La politique de l’axe saoudo-émirati en Méditerranée orientale attise les tensions (Analyse)
La politique de l’axe saoudo-émirati en Méditerranée orientale attise les tensions (Analyse)

Ankara
AA Istanbul / Nejmeddine Akar
** Académicien, Nejmeddine Akar est le chef du département des relations internationales de l’Université turque de Mardin, Artuklu.
Le déploiement, la semaine écoulée, d’éléments militaires saoudiens dans le champ pétrolier al-Omar, le plus grand champ de Syrie, soumis au contrôle du groupe terroriste YPG/PKK, sous prétexte de protéger les experts saoudiens présents sur place, et les informations relatives à la séquestration d’un navire conduit par un équipage turc en Méditerranée par des gardes-côtes loyaux au général à la retraite Khalifa Haftar dans l’est de la Libye, ont permis de focaliser l’attention sur la politique suivie par l’axe émirato-saoudien dans l’est de la Méditerranée.
Généralement soutien du statu quo, l’axe saoudo-émirati s'est attelé récemment à développer de nouvelles politiques dans l’est de la Méditerranée après la signature d’un accord portant délimitation des frontières maritimes entre la Turquie et la Libye, ce qui peut être expliqué comme étant une tentative de transférer la concurrence géopolitique avec la Turquie à la Méditerranée orientale.
Les informations circulant sur le fait que les autorités turques et israéliennes sont « prêtes à collaborer » pour aménager un gazoduc de transport du gaz naturel de l’est de la Méditerranée vers l’Europe, ainsi que la possibilité pour une compagnie de gaz naturel, détenue par l’Etat égyptien, de participer aux enchères de gaz naturel liquéfié (GNL) d’une valeur de 7 milliards de mètres cubes pour la période s’étalant de 2020 à 2023, ont accru la probabilité que l'ensemble de ces manœuvres se rapportent aux revenus du gaz naturel.
Etant donné que l’Egypte et Israël n’ont pas d’autre choix que de coopérer avec la Turquie pour pouvoir transporter une grande quantité de leurs réserves de gaz naturel vers l’Europe, cela pourrait affaiblir les liens de l’axe saoudo-émirati avec ces deux pays.
** Approche turque de la sécurité énergétique
Les coupures à répétition de l’écoulement du gaz russe vers les pays européens à cause de la crise du gaz naturel après l’année 2006, enclenchée entre l’Europe et Moscou, a fait de la sécurité énergétique une question de politique étrangère d’une importance extrême pour les industries européennes de pointe.
Les pays européens se sont concentrés sur la recherche de ressources énergétiques alternatives et sur la diversification des voies de transport y afférentes.
Jusqu’à présent, la Russie assure, à elle seule, la livraison du tiers du gaz naturel consommé en Europe tandis que ce taux s’élève à plus de 50% dans la majorité des pays d’Europe de l’est.
La Turquie demeure une alternative importante pour réduire la dépendance de l'Europe au gaz naturel russe et pour diversifier les voies de transport d'énergie vers le continent, car la Turquie – pays situé entre d’une art les pays du Moyen-Orient et de l'Asie centrale qui fournissent près de la moitié de l'énergie consommée dans le monde et d’autre part les pays européens qui en consomment le tiers - joue un rôle majeur dans la sécurité économique et énergétique des pays qui dépendent, largement, dans leurs revenus financiers, des exportations d'énergie.
La vision de la Turquie, s’employant à « devenir une force centrale dans le domaine de l’énergie », a émergé à maintes reprises comme une question de politique étrangère au cours des vingt dernières années.
La vision de la Turquie a remporté une série de succès en faveur du pays, notamment les récents succès en termes de construction du pipeline Bakou-Tbilissi-Ceyhan, qui transporte le pétrole azerbaïdjanais vers les marchés internationaux, du gazoduc transanatolien (TANAP), qui transporte le gaz naturel de la région caspienne vers l'Europe, et du pipeline Turkish Stream destiné à transporter le gaz naturel de la Russie vers l'Europe, via la Mer noire.
En outre, et via les moyens diplomatiques et militaires, la Turquie a réussi à maintenir une place de premier choix dans la région en empêchant l’aménagement d’un passage dans le nord de la Syrie et en focalisant l’attention sur les projets régionaux et mondiaux qui visent à porter atteinte aux droits de la Turquie dans la Méditerranée orientale, s’agissant des réserves de gaz naturel.
La signature de l'accord maritime entre le gouvernement turc et le gouvernement libyen reconnu par les Nations Unies, à la fin du mois de novembre 2019, a constitué un succès diplomatique des plus décisifs et une réponse aux efforts du Forum du gaz de la Méditerranée orientale pour faire sortir la Turquie de l'équation dans la région.
Le Forum du gaz de la Méditerranée orientale a été créé par Israël, l'Italie, la Grèce, l'Égypte et Chypre, dans l'espoir d'exclure la Turquie d'obtenir sa part des richesses en gaz naturel.
A travers cet accord, la Turquie a garanti ses droits sur les réserves actuelles de gaz naturel et celles devant être découvertes dans la région et a également renforcé sa position, axiale, dans le transport des ressources énergétiques vers l'Europe.
En dépit de la signature par la Grèce, Chypre et Israël, récemment d’un accord de transfert sous l’eau de gaz naturel de la mer Méditerranée vers l'Europe, il n’en demeure pas moins que l'accord entre la Turquie et la Libye rendrait un pareil accord caduc et la construction d'un tel pipeline, même sous l'eau, impossible.
** Une faible influence de l'axe émirato-saoudien sur les politiques énergétiques internationales
L'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, qui dépendent largement pour leurs ressources provenants des exportations d'énergie, sont confrontés à de graves problèmes économiques en raison des récentes évolutions survenues sur le marché mondial de l'énergie. Ces évolutions vont au-delà des simples préoccupations économiques fondamentales, mais elles constituent une question de sécurité nationale pour ces deux pays, étant donné la nature rentière de leurs économies.
Les cours de pétrole ont connu une baisse drastique au cours des cinq dernières années et des pays comme la Russie et les États-Unis ont augmenté leurs niveaux de production pour devenir ainsi les acteurs les plus importants du marché mondial de l'énergie, et ces fluctuations énergétiques ont généré un affaiblissement de l'axe émirato-saoudien.
Le budget saoudien pour l’exercice 2020 suffit à lui seul pour résumer ces évolutions.
En effet, et selon le budget annoncé en décembre 2019, le budget total de l’Arabie saoudite pour l'exercice 2020 est d'environ un billion et 20 milliards de rials saoudiens (272 milliards de dollars US). Ce nombre est inférieur au billion et 48 milliards de riyals (279,5 milliards de dollars) du budget de l’année dernière.
Ajoutons à cela, les revenus attendus pour l'année 2020 sont de 833 milliards de riyals (222,1 milliards de dollars), alors que ce chiffre était beaucoup plus élevé en 2018, avec un total de 917 milliards de riyals (244,5 milliards de dollars). Le déficit public annuel projeté a presque doublé depuis 2018, passant de 35 à 50 milliards de dollars.
Il s'agit là de l'un des plus importants déficits de l'histoire de l'Arabie saoudite. Ces énormes déficits budgétaires, coïncidant avec la guerre du Yémen, constituent une source de difficultés pour le régime saoudien.
La Méditerranée orientale possède une position stratégique, avec ses énormes réserves énergétiques et offre une zone de transfert d’autres réserves d'énergie du Moyen-Orient vers les centres de consommation.
Depuis le début du Printemps arabe, l'axe émirato-saoudien n'a ménagé aucun effort pour renforcer sa position dans cette région stratégique; l'intervention au Yémen étant étroitement liée à la politique suivie par cet axe dans la Méditerranée orientale.
C'est la raison pour laquelle l’aménagement d'une bande frontalière dans le nord de la Syrie, l'isolement de la Turquie du monde arabe et islamique et le projet de transport qui prévoit de transférer les ressources du Moyen-Orient vers l'Europe via une voie qui exclut la Turquie, ont reçu un grand soutien des Émirats arabes unis et de l'Arabie saoudite.
La politique de l'axe EAU-Arabie saoudite à l’égard de la Syrie a été développée dans le souci de garder la Turquie et l'Iran à l'écart des zones d'influence saoudienne, y compris en mer Rouge et dans le Golfe.
Néanmoins, les récentes initiatives, telles que l'accord sur la région démilitarisée à Idleb, les opérations « Rameau d’olivier », « Bouclier de l’Euphrate » et « Source de paix », ont rendu la crise syrienne plus gérable pour Ankara.
Cette situation a accordé à la politique étrangère turque une plus grande marge de manœuvre après des années de forte concentration sur la crise syrienne, dont l’accord avec la Libye représente un des plus probants résultats.
En réalité, l'axe émirato-saoudien a exprimé à maintes reprises son intention de déployer des unités militaires en Syrie depuis 2015.
La récente tentative des Saoudiens, après que la Turquie ait aménagé une zone sécurisée, par le biais d'initiatives militaires et diplomatiques, soulève des doutes en termes de timing, et reflète les efforts de Riyad visant à aggraver les problèmes causés par la crise syrienne en Turquie ainsi qu’à entraver les initiatives turques.
Il convient de noter que la tendance généralisée à l'utilisation de voitures électriques et à l'abandon des sources d'énergie polluantes a révolutionné le marché mondial de l'énergie, en apportant des sources alternatives d’énergie telles que le gaz naturel.
Cette tendance mondiale a affaibli l’Arabie saoudite, le deuxième plus grand représentant après le Venezuela du marché pétrolier, avec environ 266 milliards de barils de réserves de pétrole, ce qui a attiré l'attention sur ses concurrents régionaux tels que le Qatar et l'Iran, qui possèdent de grandes quantités de réserves de gaz naturel.
Compte tenu de ces changements survenus sur le marché mondial de l'énergie, les relations étroites de la Turquie avec le Qatar et l'Iran, son potentiel géopolitique inédit, et les rôles décisifs qu'elle peut jouer dans le domaine du transport des réserves d'énergie du Moyen-Orient et de la Méditerranée orientale, pourraient conduire à la marginalisation des Saoudiens sur le marché mondial de l'énergie.
** La coopération avec la Turquie est nécessaire pour transporter le gaz naturel
La position de la Turquie en tant que moyen le plus approprié et le plus sûr pour transporter du gaz naturel vers l’Europe commande que des pays comme l’Égypte et Israël - qui disposent de grandes quantités de réserves de gaz naturel - coopèrent avec la Turquie. Cela serait de nature à affaiblir les relations tissées entre l'axe émirato-saoudien avec ses principaux alliés, en l’occurrence, l’Égypte et Israël, dès lors que la signature d'accords de pipeline pourrait créer des périodes de coopération à long terme entre les pays signataires.
Les initiatives diplomatiques et militaires prises par la Turquie peuvent annihiler l’influence de l’axe émirato-saoudien sur la scène régionale et les marchés mondiaux de l'énergie, si les réserves de gaz naturel de la Méditerranée orientale sont acheminées vers des pays européens via des pipelines déjà en service, tels que le « gazoduc anatolien » (Tanap) et « Turkish Stream ».
En examinant de plus près les rôles diplomatiques et militaires que l'axe émirato-saoudien souhaite jouer dans les crises au sein des pays tels que la Syrie et la Libye, il est clair que l'axe en question continue à adopter des politiques d'exclusion contre la Turquie, afin de l'empêcher de devenir une force centrale dans les dynamiques de l’énergie mondiale.
Il est possible d’expliquer le déploiement par l'axe émirato-saoudien d’unités militaires dans le nord de la Syrie et le soutien apporté aux efforts du général à la retraite Haftar pour renverser le gouvernement libyen légitime, reconnu par les Nations Unies, comme une réaction à l'accord turco-libyen et à l’opération « Source de paix », ainsi qu'une tentative qui vise à contraindre la Turquie à focaliser toute son attention sur la sécurité de ses frontières sud, ce qui fait de la crise syrienne un élément de restriction de la politique étrangère turque.
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