquie, personne d’autre ne peut le tenir !".
- Les tentatives de médiation des autres pays.
"M. Macron pour sa part a tenté de maintenir le dialogue avec les deux parties, avec des résultats qui ne sont pas à la hauteur des espoirs fondés, Erdogan pour sa part y est parvenu », explique Billion.
Et de poursuivre : "Israël a tenté de jouer le rôle de négociateur, c’était un échec absolu ! […] Les Émirats Arabes Unis, d’une part, et les Saoudiens d’autre part, essaient eux aussi d’avoir des contacts avec les deux camps, [ … ], mais pour l’instant personne ne peut se prévaloir d’autant d’efficacité qu’Erdogan."
Selon le spécialiste, la guerre de la Russie en Ukraine a montré au monde entier, en particulier à ceux qui refusaient de l’admettre, le rôle important de la Turquie sur la scène internationale.
"La crise ukrainienne a montré, à de nombreux commentateurs qui affirmaient que la Turquie était très isolée diplomatiquement, il n’en n’a jamais rien été, et on voit là que la Turquie, sous l’impulsion d’Erdogan, a pris un rôle géopolitique tout à fait considérable", a-t-il noté.
"Sur quelques dossiers, il a réussi positivement, dans le cas des céréales mais aussi celui de l’échange des prisonniers", a-t-il souligné.
"Au sein de l’OTAN, beaucoup pensaient avant la guerre qu’Erdogan était trop proche de la Russie, aujourd'hui ils souhaitent tous le conserver dans les rangs de l’OTAN parce qu’il a un rôle de négociateur, de médiateur que personne ne peut tenir."
- La donne change complètement avec la guerre en Ukraine
"Rappelons que 2 semaines après le début du conflit, Erdogan avait réussi à réunir, lors d’un forum sur la diplomatie dans le sud de la Turquie, les MAE ukrainien et russe", a-t-il encore cité.
"Chacun s’accorde à dire que si la Turquie n’avait pas été là, nombre de dossiers n’auraient pas été réglés, au moins aussi rapidement, notamment dans le cas des céréales."
Et d’insister : "Je suis de ceux qui considèrent depuis fort longtemps que la Turquie a véritablement un rôle irremplaçable et incontournable, d’un point de vue géopolitique notamment. Quand il faudra s’assoir autour de la table pour un accord de paix, la Turquie sera indispensable […]. Cette crise ukrainienne a cristallisé le potentiel que possède la Turquie".
- Les deux parties en conflit s’accommodent de la posture d’Erdogan
La question qui se pose ici, et que de nombreux commentateurs soulèvent, c’est comment le Président turc, qui continue d’avoir une relation privilégiée tant avec Poutine qu’avec Zelensky, arrive-t-il à faire accepter à l’un comme à l’autre les mesures qu’il prend en faveur de l’un puis de l’autre.
L’Occident d’abord. Longtemps l’achat de missiles antiaérien russes S-400 par Ankara a cristallisé les tensions avec Washington, et par conséquence dans l’OTAN. Tout comme l'achat de gaz russe en roubles, ce qui est décrit "comme un défi lancé aux Etats-Unis".
De l’autre côté, Poutine ne s’attarde pas à la fourniture de drones armés extrêmement précieux pour l’armée ukrainienne dans sa défense contre les attaques russes, ou encore l’interdiction pour les navires de guerre russes de traverser les détroits du Bosphore et des Dardanelles, sous le contrôle de la Türkiye.
"En dépit des critiques que Poutine ou Zelensky peuvent formuler à l’égard d’Erdogan, ils savent aussi qu’il est indispensable et qu’il peut jouer le rôle de médiateur. Pour l’instant personne d’autre ne peut y parvenir", relève Billion.
A travers cette analyse complète de la situation et du rôle de la Türkiye dans sa région et au-delà, les deux experts arrivent à une même conclusion :
"La Turquie est l’un des pays qui illustrent parfaitement les changements de paradigmes au niveau international", en demeurant un élément fort et central de l’OTAN, en élargissant ses relations et coopérations avec des pays comme la Russie, ou la Chine, et en réclamant une réforme profonde de l’ordre mondial, ce que Erdogan défend régulièrement avec ces mots : "Le monde est plus grand que cinq", en référence aux membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU.
- Le rôle primordial de la Türkiye dans l’accord sur les céréales
Dans ses efforts pour permettre des pourparlers entre la Russie et l’Ukraine, la Türkiye a joué sur tous les fronts. D’abord au niveau des leaders, à travers les nombreux échanges par téléphone, mais aussi des rencontres en face à face, puis par l’intermédiaire des ministres des Affaires étrangères et de la Défense, mais aussi en multipliant les échanges avec d’autres leaders et dirigeants des institutions régionales et internationales.
Ainsi, une première réunion entre les chefs des diplomaties russe et ukrainienne a eu lieu en Türkiye deux semaines après le début du conflit.
Puis, des pourparlers directs entre les délégations des deux pays ont eu lieu à Istanbul, avec la participation du président Erdogan, le 29 mars.
Mais le point culminant de ces démarches sera sans aucun doute la signature, le 22 juillet à Istanbul, de l’accord pour la création d’un corridor céréalier en mer Noire. Un accord obtenu par Erdogan et le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres.
Ce succès aura permis de réduire fortement les risques d’une grave crise alimentaire mondiale.
Après le passage de centaines de navires et l’acheminement de plus de 9 millions de tonnes de céréales, Moscou décide de suspendre sa participation à l’accord suite à des attaques ukrainiennes contre ses navires.
Alors que le monde s’inquiète à nouveau de l’apparition d’une crise alimentaire mondiale, l’intervention et la capacité à convaincre d’Erdogan auront permis en quelques jours seulement le retour de la Russie à l’accord, à la différence près que Moscou et Ankara ont convenu d’envoyer gratuitement des céréales vers les pays les plus touchés tels que la Somalie, le Soudan et Djibouti.
Un nouveau succès largement salué par l’ensemble de la communauté internationale.
- Nouvel objectif : prolonger la durée de l’accord sur les céréales
Cet accord ô combien important doit prendre fin le 19 novembre. Sa reconduction est essentielle dans cette période de crise, tout le monde s’accorde sur la nécessité de le prolonger.
Et dans ce contexte, il est certain que tous les regards sont à nouveau tournés vers la Türkiye.