
Tunis
AA/Tunis/Hmida Ben Romdhane
Il naquit le 4 mars 1881, juste cinq semaines avant l’instauration du protectorat français par le traité du Bardo que Sadok Bey fut forcé de signer le 12 mai 1881. De tous les rois qui avaient régné en Tunisie, Moncef Bey fut le plus aimé et le plus respecté par les Tunisiens bien qu’il ne régnât que durant une courte période, plus précisément du 19 juin 1942 au 14 mai 1943. Et c’est à cause de son nationalisme et de attachement aux intérêts de la Tunisie et de son peuple que les autorités coloniales le destituèrent il y a de cela 79 ans jour pour jour.
En effet, depuis son jeune âge, le prince Moncef avait des penchants nationalistes qui le poussaient à adopter des attitudes hostiles à la colonisation. Il entretenait de bonnes relations avec les membres du parti Destour créé en 1920 par Abdelaziz Thaalbi.
Moncef Bey accéda au trône dans des conditions extrêmement difficiles. La deuxième guerre mondiale battait son plein ; les forces de l’Axe débarquèrent en Tunisie, suivies peu de temps après par les forces alliées, ce qui transforma le pays en véritable champ de bataille entre les Allemands et les Italiens d’un côté et les Britanniques et les Américains de l’autre ; les pénuries frappaient durement les produits de première nécessité, faisant planer les risques de famine ; la France était dirigée par le gouvernement de Vichy à la solde de l’occupant allemand etc.
Dès son accession au trône, Moncef Bey s’employa à alléger l’impact de la crise multiforme, économique, alimentaire et sécuritaire qui pesait lourdement sur la population. Dans un mémorandum daté du 2 août 1942 et adressé au Maréchal Pétain, président du gouvernement vichyste, Moncef Bey fit siennes pratiquement toutes les revendications formulées par les chefs nationalistes destouriens telles que « l'institution d'un Conseil consultatif de législation où les Tunisiens seraient largement représentés ; l'accession des Tunisiens à la fonction publique ; la lutte contre la pauvreté et le chômage ; la représentation des corporations et corps de métiers au sein des comités économiques ; la participation des Tunisiens au contrôle des recettes et dépenses budgétaires, la réforme de l'administration centrale ; la levée des obstacles à l’accès à la propriété foncière et rurale par les Tunisiens ; l'instruction obligatoire avec enseignement de la langue arabe… »
Il est à rappeler que son prédécesseur, Ahmed II Bey, était si malléable par les autorités coloniales qu’on l’appelait « le Bey des Français ». Peu de temps avant sa mort, il obéit aux ordres du gouvernement de Vichy en signant des lois anti-juives, relatives notamment à l’instauration du travail obligatoire, au port de l’étoile jaune et à l’exclusion des Juifs de la vie économique. Une fois devenu roi, Moncef Bey s’opposa à ces lois, mettant tout en œuvre pour empêcher leur application. Il considérait les Juifs comme des sujets tunisiens ayant droit à sa protection au même titre que ses sujets de confession musulmane.
Alors que les belligérants de la seconde guerre mondiale se préparaient à la bataille sur le territoire tunisien, le roi nationaliste se trouva entre le marteau et l’enclume. Il subissait les pressions contradictoires de Pétain d’une part qui lui demandait de s’aligner avec la France de Vichy, et de Franklin Roosevelt d’autre part qui lui demandait de faciliter le libre passage des troupes alliées en Tunisie.
Pour sortir de cette situation inextricable, Moncef Bey proclama la neutralité de la Tunisie dans la guerre. Toutefois, il aurait envoyé un message secret au président américain l’assurant de l’alignement de la Tunisie avec les forces alliées. Dans un article intitulé ‘’Moncef Bey, les Juifs, l’Axe et les Alliés’’ et publié dans ‘’Jeune Afrique’’ le 21 août 2006, Abdelaziz Barrouhi écrit : « dans un message secret daté du 11 novembre (1942), des intermédiaires tunisiens ont écrit à Roosevelt pour l’informer de l’alignement formel de la Tunisie sur les Alliés. La lettre a été remise par Abdelaziz Hussein, alias Slim Driga, membre d’un réseau proaméricain, à Hooker Doolittle, le consul général américain à Tunis, alors assigné à résidence par la police française. »
Nul ne sait si cet alignement secret avec les Alliés était décidé par Sadok Bey seul ou influencé par le dirigeant destourien Habib Bourguiba qui, de sa prison de Saint Nicolas à Marseille, envoyait message sur message à Tunis, mettant en garde contre l’alignement avec les Allemands qui, prédisait-il, « vont perdre la guerre ».
Après la libération de France de l’occupation allemande, les colons français qui détestaient Moncef Bey formèrent un groupe de pression autour du général Henri Giraud, incitant à la déposition du roi qu’ils accusaient de « collaboration avec les forces allemandes ».
Le 13 mai 1943, sur ordre de Giraud, le général Alphonse Juin, alors résident général à titre temporaire, lui demanda d'abdiquer. Refus net de Moncef Bey qui répondit au général Juin : « J'ai juré de défendre mon peuple jusqu'à mon dernier souffle. Je ne partirai que si mon peuple me le demande ».
Le 14 mai 1943, une ordonnance du général Giraud scella le sort du roi nationaliste qui fut déposé et embarqué dans un avion militaire français vers l’Algérie. Il y resta jusqu’au 17 octobre 1945, jour de son transfert vers la ville française de Pau où il fut exilé jusqu’à sa mort le 1er septembre 1948.
L’accusation de « collaboration avec les forces de l’Axe » est sans fondement. Dans son livre ‘’Histoire et mémoire’’, l’ancien député et homme d’affaires tunisien Hechmi Kooli parlait de Moncef Bey en ces termes : « Le colonisateur l’accusait de collaboration avec les Allemands. Mensonges. Moncef Bey était un roi nationaliste. Il était du côté du Mouvement National, ce qui ne pouvait plaire au colonialisme qui avait besoin d’un roitelet à son service. Ce n’était pas le profil de Moncef Bey, le roi martyr, qui aura passé moins d’un an sur le trône. »
Le démenti était également exprimé par le général Juin lui-même qui avait en même temps exprimé ses regrets de l’injustice fatale subie par le roi tunisien et à laquelle il avait pris une part importante. En effet, dans ses Mémoires ‘’Alger, Tunis, Rome’’ (Fayard, Paris, 1959), le général Juin écrit : « Je me livrai donc à une rapide enquête afin de savoir si le bey ou d’autres personnages de la cour beylicale s’étaient vraiment compromis avec les autorités occupantes. Je ne découvris aucun grief sérieux. (…)Il m’est souvent arrivé depuis ces événements de regretter, en pensant aux circonstances qui les déterminèrent, que dans sa précipitation, et disons aussi dans son ignorance des données exactes de la situation politique en Tunisie, le pseudo-gouvernement d’Alger m’eût imposé l’exécution d’un acte impolitique, au détriment d’un souverain auquel il n’y avait rien de grave à reprocher. »
Un autre témoignage rend justice à Moncef Bey. Dans leur livre ‘’Les cent portes du Maghreb’’, Benjamin Stora et Akram Ellyas écrivent : « Dans la longue lutte de la Tunisie pour son indépendance, Moncef Bey, souverain husseinite de 1942 à 1943, occupe une place à part. Face à la toute-puissance de la résidence générale française, il fut le premier souverain de Tunisie, depuis le traité du Bardo qui instaura le protectorat en 1881, à rompre avec la tradition de servilité et de docilité qui caractérisa les différents beys issus de la dynastie des Husseinites. Durant son règne, certes éphémère, il refusera ainsi d’être la marionnette des autorités françaises et ne cessera de plaider pour obtenir des réformes, tout en multipliant les critiques publiques à l’égard de l’administration coloniale. Pour les nationalistes tunisiens, il est le « roi nationaliste et réformiste », mais aussi le « roi martyr » en raison de sa destitution et de sa déportation décidées par la France. »
Malgré ces témoignages en faveur de Moncef Bey, aucune réhabilitation officielle de la mémoire du « roi martyr », aucune excuse officielle de l’ancien colon de l’injustice commise il y a 79 ans.