La rivalité France-Russie en Afrique s'accentue à travers la CEDEAO
- Le retrait du Mali, du Niger et du Burkina Faso est le défi le plus important des 49 ans d'histoire de la CEDEAO en termes de potentiel de déclenchement de nouvelles répliques dans la région

Istanbul
AA/Ankara
Le directeur du Centre de recherche sur le bassin méditerranéen et les civilisations africaines (AKAF), le professeur associé, Yunus Turhan (*), a tenté de décrypter pour Anadolu (AA) ce que représente le retrait du Mali, du Niger et du Burkina Faso de la CEDEAO.
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Le dimanche 28 janvier, le Mali, le Niger et le Burkina Faso, membres de l'Alliance des États du Sahel (AES), ont annoncé leur retrait de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), ce qui a suscité de vives inquiétudes au sein de l'Union africaine (UA) et des organisations sous-régionales.
Les raisons évoquées par les pays réfractaires sont l’écart de la CEDEAO de sa philosophie fondatrice, l’éloignement du panafricanisme et l'hégémonie occidentale et française sur l’organisation.
La réponse de la CEDEAO à ces retraits est aussi intéressante.
"La Commission de la CEDEAO n'a pas encore reçu de notification formelle directe de la part des trois Etats membres sur leur intention de se retirer de la Communauté (...) Le Burkina Faso, le Niger et le Mali restent des membres importants de la Communauté et l’Autorité reste engagée à trouver une solution négociée à l'impasse politique".
Cette mesure prise par le Mali, le Niger et le Burkina Faso est le défi le plus important des 49 ans d'histoire de la CEDEAO en termes de potentiel de déclenchement de nouvelles répliques dans la région. Ces dernières années, les factions politiques et militaires ont provoqué de profondes divisions entre les pays de la région, tandis que la lutte de pouvoir entre la Russie et la France sur fond de CEDEAO refait surface.
Dans les faits, le processus politique de la CEDEAO est rempli de succès. La CEDEAO, l'une des huit communautés sous-régionales reconnues par l'Union africaine, a été créée le 28 mai 1975 à Lagos, au Nigeria, par 15 pays africains signataires de l'accord de Lagos. Au départ, il s'agissait d'une organisation axée sur l'intégration et le développement économiques, mais les pays ont inclus l'intégration militaire et politique parallèlement à l'évolution du système.
L'intervention réussie de l'organisation dans la guerre civile au Libéria en 1990 avec 3 000 soldats a conféré à la CEDEAO un prestige régional et mondial. Les opérations militaires ultérieures en Sierra Leone en 1997, en Guinée Bissau en 1999, en Côte d'Ivoire et au Liberia en 2003, au Mali en 2013 et en Gambie en 2017 ont fait de la CEDEAO l'un des acteurs sous-régionaux les plus importants en Afrique.
-La CEDEAO perd du pouvoir
Cependant, la stratégie poursuivie par la CEDEAO à la suite du coup d'État militaire du 26 juillet 2023 au Niger a non seulement affaibli la réputation de l'organisation, mais a également remis en question l'impact et l'avenir de l'union. La tentative de fermer les frontières terrestres et aériennes avec le Niger à la suite du coup d’Etat, la mise en place d'une zone d'exclusion aérienne pour tous les vols commerciaux à destination et en provenance du Niger, et le bluff raté d’une intervention militaire si le dirigeant déchu Mohamed Bazoum n’était pas libéré dans les sept jours, ont soudé d’avantage le Mali, le Burkina Faso et le Niger autour de l'Alliance des États du Sahel (AES). La déclaration d'une nouvelle alliance militaire entre eux, l'initiative de lancer leur propre monnaie nationale et enfin la décision de quitter la CEDEAO, avec le soutien de la Russie, ont créé la dualité entre la CEDEAO, orientée vers l'Occident, et l'AES soutenue par la Russie et le Chine.
Nous pouvons conceptualiser ce bloc et l'échec de la CEDEAO en fonction de trois motifs principaux.
Premièrement, le vide de pouvoir créé par l'influence déclinante de la France et de l'Occident, le plus important soutien de la CEDEAO ces dernières années. Impliqué militairement dans la région du Sahel, Paris a investi dans la CEDEAO souhaitant un partage du fardeau politique et financier. Cette stratégie a permis à la France d'intervenir à moindre coût tout en minimisant le risque d'isolement diplomatique. Cependant, après 2015, les tentatives des pays de l'Union européenne (UE) de définir une politique africaine indépendante, des facteurs tels que la migration, le terrorisme (Daech) et la Russie ont déplacé l'attention de la France vers le continent européen, et sa quête d'hégémonie à travers la CEDEAO a commencé à perdre de son influence lorsqu'elle s’est combinée à des considérations financières.
Deuxièmement, la France et la CEDEAO ne sont pas encore parvenues à prendre toute la mesure de l'évolution de la réalité géopolitique en Afrique. Aujourd'hui, le nombre et la qualité des acteurs extrarégionaux tels que la Russie et la Chine, que les pays africains soutiennent, ont augmenté. La présence de nouveaux acteurs a limité le pouvoir d'influence de la CEDEAO sur ses membres. En fait, avec la décision du Corps africain russe d'envoyer 200 soldats au Burkina Faso la semaine dernière, la présence du groupe Wagner dans de nombreux pays africains a fourni un parapluie sécuritaire aux gouvernements qui sont arrivés au pouvoir par des coups d'État.
Dans ce contexte, la lutte pour le pouvoir entre la Russie et l'Occident se manifeste clairement sur le continent africain. En fait, les mesures isolationnistes prises à l'encontre de la Russie se heurtent à une Russie plus agressive en Afrique. Moscou a rapidement progressé pour devenir chaque année le plus important fournisseur d'armes de l'Afrique. Entre 2018 et 2022, la Russie a représenté 40 % des importations africaines d'armes. Ce chiffre est supérieur aux importations totales d'armes en provenance de la France (7,6 %), des États-Unis d'Amérique (16 %) et de la Chine (9,8 %). Outre l'Algérie et l'Égypte, les principaux importateurs d'armes russes sont le Mali, le Soudan, le Niger, la République centrafricaine (RCA) et l'Angola.
Le troisième facteur est d'ordre social. En Afrique, où la relation entre gouvernant et gouverné ne se fait qu'à travers les élites politico-militaires, le désir du peuple d'être écouté par l'administration est aujourd'hui plus clairement perceptible. C'est la raison plausible pour laquelle les soldats putschistes sont descendus dans la rue après le coup d'État, ont pris contact avec le peuple et ont façonné leur discours à cet égard. En fondant leur légitimité sur le peuple et en développant une nouvelle rhétorique basée sur l'anti-occidentalisme, les putschistes ont réussi à mobiliser la société dans le cadre de la conscience ethnique, de la conscience nationale et de l'expérience historique.
Pendant de nombreuses années, la France est restée éloignée du peuple en construisant une identité linguistique centrée sur l'élite. Alors qu'un certain segment de la population s'identifiait fortement à la culture française, cette identité n'avait aucune résonance auprès des citoyens ordinaires.
La CEDEAO a commis une erreur similaire lors du récent coup d'État au Niger. En effet, le discours interventionniste, qui ignorait la réalité du groupe ethnique Hausa vivant à l'intérieur des frontières du Nigeria et du Niger, a été accueilli par une forte réaction sociale interne. Les Hausa, qui partagent une identité ethnique et religieuse commune, constituent 54 % du Niger et 30 % du Nigeria, avec une population de 80 millions d’âmes.
En fin de compte, la CEDEAO n'a pas réussi à s'adapter à l'esprit du temps. Dans une géographie où les acteurs et les facteurs sont différenciés, la capacité du Nigeria à orienter les autres États membres par l'intermédiaire de la CEDEAO s'est affaiblie. Si les évolutions récentes laissent entrevoir la possibilité pour les pays d'Afrique de l'Ouest d'instaurer un nouvel esprit de coopération entre eux, alimenté par de nouvelles dynamiques, elles ont également préparé le terrain pour la polarisation Est-Ouest de l'époque de la guerre froide.
(*) Yunus Turhan est le directeur du Centre de recherche sur le bassin méditerranéen et les civilisations africaines (AKAF) à l'université d'Ankara Hacı Bayram Veli.
(*) Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que leur auteur et ne reflètent pas forcément la ligne éditoriale de l'Agence Anadolu.