Les tactiques militaires d’Israël pour réoccuper Gaza : « Famine, ghettos et expulsions »
– « Le chaos est le plan d'Israël pour l’après-guerre, car ses dirigeants veulent rendre Gaza ingouvernable et invivable », affirme Rob Geist Pinfold, du King’s College de Londres

Istanbul
AA / Istanbul / Rabia Ali
Près de 22 mois après le début de sa guerre dévastatrice contre la Bande de Gaza, Israël poursuit des politiques qui, selon les experts, redessinent profondément la géographie, la démographie et le paysage politique de l’enclave palestinienne.
Selon plusieurs analystes, les actions israéliennes s’inscrivent dans une stratégie plus large visant à instaurer un nouvel ordre à Gaza, caractérisé par des déplacements forcés permanents, le dépeuplement du nord, une crise humanitaire aiguë et un contrôle militaire indéfini sur les zones stratégiques.
Rob Geist Pinfold, maître de conférences en sécurité internationale au département des études de défense du King’s College de Londres, estime qu’Israël envisage deux scénarios possibles pour Gaza, tous deux inquiétants.
« Soit la situation humanitaire devient si insoutenable que d’autres puissances régionales prennent le contrôle de Gaza selon les conditions d’Israël (c’est-à-dire sans reconnaître un État palestinien) », a-t-il déclaré à Anadolu.
« Soit, en concentrant la population de Gaza le long de la frontière sud, celle-ci finira par déborder sur le Sinaï, entraînant ainsi le dépeuplement de l’enclave. »
Dans les deux cas, Israël anticiperait que les Palestiniens quittent Gaza « de leur plein gré » face à l’extrême détresse, prévient Pinfold.
Depuis octobre 2023, plus de 59 000 Palestiniens – en majorité des femmes et des enfants – ont été tués par Israël dans la bande de Gaza, où les infrastructures essentielles ont été détruites, le système de santé s'est effondré, et la population est désormais confrontée à la famine.
** Une « réoccupation de facto »
Les derniers ordres d’évacuation israéliens ciblent désormais certaines zones de Deir al-Balah, où vivent des dizaines de milliers de Palestiniens déplacés.
Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA) s’est dit profondément préoccupé, avertissant que cette décision pousse les civils vers des conditions de plus en plus désespérées et vers de nouveaux déplacements forcés.
« Avec cette dernière directive, la part du territoire de Gaza soumise à des ordres d’évacuation ou militarisée par Israël atteint 87,8 %, comprimant 2,1 millions de civils dans les 12 % restants de l’enclave, où les services essentiels se sont effondrés », indique un communiqué récent de l’OCHA.
Pour Ihab Maharmeh, analyste politique au sein du réseau Al-Shabaka – The Palestinian Policy Network –, l’objectif final d’Israël est clair : réoccuper la bande de Gaza et provoquer des expulsions massives de Palestiniens.
« La politique d’Israël dans la bande de Gaza est limpide : imposer une nouvelle réalité géographique et démographique par une réoccupation de facto, marquée par un contrôle militaire direct et la création de zones tampons confinant les Palestiniens dans des ghettos », explique-t-il.
Selon Maharmeh, également chercheur au Centre arabe de recherche et d’études politiques à Doha, cette stratégie prépare le terrain à un déplacement forcé des Palestiniens toujours plus au sud – au-delà du corridor de Morag – voire, potentiellement, au-delà des frontières de Gaza.
** Une « ville humanitaire » comme façade au déplacement forcé
Selon plusieurs analystes, le projet du gouvernement israélien visant à relocaliser l’ensemble de la population de Gaza dans une nouvelle zone, bâtie sur les ruines de la ville de Rafah, dissimule en réalité une stratégie d’expulsion forcée des Palestiniens.
« Israël promeut son plan de transfert des Palestiniens vers une prétendue “ville humanitaire”, censée accueillir 600 000 personnes dans le sud de la bande de Gaza, dans le cadre d’une stratégie plus large de confinement dans des ghettos, en prélude à un déplacement forcé de grande ampleur », a expliqué Maharmeh à Anadolu.
Un avis partagé par Pinfold, qui souligne que de nombreux commentateurs israéliens – dont l’ancien Premier ministre Ehud Olmert – ont qualifié ces initiatives de politique de camp de concentration.
Cependant, Pinfold estime que les Palestiniens devraient redouter moins la politique en tant que telle que sa mise en œuvre, qui risque d’être, selon lui, volontairement chaotique et mal gérée – à l’image du controversé programme de la Gaza Humanitarian Foundation (GHF).
« Ce projet de ville humanitaire, tout comme la GHF, permet à Israël de prétendre qu’il aide à nourrir et subvenir aux besoins des Gazaouis, alors qu’en réalité, ces initiatives poursuivent un objectif bien plus sombre : rendre Gaza invivable pour pousser ses habitants à fuir », a-t-il mis en garde.
** La famine et le chaos utilisés comme armes de guerre
Alors que la crise alimentaire s’aggrave sous le blocus israélien, le Programme alimentaire mondial (PAM) a alerté, lundi, sur une situation de « faim stupéfiante » à Gaza. Un quart de la population vit dans des conditions proches de la famine, et près de 100 000 femmes et enfants souffrent de malnutrition aiguë sévère.
D’après le ministère de la Santé de Gaza, au moins 86 personnes – dont 76 enfants – sont mortes de faim et de déshydratation depuis octobre 2023.
Israël ayant imposé un blocus total à l’entrée de l’aide humanitaire depuis la fin mars, le ministère a mis en garde : Gaza est désormais « au seuil d’une hécatombe ».
Par ailleurs, l’Agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA) a affirmé qu’environ 1 000 civils affamés ont été tués par les forces israéliennes depuis la fin mai alors qu’ils tentaient d’accéder à des vivres.
Maharmeh souligne qu’Israël utilise sciemment la famine comme levier dans sa stratégie génocidaire de déplacement forcé des Palestiniens.
« Cela a commencé par la privation d’aide humanitaire suffisante, s’est intensifié avec le ciblage et l’interdiction d’agences de secours internationales – comme l’UNRWA ou World Central Kitchen – avant d’évoluer vers un système mortel de distribution d’aide à travers la GHF. Cela culmine aujourd’hui en une véritable campagne de famine au service du plan israélien de transfert forcé des Palestiniens », explique-t-il.
Des experts estiment également que le chaos constitue un élément central de la stratégie à long terme d’Israël à Gaza.
« Il devient de plus en plus évident que le chaos constitue le “plan du lendemain” d’Israël. Ses dirigeants veulent rendre Gaza ingouvernable et invivable – ils considèrent cela comme un moyen de faire pression sur le Hamas pour qu’il mette fin à la guerre ou abandonne le pouvoir », affirme Pinfold.
« Mais, plus inquiétant encore, c’est aussi une stratégie de nettoyage ethnique déguisé à Gaza. »
* Traduit de l'Anglais par Adama Bamba
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