Financement de Daech : au tribunal, les ex-cadres de Lafarge détaillent la chaîne de décision syrienne
- Anadolu avait publié le 7 septembre 2021 des documents montrant que l'entreprise française Lafarge finançait l'organisation terroriste Daech au vu et au su des services de renseignement français
Ile-de-France
AA / Paris / Esra Taskın
En France, dans le cadre du procès où le cimentier Lafarge est jugé pour « financement d'une organisation terroriste », le tribunal a entendu les déclarations des accusés concernant leurs liens avec l'entreprise.
Les audiences du procès, où Lafarge en tant que personne morale et 8 accusés sont jugés pour les mêmes chefs d'accusation, avaient repris le 18 novembre devant le tribunal correctionnel de Paris après une pause d'environ deux semaines.
La présidente du tribunal, Isabelle Prévost-Desprez, a écouté lors des audiences des trois derniers jours les déclarations des accusés sur la manière dont leurs chemins ont croisé celui de Lafarge et sur la nature de leurs relations avec l'entreprise.
Bruno Pescheux, ancien PDG de Lafarge Cement Syria (LCS), la filiale syrienne de Lafarge, entre 2008 et 2014, a rappelé qu'après le début de la guerre civile en Syrie, la France avait conseillé à ses ressortissants de quitter le pays dès 2012.
Pescheux a expliqué que la même année, l'entreprise avait commencé à suivre ses activités en Syrie depuis l'Égypte, soulignant qu'un comité de crise avait été créé à l'époque concernant ces activités.
« (Les réunions) ont d'abord commencé une fois par mois, puis une fois par semaine et ont fini par être quotidiennes », a déclaré Pescheux, précisant qu'il avait averti ses supérieurs des difficultés et problèmes dans la région, proposé différentes options, y compris l'arrêt des activités de l'entreprise, et demandé à changer de poste.
Pescheux a noté qu'en réponse, il avait reçu de ses supérieurs la réponse « On continue » concernant les activités en Syrie, ajoutant : « Ma mission était de rester ici (en Syrie), d'assurer la sécurité du personnel et de faire fonctionner l'usine. »
Frédéric Jolibois, ancien PDG de LCS entre 2014 et 2016, a déclaré qu'on ne lui avait donné que quelques jours pour accepter ou non le poste en Syrie, soutenant qu'il avait commencé sa mission sans avoir une connaissance suffisante des conditions dans la région.
- « J'ai interdit à Pescheux d'aller à Damas », déclare Christian Herrault
L'accusé Christian Herrault, ancien directeur général adjoint chargé des opérations de Lafarge de 2012 à 2015, a mentionné avoir appris d'un fonctionnaire de l'ambassade de France en Jordanie, alors qu'il était en poste, que Pescheux s'était rendu à Damas et avoir agi en conséquence : « J'ai interdit à Pescheux d'aller à Damas », a-t-il dit.
Jacob Waerness, qui a travaillé un temps pour les services de renseignement en Norvège et a officié comme personnel de sécurité chez Lafarge de 2011 à 2013, a déclaré qu'il était devenu difficile de se déplacer dans la région durant cette période, mais qu'il avait continué à faire des allers-retours à l'usine de ciment en Syrie.
Waerness a exprimé qu'après le retrait du régime déchu d'Assad de la zone où se trouvait l'usine Lafarge, un sérieux vide sécuritaire s'était créé : « C'était un changement important en Syrie car (ce pays) a vécu sous un régime strict pendant des décennies », a-t-il dit.
- « Lafarge était un terrain propice pour que j'accède à ces informations », déclare Al Jaloudi
L'accusé jordanien Ahmad Al Jaloudi, qui a travaillé comme personnel de sécurité au sein de Lafarge en 2013-2014, a noté qu'il travaillait auparavant pour les services de renseignement jordaniens et qu'après sa retraite, il devait obtenir la permission de cette unité pour travailler dans une zone de conflit.
Al Jaloudi a déclaré : « Je devais obtenir l'approbation des unités de renseignement pour travailler en Syrie », précisant qu'il avait pu travailler au sein de LCS après avoir reçu cette approbation.
Racontant qu'il avait fourni des informations concernant des prisonniers étrangers aux mains d'une organisation terroriste suite à la question d'un responsable du renseignement jordanien, Al Jaloudi a déclaré : « Lafarge était un terrain propice pour que j'accède à ces informations. »
Al Jaloudi a soutenu qu'il avait également informé son supérieur au sein de Lafarge, Jean-Claude Veillard, et que grâce à ces informations, Veillard avait pu tenir des réunions avec la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) française et le ministère français de la Défense, affirmant : « Je fournissais des renseignements utiles dans la lutte contre les terroristes. »
- « J'ai été surpris de découvrir qu'il y avait certaines failles », a exprimé Bruno Lafont
Bruno Lafont, PDG de Lafarge entre 2006 et 2015, a déclaré qu'il pouvait intervenir par appels téléphoniques lorsque les choses tournaient mal au niveau de l'entreprise.
Indiquant qu'un employé pouvait transmettre la situation au supérieur de son supérieur lorsqu'il était mécontent de quelque chose, Lafont a déclaré : « Les systèmes (concernant Lafarge) en Syrie ont-ils failli ? En lisant le dossier, j'ai été surpris de découvrir qu'il y avait certaines failles. »
Le tribunal a également entendu les explications de l'accusé syrien Amro Talep, soupçonné d'être un intermédiaire entre Lafarge et les fournisseurs de matières premières liés aux groupes armés de la région, ainsi que celles de l'entreprise Lafarge jugée en tant que personne morale. L'accusé syrien Firas Tlass, soupçonné d'être un intermédiaire auprès des groupes armés de la région, n'a quant à lui pas assisté à l'audience.
- « Il ne faut pas exagérer les raisons financières liées aux décisions prises », ajoute Lafont
Par ailleurs, selon une information du journal Le Monde, Lafont a soutenu lors de l'audience d'hier que le maintien de l'entreprise en Syrie ne reposait pas sur un calcul économique, déclarant : « Il ne faut pas exagérer les raisons financières liées aux décisions prises. »
Prétendant avoir été mal informé sur la situation dans la région, Lafont a commenté au sujet de LCS : « Je pense que les informations me sont parvenues trop tard. Au moment où j'ai dit 'On ferme', le 27 août 2014, c'était probablement trop tard. »
- Anadolu avait publié des documents prouvant que Lafarge finançait Daech
Anadolu avait publié le 7 septembre 2021 des documents montrant que l'entreprise française Lafarge finançait l'organisation terroriste Daech au vu et au su des services de renseignement français ; ces documents avaient eu un large écho dans le monde entier.
Selon ces documents, Lafarge informait constamment les services de renseignement français de ses relations avec l'organisation terroriste Daech. Les services de renseignement et les institutions étatiques françaises n'ont pas averti Lafarge qu'elle commettait un crime contre l'humanité en finançant le terrorisme et ont admis cette situation dans des procès-verbaux secrets. Daech a utilisé le ciment acheté à Lafarge pour la construction d'abris et de tunnels.
Dans le cadre de l'enquête ouverte contre l'entreprise en juin 2017, certains hauts dirigeants, dont le PDG de Lafarge Bruno Lafont, avaient été inculpés pour « financement du terrorisme ».
L'accusation de « complicité de crimes contre l'humanité » portée contre l'entreprise en juin 2018 avait été annulée en novembre 2019.
Les parties civiles au procès, l'ONG de lutte contre la corruption Sherpa et le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits de l'homme, avaient fait appel de cette annulation devant la Cour de cassation.
Le 7 septembre 2021, la Cour de cassation française avait pris une décision ouvrant la voie à une inculpation pour « complicité de crimes contre l'humanité » en raison du financement par Lafarge des terroristes de Daech en Syrie.
La cour d'appel de Paris avait confirmé le 18 mai 2022 l'ouverture d'une enquête pour « complicité de crimes contre l'humanité » contre le cimentier français Lafarge, dont le financement de l'organisation terroriste Daech en Syrie a été prouvé par les documents obtenus par Anadolu.
En janvier 2024, la Cour de cassation française avait rejeté la demande d'annulation des accusations de « complicité de crimes contre l'humanité » portées contre le géant du ciment Lafarge, décidant de la poursuite de l'instruction.
Les trois juges d'instruction chargés de l'enquête avaient décidé le 16 octobre 2024 de renvoyer devant le tribunal le groupe Lafarge et quatre anciens dirigeants de l'entreprise, accusés d'avoir financé une organisation terroriste et d'avoir violé l'embargo de l'Union européenne (UE) interdisant toute relation financière et commerciale avec des organisations terroristes, y compris Daech.
- Traduit du turc par Mariem Njeh
