Monde

Affaire Lafarge : «financement du terrorisme» en Syrie et zones d’ombre du renseignement français

- Analyse chronologique du procès et des zones d’ombre persistantes

Adama Bamba  | 12.12.2025 - Mıse À Jour : 12.12.2025
Affaire Lafarge : «financement du terrorisme» en Syrie et zones d’ombre du renseignement français

Istanbul

AA / Istanbul / Adama Bamba

Le 4 novembre 2025, le tribunal correctionnel de Paris ouvre un procès très attendu. La société Lafarge SA comparaît comme personne morale, aux côtés de huit individus : à savoir quatre anciens dirigeants français, deux intermédiaires syriens et deux responsables sécurité (jordanien et norvégien).

Les journalistes de l’Agence Anadolu (AA) ont regroupé quelques éléments saillants du procès qui a débuté le 4 novembre, qualifié d’« historique ». Les audiences révèlent des déclarations majeures et rouvrent des interrogations sensibles, notamment sur les relations entre l’entreprise et les services de renseignement français.

Lors de la deuxième audience, l’avocat de l’ancien PDG Bruno Lafont, Me Quentin de Margerie, a affirmé que les services de renseignement français avaient tiré avantage des informations transmises par Lafarge.

Il a demandé que la nature exacte des liens entre l’entreprise et les services, ainsi que leur possible rôle dans la décision de maintenir l’activité en Syrie malgré la guerre, soient clarifiées. Selon lui, les ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères doivent lever le secret-défense sur l’ensemble des documents liés à l’affaire.

Les correspondants d’Anadolu au procès ont rapporté qu’alors que les services contestent, les prévenus affirment le contraire. À ce propos, un agent de la DGSI, entendu anonymement en visioconférence, a assuré que « la DGSI n’a jamais sollicité d’informations auprès des employés de Lafarge ».

Pourtant, l’avocate de Christian Herrault, ancien directeur adjoint des opérations, a demandé la déclassification de plusieurs documents, affirmant que de nombreux échanges démontraient des contacts réguliers entre la DGSI et l’ex-responsable sécurité du groupe, Jean-Claude Veillard.

Elle affirme que « des preuves de réunions multiples entre Veillard et la DGSI existent ».

Les zones d’ombre : la question du renseignement français et la dimension de “raison d’État”

Au fil de l’enquête, plusieurs révélations laissent entendre que la multinationale aurait transmis des informations aux autorités françaises, notamment aux services de renseignement. Ces éléments nourrissent une question politique sensible :

L’État savait-il que Lafarge poursuivait son activité en Syrie au prix de paiements à des groupes armés ? Et si oui, ces informations auraient-elles été jugées stratégiques pour la France, justifiant une forme de tolérance tacite ?

L’affaire s’inscrit dans le prolongement des révélations publiées le 7 septembre 2021 par Anadolu (AA), qui avait mis en lumière des documents prouvant que Lafarge avait financé Daech, en pleine connaissance des services de renseignement français.

Selon ces documents, Lafarge informait régulièrement les services français de ses contacts et arrangements avec Daech ; les autorités n’ont ni mis en garde l’entreprise quant au risque de complicité de crimes contre l’humanité, ni cherché à empêcher ces pratiques, reconnues dans des procès-verbaux confidentiels. En effet, les révélations avaient suscité une importante réaction internationale.

Chronologie d’une affaire de longue date

L’affaire éclate publiquement en 2016 après des enquêtes journalistiques mettant en cause LafargeHolcim, né de la fusion de Lafarge et Holcim. En juin 2017, le parquet de Paris ouvre une information judiciaire au pôle antiterroriste. Pour la première fois en France, une multinationale est suspectée de financement du terrorisme. Des cadres sont mis en examen, tout comme la maison mère. Les chefs d’accusation vont de la violation d’embargo au financement d’organisation terroriste, en passant par la mise en danger d’autrui.

En juin 2018, les juges d’instruction retiennent également la complicité de crimes contre l’humanité, une qualification historique pour une entreprise. Cependant, en 2019, la cour d’appel annule cette mise en examen, estimant que l’intentionnalité n’est pas démontrée. Elle maintient néanmoins les autres chefs. Les ONG Sherpa et ECCHR, ainsi que les anciens salariés syriens, dénoncent un recul et saisissent la Cour de cassation.

En septembre 2021, la Cour de cassation casse partiellement l’arrêt précédent et réhabilite la possibilité de poursuites pour complicité de crimes contre l’humanité. Parallèlement, le 18 octobre 2022, dans le cadre d'une démarche judiciaire aux États-Unis, Lafarge a annoncé qu’elle paierait une amende de 778 millions de dollars après avoir plaidé coupable d’avoir soutenu le groupe terroriste Daech en Syrie, reconnaissant la responsabilité d’anciens dirigeants dont les actes ont violé les codes de conduite de l’entreprise. La société dit « regretter profondément » ces agissements, liés au versement d’environ 17 millions de dollars entre 2013 et 2014 pour maintenir ses activités dans le pays. Cependant, en France, Lafarge reste poursuivi pour « violation d’un embargo », « financement d’une entreprise terroriste », « mise en danger de la vie d’autrui » et « complicité de crimes contre l’humanité ».

Selon un entretien publié par Libération le 1ᵉʳ avril 2023, l’ex-PDG de Lafarge Bruno Lafont (à la tête du groupe de 2007 à 2015) a affirmé que les services français avaient « infiltré » la filiale syrienne du groupe et déclaré que « la situation est totalement différente » de la version initiale selon laquelle Lafarge aurait financé des groupes terroristes pour des raisons lucratives. Il évoque « une relation particulière entre l’État français et ses services, et Lafarge » et appelle à « l’approfondissement des recherches », à l’audition de responsables étatiques et à une nouvelle levée du secret-défense. Il ajoute également que les autorités auraient, « a minima, encouragé » le maintien des activités en Syrie en raison de l’importance stratégique du site.

Cependant, en janvier 2024, la Cour de cassation confirme la possibilité de poursuites pour complicité de crimes contre l’humanité, consacrant un tournant majeur dans le droit pénal des entreprises : une multinationale peut être poursuivie en France pour des crimes internationaux commis à l’étranger via une filiale. À la fin de l’année 2024, les juges d’instruction renvoient Lafarge SA et plusieurs anciens dirigeants devant le tribunal correctionnel. Le procès portera d’abord sur le financement du terrorisme et la violation d’embargo. L’instruction sur les crimes contre l’humanité, elle, se poursuit, et pourrait donner lieu à un second procès.

Le 5 novembre 2025, la seconde journée du procès de Lafarge SA, poursuivie pour « financement du terrorisme en Syrie », a été dominée par les plaidoiries de la défense portant sur les liens entre le groupe cimentier et les services de renseignement français.

Selon des informations rapportées par le correspondant d’Anadolu au procès, Me Quentin de Margerie, avocat de l’ancien PDG Bruno Lafont, a affirmé à l’audience que la direction de l’entreprise entretenait avec les services une « relation cynique et opportuniste » dont ces derniers auraient largement profité. Il a également réclamé la levée du secret-défense, estimant que les informations actuellement accessibles, couvrant la période d’avant 2009 et d’après 2015, ne permettent pas d’évaluer pleinement la nature et l’étendue des échanges entre Lafarge et les autorités françaises.

Lafarge, une affaire aux implications multiples

Pour rappel, les huit personnes poursuivies dans l’affaire Lafarge sont quatre anciens dirigeants français : Bruno Lafont, ex-PDG, Christian Herrault, ex-directeur général adjoint, ainsi que Bruno Pescheux et Frédéric Jolibois, anciens directeurs de la filiale syrienne, auxquels l’accusation reproche d’avoir « permis la poursuite de l’activité en Syrie malgré des paiements à des groupes armés ». S’y ajoutent deux intermédiaires syriens, Firas Tlass et Amro Taleb, accusés d’avoir « servi de relais locaux pour négocier ou faciliter ces versements », ainsi que deux responsables de la sécurité, Ahmad al-Jaloudi (Jordanien) et Jacob Waerness (Norvégien), soupçonnés d’avoir « participé aux arrangements opérationnels avec les groupes armés » afin d’assurer la protection du site et le passage des convois, lors de l’exploitation de la cimenterie de Jalabiya en Syrie entre 2012 et 2014.

La société elle-même est jugée en tant que personne morale pour financement du terrorisme et non-respect de sanctions financières internationales liées aux paiements effectués via sa filiale syrienne entre 2012 et 2014. Dans ce procès, les prévenus encourent jusqu’à 10 ans de prison et 225 000 € (environ 244 000 $) d’amende. Lafarge, en tant que personne morale, risque une amende d’1,125 million d’euros (environ 1,22 million $), assortie de sanctions complémentaires.

Ce procès ouvert le 4 novembre 2025 à Paris, qualifié d’« historique », car jamais une entreprise d’une telle importance n’a été jugée en France pour avoir financé des organisations terroristes, doit se poursuivre jusqu’au 19 décembre. Les débats mettent en lumière les mécanismes de contournement, les chaînes décisionnelles internes, ainsi que les contradictions entre impératifs économiques et risques humanitaires. De nombreux anciens dirigeants comparaissent, tandis que Lafarge est jugée comme personne morale.

À ce stade, aucune preuve judiciaire ne permet de conclure à une complicité de l’État, mais la suspicion persiste, alimentée par le silence officiel et les déclarations des parties civiles. Pour certains observateurs, l’affaire glisse ainsi du simple contentieux économique vers une interrogation plus large sur la raison d’État, la géopolitique et le rôle du renseignement dans des zones de guerre.

Seulement une partie des dépêches, que l'Agence Anadolu diffuse à ses abonnés via le Système de Diffusion interne (HAS), est diffusée sur le site de l'AA, de manière résumée. Contactez-nous s'il vous plaît pour vous abonner.