Brésil : Un document de la CIA ré-ouvre le dossier opaque de la dictature militaire

Brazil
AA / Rio de Janeiro / Kakie Roubaud
Un document de la CIA révèle qu’en 1974, le général Ernest Geisel, président du Brésil jusqu’en 1978 avait donné son aval pour que les exécutions des opposants au régime militaire continuent.
C’est ce que prouve un document déclassé, retrouvé par un chercheur brésilien dans des archives de la CIA et qui a fait, ce week-end, les Une de la presse brésilienne.
L’avant dernier dictateur militaire était pris, jusqu’ici, pour un modéré, un artisan de «l’ouverture» et de «la transition» vers un retour à la démocratie.
La dictature militaire au Brésil a duré 20 ans, de 1964 à 1985.
Avec ce document, le Brésil découvre que, non seulement, Ernest Geisel et son successeur savaient, mais aussi qu’ils commandaient et avaient personnellement donné leur accord aux exécutions.
La CIA a récemment autorisé la publication de 404 documents jusqu’ici tenus secrets, dont ce mémorandum exhumé par un chercheur brésilien de la Fondation Getulio Vargas (FGV), une école supérieure en économie et en relations internationales.
Signé de la main de William Colby, le directeur de la CIA , adressé à Henry Kissinger, alors secrétaire d’État et daté du 11 avril 1974, il raconte une rencontre secrète survenue quinze jours plus tôt, le 30 mars 1974, entre quatre généraux brésiliens.
Il y a, là, les deux chefs du service de renseignement des armées (CIE), la général Ernest Geisel choisi par la junte militaire pour être le président du Brésil et Joao Figueiredo, alors chef du Service d’Information (SNI) qui lui succédera bientôt à la tête du pays.
Selon ce document, Milton, le général sortant, chargé de l’information au sein de l’armée, fait tout d’abord l’éloge du «bon travail» de répression effectué par ses services durant l’administration précédente, des militaires également.
Puis, il souligne que «le Brésil ne peut pas ignorer la menace terroriste». Il dit que «les méthodes extra-légales doivent continuer d’être employées contre les dangereux subversifs», toujours selon le chef de la CIA.
Et il ajoute que «104 personnes de cette catégorie ont été sommairement exécutées par la CIE l’an dernier».
Le chef de la SNI approuve immédiatement et il défend que cette politique doit continuer. Mais le président Geisel est lui, plus réticent, car cela peut porter préjudice, dit-il, à «certains aspects de sa politique». Il demande quelques jours pour réfléchir.
Le 1er avril, Ernest Geisel demande, pourtant, au chef de la SNI que cette politique d’élimination continue mais sous certaines conditions. «Il faudra prendre des précautions et avoir la certitude que seuls les subversifs dangereux soient exécutés», relate William Colby.
Le général Geisel et le chef de la SNI, successeur à la présidence (1979 à 1985) conviennent alors que la SNI doit coordonner la persécution. Le service d’information des armées (CIE) doit désormais s’adresser au «Planalto», l’Elysée brésilien, lorsqu’il prendra un suspect !
«Geisel a juste essayé de discipliner la politique d’assassinat systématique pour ne pas perdre le contrôle de la situation au profit de la ligne dure» commente aujourd’hui Cid Benjamin, ex-prisonnier politique, journaliste et enseignant.
Ex-militant, lui même, du MR8 (Mouvement révolutionnaire du 8 octobre), il est l’un des auteurs du spectaculaire enlèvement de l’ambassadeur des Etats-Unis qui, en 1969, avait permis que 15 prisonniers politiques, parmi lesquels figurait un leader étudiant, soient libérés.
«Sur la fiche de l’enquête me concernant, il est écrit que je suis «un dangereux subversif en raison de mon haut degré de dangerosité». C’ est dire le niveau de la police civile», confie-t-il.
Le Brésil fera des enlèvements de diplomates, son label de guérilla: de septembre 69 à décembre 70, ce seront quatre prises d’otages de diplomates étrangers (Etats-Unis, Japon, Allemagne, Suisse) aboutissant à la libération de 115 prisonniers politiques.
Capturé à l’issue d’une scène de chasse rocambolesque dans une boulangerie, torturé puis échangé, à son tour, contre la libération de l’ambassadeur suisse, Cid Benjamin avait 20 ans lorsqu’il a été exilé en Algérie puis en Suède.
«Le document de la CIA qui implique directement les généraux n’est que la confirmation de ce qu’on savait déjà», commente-il à Anadolu. «Mais on n’en avait aucune preuve. Maintenant au moins, on en a une».
Il précise que la politique des assassinats «sélectifs» a commencé au cours du second semestre de 1979.
Parmi ces militants qui refusaient la prise de contrôle du Brésil par les forces armées et qui ont vu leurs pères illégalement détenus et leurs enfants torturés, les corps de leurs compagnons jamais retrouvés et leurs compagnes violées, il y avait de nombreuses femmes.
L’ex-présidente Dilma Rousseff est l’une d’elles. Militante du mouvement révolutionnaire VAR-Palmares, elle a été sauvagement torturée à l’âge de 22 ans.
Il y avait aussi Ana Muller, avocate des prisonniers politiques. Elle commente dans un échange de mails avec Anadolu : «Brasser toute cette boue rouvre des blessures et ça fait mal. Il y avait un commandement et l’ordre était de tuer. C’était une politique d’État».
Pour Eunicio Cavalcante, 85 ans et la mémoire précise, au jour près, de chaque événement, «Ce qui est choquant, ce n’est pas d’avoir la confirmation de cette responsabilité. C’est que les militaires brésiliens, eux, continuent de nier et qu’ils refusent d’ouvrir leurs archives».
Sergent dans l’Infanterie de Marine, ex-militant à Sao Paulo auprès de Carlos Marighiela, le leader de l’Action de Libération Nationale (ALN), ce dissident raconte qu’aux premiers échelons de l’armée, nombreux sont ceux qui voulant défendre la démocratie, furent arrêtés.
«Il faut entendre aujourd’hui Raul Jungman, l’actuel ministre de la Défense dire que ce document ne porte pas préjudice à l’honneur des Forces Armées… Ce sont des assassins cyniques».
Il rappelle que l’attentat du Rio Centro est survenu le 30 avril 1981.
Une bombe supposée faire croire à un attentat terroriste de gauche avait explosé sur un siège de la police militaire, tuant ses porteurs.
Le président du club militaire ainsi que Jair Bolsonaro, ardu défenseur de la peine de mort et pré-candidat à la présidentielle ont mis en doute la validité du document de la CIA, disant qu’il valait «peanuts».
Mais pour Francisco Mendes, professeur d’histoire, ex-militant lui aussi de l’ALN, mouvement de guérilla urbaine et rurale, cette implication avérée du plus haut niveau de la hiérarchie militaire ne fait plus aucun doute.
Il prêtait assistance au mouvement et louait des «planques» sur Rio lorsqu’à 27 ans, il a été capturé après que plusieurs prêtres, impliqués dans cette résistance, aient cédé aux sévices barbares pratiqués par les militaires.
Exilé, son nom placé sur une liste de 70 personnes, en échange lui aussi de l’ambassadeur suisse, il commente : «C’est sous Geisel, en 75 que le journaliste Vladimir Herzog a été assassiné ainsi qu’un militant ouvrier en 76. Motifs officiels : suicides par pendaison».
Il rappelle le massacre de la Lapa: la direction Parti communiste du Brésil décapitée.
En 2014, trente ans après le coup d’État militaire, la Commission Nationale de la Vérité chargée de faire toute la lumière sur cette période opaque, a produit un dossier de 1300 pages au terme de 30 mois d’enquête.
Selon cette commission, 434 personnes au moins, ont été exécutées sommairement par la junte des militaires brésiliens et 400 agents de l’État dont 190 encore vivants, ont été directement mis en cause.
Mais la loi de l’Amnistie promulguée à la sortie de la dictature protège les assassins. Après l’impeachment de Dilma Rousseff , aucun responsable de ces exécutions d’État n’a été emprisonné ou puni...
Pour Cid Benjamin, auteur de plusieurs livres sur cette période, reste une question: un des quatre généraux brésiliens a trahi une réunion supposée rester secrète. Car William Colby chef de la CIA, n’était pas physiquement présent ce jour là.
Il en a pourtant été informé. Alors qui des quatre généraux brésiliens était l’espion des Etats-Unis? La réponse se trouve dans l’article 1 du mémorandum qui accuse les généraux.
Mais cet article n’a pas été déclassé par la CIA.