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France : tensions entre service public, médias privés et régulateur après le reportage à propos de Cnews

- Le reportage de Complément d’enquête sur France 2, consacré à CNews et à son groupe propriétaire Vincent Bolloré, relance le débat sur le pluralisme, la concentration des médias et le rôle de l’ARCOM

Şeyma Erkul Dayanç  | 28.11.2025 - Mıse À Jour : 28.11.2025
France : tensions entre service public, médias privés et régulateur après le reportage à propos de Cnews

Istanbul

AA / Istanbul / Seyma Erkul Dayanc

Le paysage audiovisuel français traverse une période de fortes tensions, accentuée par la diffusion, le 27 novembre 2025, d’un reportage de l’émission Complément d’enquête sur France 2, consacré à la chaîne d’information CNews, appartenant à l’empire de Vincent Bolloré.

L’émission s’appuie sur un rapport de Reporters sans frontières (RSF) et sur des témoignages d’anciens collaborateurs de la chaîne, et met en lumière plusieurs pratiques controversées qui auraient contribué à la diffusion de discours islamophobes et à un déficit de pluralisme éditorial.

Selon le reportage, certains chroniqueurs de CNews se seraient « fait un plaisir de jeter en pâture les noms Mohamed ou Abdelkader » pour alimenter des polémiques et distiller l’idée qu’« il faut se méfier des Musulmans ». Des collaborateurs auraient également été sollicités pour filmer des scènes illustrant l’islamisme à Roubaix — boucheries halal, personnes en djellaba — et donner la parole à des représentants du Rassemblement National, pour démontrer selon eux la présence de « fanatiques dans les rues », d’après G. William Goldnadel, avocat et essayiste, président d’Avocats sans frontières. Un ancien journaliste de la chaîne rapporte même avoir reçu des consignes étonnantes : « À partir de maintenant, on ne va plus faire que du muslim, muslim, muslim ». Entre 2020 et 2024, le mot « islam » a été utilisé à 30 993 reprises sur CNews, selon le reportage.

L’émission a également révélé un enregistrement inédit datant de septembre 2015 dans lequel Vincent Bolloré assure à des journalistes d’i-Télé qu’aucun projet politique n’est lié à ses investissements dans les médias. La séquence a été largement commentée, alors que de nombreux observateurs pointent, depuis plusieurs années, une évolution de la ligne éditoriale des médias du groupe vers une orientation conservatrice.

RSF et ARCOM : diagnostics divergents

Au cœur de la controverse se trouve le rapport de RSF, affirmant que CNews ne respecterait pas ses obligations de pluralisme. Selon l’ONG, la chaîne contournerait la régulation en diffusant principalement de nuit de longs extraits d’interventions politiques issues d’archives pour augmenter artificiellement le temps d’antenne attribué à la gauche, tandis que les débats en plateaux seraient dominés par des figures conservatrices.

L’ARCOM réfute ces conclusions. Selon des informations publiées par Le Point, le régulateur aurait été « surpris » par la parution du rapport. Après examen des données du mois de mars 2025, l’ARCOM estime qu’il n’existe « aucun problème particulier » de pluralisme sur CNews, et rejette toute accusation de « contournement des règles ». Elle souligne que ses évaluations se font sur des cycles trimestriels, contrairement à l’analyse mensuelle réalisée par RSF.

RSF maintient néanmoins la validité de son rapport, assurant avoir contacté à plusieurs reprises l’ARCOM — sans réponse — et rappelant que la régulation des chaînes d’information en continu s’effectue bien sur une base mensuelle depuis la délibération du 17 juillet 2024.

France Télévisions avait annoncé travailler à la coupe d’un graphique critiqué par l’ARCOM. Cependant, la séquence est finalement restée à l’antenne. Selon Complément d’enquête, la modification n’a pas pu être réalisée à temps. La décision a été dénoncée par plusieurs personnalités politiques et médiatiques qui y ont vu la diffusion d’une « fausse information ».

Autre symbole de la crispation : Pascal Praud, présentateur phare de CNews, a décliné la proposition de venir débattre avec l’équipe de l’émission.

Enjeux de contenu et lignes éditoriales

Plusieurs sources dénoncent une discipline éditoriale stricte sur CNews, où Serge Nedjar, bras droit de Vincent Bolloré, contrôlerait les éléments de langage, recadrerait les présentateurs et modifierait les bandeaux d’antenne. L’émission et les témoignages pointent également un biais politique dans le choix des invités et des sujets : les voix centristes et de gauche seraient marginalisées ou tournées en dérision, tandis que des animateurs comme Pascal Praud ou Laurence Ferrari afficheraient des positions conservatrices ou proches de l’extrême droite.

La question du lien avec la Russie est également soulevée : la chaîne aurait ouvert ses antennes à des personnalités favorables au Kremlin, comme Xenia Fedorova, ancienne directrice de l’information de Russia Today France, contribuant à un narratif pro-russe dans un contexte international tendu. Selon l’émission, ces choix éditoriaux démontreraient une dérive systémique, mêlant militantisme, propagande et orientation politique assumée mais non déclarée.

Contexte historique : guerre médiatique entre Bolloré et le service public

Cette confrontation s’inscrit dans une guerre médiatique ancienne entre le service public et le groupe Bolloré. L’affaire dite Legrand-Cohen, impliquant les journalistes Thomas Legrand et Patrick Cohen, avait déclenché une escalade des tensions avec des accusations de connivence politique et de partialité dans le traitement de sujets sensibles comme l’immigration ou la sécurité.

Les médias du groupe Bolloré reprochent aux chaînes publiques un biais en faveur de la gauche et la diffusion d’une information orientée, tandis que France Télévisions et Radio France dénoncent une « campagne de dénigrement systématique et quotidienne » et ont saisi le tribunal des affaires économiques pour atteinte à leur image. La direction de CNews a rejeté ces accusations, les qualifiant d’« irresponsables » et affirmant que l’offensive visait à nuire à la réputation de la chaîne.

Parallèlement, le retrait de la fréquence TNT de C8 pour non-conformité et sanctions répétées liées aux contenus diffusés illustre la tension entre régulation et groupes privés, une première depuis la création de la TNT.

D’autres enjeux structurants incluent la concentration des médias, les sondages commandés par des groupes privés (comme CSA, appartenant à Bolloré), et le rôle de l’ARCOM, critiqué pour son efficacité jugée insuffisante malgré un financement public conséquent. Cette rivalité met en lumière les questions de pluralisme de l’information, la crédibilité du service public, et la nécessité d’un cadre démocratique clair pour l’audiovisuel à l’approche des élections présidentielles de 2027.

Développements récents

En novembre 2025, France Télévisions et Radio France ont officiellement assigné CNews, Europe 1 et JDD en justice pour « dénigrement », dans le contexte de l’affaire Legrand Cohen. Dans le même temps, l’ARCOM a retiré la fréquence TNT de C8, autre chaîne du groupe Bolloré, pour non-conformité et sanctions répétées — une première depuis la création de la TNT.

Une reconfiguration majeure du paysage médiatique

Au-delà des polémiques individuelles, cette confrontation met en lumière des enjeux cruciaux pour le paysage médiatique français :

  • le pluralisme de l’information,
  • la crédibilité du service public à l’approche de l’élection présidentielle de 2027,
  • la concentration croissante des médias dans les mains d’acteurs privés,
  • et la capacité réelle de l’ARCOM à faire respecter les règles qu’elle édicte.

L’épisode de Complément d’enquête n’a pas clos le débat, mais l’a élargi. Il confronte trois institutions — service public, groupe Bolloré, régulateur — dont le rôle dans la formation de l’opinion et le fonctionnement démocratique apparaît désormais plus que jamais scruté. Cette confrontation met en lumière l’équilibre fragile entre liberté éditoriale, contrôle démocratique et responsabilité des médias, et souligne l’importance d’un débat continu sur la place et l’influence des chaînes d’information dans la société française.


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