Ben Jelloun: "Bombarder un lieu où il n'y a que des familles et massacrer tout le monde, c'est un génocide"
- L'écrivain français d'origine marocaine, Tahar Ben Jelloun, a fait des déclarations à Anadolu concernant les attaques israéliennes contre Gaza mais aussi sur l'islamophobie en Occident
Ankara
AA / Ankara / Yasemin Kalyoncuoglu
Tahar Ben Jelloun, écrivain français d'origine marocaine, dont les livres sont lus dans de nombreux pays et en Türkiye, a déclaré que les massacres perpétrés par Israël à Gaza constituaient un génocide
"J'ai écrit une lettre à Netanyahou pour lui dire qu'il avait perdu la guerre, car même s'il tue tout le monde, la Palestine restera là et le peuple palestinien existera toujours".
Tahar Ben Jelloun, auteur de livres tels que "L'enfant de sable", "La nuit sacrée", "L'auberge des pauvres", "Le racisme expliqué à ma fille", qui ont été traduits en turc, ainsi que "L'islam expliqué aux enfants" et "Les amants de Casablanca", et lauréat du prix Goncourt, l'un des prestigieux prix littéraires français, est venu à Ankara dans le cadre d'une l'organisation de l'Institut français.
Né au Maroc en 1944, Ben Jelloun a fait ses études secondaires dans la ville de Tanger et a émigré en France en 1971, où il a étudié la sociologie et la psychiatrie sociale.
Ben Jelloun, qui a écrit plus de 30 livres, a reçu le prix Goncourt en 1987 pour son roman "La Nuit Sacrée", devenant ainsi le premier écrivain marocain à recevoir ce prix en France.
Ben Jelloun, dont les œuvres traitent des problèmes de son pays, du racisme, des questions liées à l'immigration et de l'islamophobie, poursuit son activité de journaliste, qu'il a commencée dans les années 1970, en publiant des articles sur des questions sociales et politiques dans le quotidien français Le Monde.
L'écrivain a répondu aux questions du journaliste de l'Agence Anadolu (AA) concernant son aventure littéraire, les massacres en Palestine et à Gaza, dont il a parlé dans ses livres, et l'islamophobie croissante dans le monde.
- Avez-vous eu l'occasion de visiter la Türkiye ?
Tahar Ben Jelloun : Malheureusement, je n'ai pas eu l'occasion de visiter la Turquie. Je suis venu à Istanbul il y a 20 ans pour promouvoir mes livres et ce fut un voyage très rapide.
- Y a-t-il un roman sur lequel vous travaillez actuellement ? C'est une chose curieuse chez les littéraires, est-ce que vous retournez lire vos anciens romans, est-ce que vous vous dites " si j'écrivais ce livre aujourd'hui, j'écrirais différemment " ?
Tahar Ben Jelloun : Je travaille sur la suite de mon roman "Les amants de Casablanca", paru l'année dernière, une histoire de mariage dans la classe moyenne de Casablanca, dans le Maroc contemporain. Je ne relis jamais mes livres et je les oublie.
- Vous vivez en France et vous n'avez jamais perdu le contact avec votre Maroc natal, n'est-ce pas ?
Tahar Ben Jelloun : Oui, bien sûr, j'y vais 4 à 5 mois par an, j'ai besoin du Maroc parce que la plupart de mes livres parlent du Maroc. Si nous prenons la définition de Balzac de ce qu'est un romancier, il dit : " Un romancier est le témoin de son époque ", et mon époque, c'est le Maroc. Je ne peux pas me détacher de mon pays."
- La littérature prend-elle un visage différent avec l'âge ? Quel bilan faites-vous en comparant la première période de votre carrière littéraire à celle d'aujourd'hui ?
Tahar Ben Jelloun : Quand j'ai commencé à écrire, j'ai eu beaucoup de mal. Je voulais livrer le roman à un éditeur qui ne me critiquerait pas, qui me dirait : " C'est bien, c'est bien ". J'ai la même difficulté aujourd'hui, mais je suis habitué, et la veille de la publication d'un roman, je ressens la même angoisse et la même excitation qu'il y a 50 ans. A tout âge, on peut se tromper, à tout âge, on peut écrire un mauvais livre. Un écrivain doit être très exigeant envers lui-même.
- "J'ai été inspiré par des cinéastes"
- Vos livres sont fluides et vous aimez la description. Quelles sont les figures littéraires qui vous ont influencé dans votre jeunesse ? Quels sont les facteurs qui ont influencé et nourri votre vie littéraire ?
Tahar Ben Jelloun : Quand j'étais jeune, nous étions à Tanger, il y avait donc peu de distractions. Il y avait une bibliothèque française où j'empruntais et lisais deux livres par semaine. J'ai lu Balzac, Victor Hugo, Jules Verne et différents poètes. Lorsque j'ai commencé à écrire, les personnes qui m'ont le plus influencé n'étaient pas des écrivains, mais des cinéastes, des réalisateurs. La technique de la narration exige que vous fassiez attention à ne pas ennuyer le lecteur ou le spectateur. J'ai été inspiré par de grands cinéastes comme Alfred Hitchcock, Fritz Lang et John Ford, des gens qui aimaient raconter leur pays et leurs histoires à travers le cinéma. Les écrivains ont également eu une influence sur moi, bien sûr, parce que je lisais tout le temps.
- Je ne fais pas confiance aux êtres humains
- Vous écrivez des livres centrés sur l'être humain. D'après vos observations dans les pays que vous avez visités depuis les années 1970, les modèles comportementaux des sociétés et des hommes ont-ils changé, quelle est votre appréciation ?
Tahar Ben Jelloun : J'ai toujours été un humaniste. Dans mon pays, le Maroc, j'ai milité pour les droits de l'homme, en commençant par les droits des femmes. Mon premier roman portait sur la situation des femmes et j'ai continué. Aujourd'hui, nous voyons ce qui se passe dans le monde. L'Ukraine, Gaza, l'Afrique qui se complique, les dictateurs qui arrivent au pouvoir dans certaines régions... Tout cela est très effrayant car nous avons affaire à des gens qui ne respectent ni la loi ni la justice. C'est pourquoi je n'ai pas confiance en l'humanité, en l'homme, mais en tant que simple citoyen, je continue à écrire et à condamner ce manque d'humanité chez les hommes politiques.
- L'immigration a toujours été un sujet dans ma littérature.
- Partout dans le monde, il y a un problème d'immigration. Vous avez émigré du Maroc vers la France à l'âge de 27 ans et la France vous a peut-être accepté en tant qu'immigré pendant un certain temps. Vous analysez également cette question dans vos livres. Comment la situation des immigrés a-t-elle évolué au cours des 40 à 50 dernières années ?
Tahar Ben Jelloun : Nous vivons une époque où les immigrés sont partout, et cela est dû aux politiques de la période précédente : politiques coloniales, sous-développement et politiques racistes. A ces raisons s'ajoute aujourd'hui le problème du climat. En France, l'immigration a été une conséquence directe du colonialisme. Dans les années 40, 50 et 60, les Français sont allés en Algérie, au Maroc et en Tunisie pour recruter de la main d'œuvre et des ouvriers pour leurs usines. À partir des années 70 et 75, le gouvernement français décide, dans une optique humanitaire, de regrouper les migrants et leurs familles. Les hommes travaillant en France ont le droit de faire venir leur femme et leurs enfants. Dès lors, de nouvelles naissances allaient commencer et une nouvelle génération allait émerger, non pas d'immigrés mais d'enfants d'immigrés. Ces enfants l'ont très mal vécu. Ils avaient le sentiment de ne pas être reconnus, de ne pas être accueillis comme il se doit. Ils ont fréquenté des écoles de mauvaise qualité et sont devenus des Français de seconde zone.
Je n'étais pas un migrant économique, à une époque il était très difficile pour les intellectuels de vivre au Maroc, alors je suis venu en France parce que certains de mes amis souffraient à cause de leurs idées. En France, j'ai alphabétisé des immigrés. L'immigration a toujours été un sujet dans ma littérature. Je pense qu'il est important de témoigner de ce qu'ils vivent et d'écrire à ce sujet, car ils ne vivent pas de bonnes choses.
- "Ce qui se passe à Gaza est une tragédie, un génocide".
- Vous avez écrit des livres pour expliquer l'islam et vous parlez de l'islam en France. Aujourd'hui, il y a une montée de l'islamophobie. A Gaza, 14 000 enfants ont perdu la vie avec les massacres d'Israël. Comment ce massacre va-t-il s'arrêter, quelle est votre évaluation de ce problème qui suscite l'inquiétude dans le monde entier ?
Tahar Ben Jelloun : Je n'ai pas écrit le livre "Le racisme expliqué à ma fille ", et le livre "L'islam expliqué à mes enfants" en tant qu'écrivain et sociologue, mais en tant que simple citoyen, en tant que père, pour inciter les enfants français à comprendre ce qu'est l'islam. C'est une question d'éducation et de pédagogie. Mais il y a beaucoup de questions, comme les événements avec le foulard, l'islamisme qui devient une idéologie, le terrorisme. Nous confondons l'abus de l'islam avec l'idéologie d'un État islamique. En Occident, on ne sait pas très bien ce qu'est l'islam, qui est dépeint différemment. Il y a très peu de gens qui peuvent parler de l'Islam de manière correcte.
Ce qui se passe à Gaza est une souffrance pour nous. Il est vrai que j'ai condamné publiquement l'attaque du Hamas le 7 octobre dans un article. Mais ce qui est horrible, c'est que depuis 6 mois, Israël empêche l'arrivée de l'aide alimentaire pour massacrer délibérément des civils, tuer des enfants et surtout affamer le peuple palestinien. Ce qui se passe à Gaza est une tragédie et il y a beaucoup de pression dans le monde pour inverser le crime. Le plan de Netanyahou et de son armée est d'exterminer tous les Palestiniens. C'est absolument son obsession, tuer autant de Palestiniens que possible pour qu'il n'y ait plus de Palestiniens sur terre... Les Israéliens ne veulent pas que le mot génocide soit utilisé pour autre chose que le génocide des Juifs. Mais lorsque vous bombardez un hôpital, une école ou un village où il n'y a que des familles endormies et que vous massacrez tout le monde, c'est un génocide. Le drame, c'est qu'on ne voit pas de compromis pour qu'il y ait un dialogue et une négociation. Ils n'en veulent pas, les Israéliens ne sont pas intéressés par la paix. Je ne pense donc pas que cette tragédie ne débouchera pas sur une issue positive.
- L'ONU l'a appelé après sa lettre à Netanyahou
- Avez-vous l'intention d'écrire un roman sur les événements de Gaza ?
Tahar Ben Jelloun : J'ai écrit des poèmes et des pièces de théâtre sur la Palestine. J'ai publié un petit livre en Italie intitulé "Le cri" sur ce qui s'est passé à Gaza, parce qu'il n'était pas possible de le publier en France. D'une part, j'ai été insulté par mes amis arabes pour avoir écrit sur les attaques du Hamas, et d'autre part, lorsque j'ai publié mes textes sur l'armée israélienne, j'ai été attaqué par mes amis juifs pour antisémitisme. Je suis un intellectuel libre qui dit ce qu'il pense et je ne cherche à plaire à personne. En tant qu'être humain, je condamne ce que je vois tous les jours. Et j'écris, c'est tout ce que j'ai à faire. J'ai d'ailleurs écrit une lettre ouverte à Netanyahou il y a un mois, qui a été publiée dans plusieurs journaux, dans laquelle je disais à Netanyahou qu'il avait perdu la guerre parce que même s'il tue tout le monde, la Palestine restera là, le peuple palestinien existera toujours. Un journal m'a accusé d'être antisémite. Il y a eu un article dans Le Point d'une jeune femme juive qui m'a insulté et diffamé. Il y a eu beaucoup de réactions d'Israël contre moi. Cette lettre est parvenue à l'ONU et a été lue par de nombreux fonctionnaires. J'ai reçu un appel de l'ONU à ce sujet. La lettre circule toujours sur les réseaux sociaux.
- "Les intellectuels occidentaux ne s'intéressent guère à l'islam et à la population musulmane"
- En tant qu'écrivain franco-marocain, pensez-vous que l'islamophobie sera un jour résolue, et que le monde de la littérature et les écrivains font la sourde oreille à ce problème ?
Tahar Ben Jelloun : L'islam en tant que religion a une très mauvaise image en France. Il y a ceux qui n'aiment pas l'islam et les musulmans, et ceux qui prônent le racisme anti-islamique, ce qu'on appelle l'islamophobie. Beaucoup de gens ont peur de l'islam. Les intellectuels, les artistes et les écrivains occidentaux s'intéressent peu à l'islam et à la population musulmane.
Nous avons des partis politiques d'extrême droite qui font de l'islam un objet de haine. Par exemple, Éric Zemmour, un ancien journaliste qui n'a pas de parti mais qui s'est présenté aux élections, un homme politique très engagé à l'extrême droite, dit que l'islam est un danger pour la France. Il a également déclaré : "Une femme en hijab, c'est une mosquée qui bouge", et l'a répété à maintes reprises. Il a été condamné pour incitation à la haine raciale. Cela n'a toutefois pas empêché la propagation de sentiments antimusulmans.
- Yaşar Kemal, Orhan Pamuk et Nedim Gürsel.
- La Türkiye participe à la sélection des œuvres récompensées par le Goncourt, l'un des prix les plus prestigieux de France. De nombreux pays procèdent à cette sélection. Comment l'évaluez-vous ? Avez-vous eu l'occasion de lire la littérature et les livres turcs ?
Tahar Ben Jelloun : Je lisais Yaşar Kemal quand j'étais jeune, c'était l'écrivain turc le plus reconnu en France. J'ai lu les œuvres d'Orhan Pamuk et de mon ami Nedim Gürsel qui écrit en français et en turc. Je suis très sensible à la culture turque et au cinéma turc. Il y a beaucoup de similitudes entre le Maroc et la Turquie. La Turquie est très respectée au Maroc. La Turquie est présente au Maroc au niveau industriel, commercial et artisanal. Les relations entre les deux pays sont excellentes. C'est également agréable. Cela peut vous surprendre, mais il y a une dizaine d'années, une série télévisée turque diffusée en arabe au Maroc a été très appréciée. La Turquie est donc un pays très familier et amical pour nous.
Je suis venu à Ankara pour lancer la sélection turque pour le Goncourt et je me rendrai à Istanbul jeudi. Dans 42 pays du monde, les étudiants lisent les livres de notre sélection, se réunissent et votent pour un livre, qui est ensuite traduit dans la langue du pays où la sélection du Goncourt est faite. Du Brésil à la Grèce en passant par le Maroc, l'Algérie, la Pologne ou la Roumanie, ce sont 42 pays qui font la sélection Goncourt. Ce projet est important car il permet aux jeunes des pays francophones de lire davantage.
Après l'interview, l'auteur Ben Jelloun a examiné le livre "Preuve" de l'Agence Anadolu, qui comprend des photographies documentaires des crimes de guerre commis dans les attaques israéliennes sur Gaza, notamment l'utilisation du phosphore blanc, et a remercié l'AA pour son travail.
* Traduit du turc par Tuncay Çakmak
Seulement une partie des dépêches, que l'Agence Anadolu diffuse à ses abonnés via le Système de Diffusion interne (HAS), est diffusée sur le site de l'AA, de manière résumée. Contactez-nous s'il vous plaît pour vous abonner.