Journal de l'Islamophobie

Qui contrôle l’information en France ? Concentration médiatique, pouvoir narratif et discours sur l’islam

- Alors que quelques grands groupes privés dominent la quasi-totalité du paysage médiatique français, cette concentration redéfinit les rapports de force et influence directement la manière dont sont construits les récits autour de l’islam

Şeyma Erkul Dayanç  | 10.12.2025 - Mıse À Jour : 10.12.2025
Qui contrôle l’information en France ? Concentration médiatique, pouvoir narratif et discours sur l’islam

Istanbul

AA / Istanbul / Seyma Erkul Dayanc

Selon la carte « Médias français, qui possède quoi ? » publiée en 2025 par Le Monde diplomatique, mensuel français spécialisé dans l’analyse géopolitique et internationale, en partenariat avec Acrimed (Action critique médias), une association indépendante dédiée à l’analyse critique du fonctionnement des médias, une part écrasante des vecteurs d’opinion — quotidiens nationaux, grandes chaînes privées, radios et magazines — est aujourd’hui contrôlée par un nombre très restreint de groupes et de fortunes privées. Cette cartographie sert de point de départ à une question simple mais essentielle pour la démocratie : « qui détient l’information ? »

Le constat chiffré, repris et commenté par plusieurs élus et observateurs, est frappant. D’après des prises de parole publiques et des reprises médiatiques, « quand 80 % des médias sont détenus par neuf milliardaires, on peut se poser la question de qui détient l’information », déclare la députée EPR de l’Ain, Olga Givernet selon France Info, le média public français spécialisé dans l’information en continu. Des analyses complémentaires et des institutions spécialisées pointent dans le même sens : la concentration se traduit par une domination de quelques propriétaires sur les titres et les chaînes qui « font l’opinion », selon Heinrich Böll Stiftung, une fondation politique allemande.

Cet état de fait n’est pas anecdotique. Il illustre comment certains sujets — immigration, sécurité, religion — peuvent occuper une place disproportionnée dans l’agenda médiatique, et explique en partie pourquoi des discours stigmatisants, notamment des propos islamophobes, trouvent parfois une audience large et récurrente, comme le montrent plusieurs analyses de chercheurs et d’ONG spécialisées.

Qui possède quoi ? La cartographie

La carte publiée par Le Monde diplomatique et Acrimed recense, groupe par groupe, les principaux propriétaires et les titres ou chaînes dont ils ont la maîtrise éditoriale ou capitalistique. Elle met en lumière la place centrale de quelques groupes — parmi lesquels Bouygues (TF1), des groupes dans lesquels la famille Bolloré, via ses participations dans Vivendi et des sociétés affiliées, exerce une influence notable (CNews, Canal+, Europe 1, presse magazine), le groupe Dassault (Le Figaro) — mais aussi l’entrée récente de l’armateur CMA CGM de Rodolphe Saadé, désormais propriétaire de BFM TV et RMC, ainsi que le cas particulier du groupe Le Monde, qui a vu son capital sanctuarisé en 2024 par la création d’un fonds pour l’indépendance et d’un « pôle d’indépendance » détenant des droits de gouvernance, des actionnaires privés restant toutefois présents via des holdings. Ce panorama actualisé illustre comment des portefeuilles mêlant médias, industrie, logistique ou capital institutionnel continuent de dominer l’agenda médiatique.

Plusieurs rapports internationaux et think-tanks ont documenté les effets de cette concentration en France. La Heinrich Böll Stiftung a ainsi analysé en 2024 le risque d’érosion du pluralisme lié à l’accumulation de médias par des capitaines d’industrie, soulignant que la transformation du paysage médiatique fragilise l’indépendance rédactionnelle.

Neuf milliardaires, 80–90 % : ce que disent les acteurs politiques et la sociologie du pouvoir médiatique

Le chiffre de « neuf milliardaires » détient une force symbolique et politique : repris par plusieurs acteurs et visible sur de nombreux graphiques et interventions publiques, il participe d’un récit simple et percutant sur la concentration, même si les pourcentages varient selon les méthodes de calcul et les périmètres retenus. La députée Olga Givernet a résumé la question en des termes nets : « Quand 80 % des médias sont détenus par neuf milliardaires, on peut se poser la question de qui détient l'information ».

Parallèlement, des parlementaires et observateurs de gauche et de droite ont utilisé des chiffres semblables pour appeler à davantage de transparence et de règles anti-concentration.

Sur le plan pratique, ces neuf acteurs — parmi lesquels Bouygues (TF1), des groupes dans lesquels Vincent Bolloré exerce une influence notable via ses participations (CNews, Canal+, Europe 1, plusieurs magazines), le groupe Dassault (Le Figaro), Xavier Niel (Le Monde, L’Obs), CMA CGM / Rodolphe Saadé (Libération, BFMTV, RMC), et quelques autres actionnaires minoritaires — exercent un pouvoir d’agenda réel lorsqu’ils contrôlent un ensemble de titres et de chaînes, comme le montrent les analyses publiées par le Reuters Institute for the Study of Journalism à l’Université d’Oxford.

Des exemples concrets : quand l’exposition médiatique amplifie des propos stigmatisants

La relation entre concentration médiatique et montée de certains discours se voit dans des cas précis. En septembre 2025, le Collectif contre l’islamophobie en Europe (CCIE) a saisi la justice après des propos tenus sur l’antenne de CNews — chaîne relevant de l’influence de la sphère Vivendi/Bolloré — où un intervenant a déclaré : « Il y aura plus de musulmans que de chrétiens à partir de 2050, le combat ne fait que commencer ». Le CCIE a considéré ces paroles comme une incitation à la haine.

Cette tendance structurelle est confirmée par des analyses plus larges. Selon le CCIE, une enquête de Reporters Sans Frontières remet sérieusement en question l’équilibre du paysage médiatique français : CNews consacre une part disproportionnée de ses programmes aux thèmes de l’insécurité, de l’islam et de l’immigration, au détriment d’autres enjeux majeurs. Un traitement répétitif et déséquilibré qui façonne la perception du public et influence le débat démocratique, renforçant la visibilité médiatique de certaines thématiques et la répétition d’angles anxiogènes ou polarisants.

Des études et rapports d’associations spécialisées montrent que la visibilité médiatique de thématiques liées à « l’islam », « l’immigration » ou « la souveraineté culturelle » s’est accrue dans certains médias à large audience, souvent accompagnée d’un traitement anxiogène et d’une présence répétée d’intervenants polarisants. Al Jazeera a notamment analysé la responsabilité de l’appareil médiatique dans la banalisation d’une rhétorique anti-musulmane pouvant encourager la violence. Parallèlement, le rapport 2024 du CCIE documente une hausse des faits islamophobes (agressions, profanations, menaces), soulignant un lien préoccupant entre rhétorique publique, couverture médiatique et actes ciblés.-

Mécanismes : comment la concentration favorise la répétition et la normalisation

La concentration structurelle des médias français favorise la répétition et la normalisation de certains discours en raison de plusieurs dynamiques interconnectées. Lorsqu’un groupe détient simultanément des chaînes de télévision, des titres de presse, des hebdomadaires et des radios, un angle de traitement peut être repris et amplifié à travers l’ensemble de son portefeuille, imprimant ainsi une lecture cohérente, parfois unique, de la réalité. La cartographie 2025 du Monde diplomatique illustre clairement cette verticalité de la propriété et la manière dont elle module l’exposition des sujets au public.

À cela s’ajoute une logique d’audience et de polarisation. Les formats et rubriques qui suscitent de l’émotion ou captent le clic — débats musclés, plateaux polémiques, titres anxiogènes — sont économiquement attractifs, et dans un marché fortement concentré, cette logique tend à se généraliser aux médias dominants. Selon les analyses du Reuters Institute for the Study of Journalism de l’Université d’Oxford, cette « view-economy » influence directement la sélection des sujets et la manière dont ils sont traités.

Enfin, les pressions structurelles et la gouvernance des groupes propriétaires peuvent orienter indirectement les priorités éditoriales. Les intérêts industriels ou financiers, parfois étrangers au métier de l’information, se traduisent par des choix de nomination, des retraits de moyens ou des politiques commerciales qui affectent le travail rédactionnel. Des enquêtes menées par le Syndicat national des journalistes et par Acrimed documentent des cas où cette imbrication entre propriété et stratégie industrielle a entraîné une érosion de l’indépendance dans des rédactions récemment rachetées.

Ces dynamiques ne suffisent pas à elles seules à expliquer l’existence des actes islamophobes, mais elles contribuent à rendre certains discours plus visibles et socialement acceptés. Selon plusieurs chercheurs spécialisés en sociologie des médias, cette amplification structurelle facilite la translation de propos polarisants en actes, créant un contexte dans lequel les idées stigmatisantes se diffusent plus facilement et sont plus difficilement contestées.

Contre-arguments et nuances : pluralisme, médias publics et contre-pouvoirs

L’argument de la concentration ne signifie pas que tous les médias privés véhiculent des discours stigmatisants ni que la diversité des opinions a totalement disparu. La presse locale, les médias associatifs, les titres numériques indépendants et certaines rédactions publiques continuent de produire des enquêtes, des reportages et des voix critiques. Le Groupe Le Monde, par exemple, conserve des titres et des rédactions qui se posent en contre-pouvoir, même si la structure de propriété reste partagée.

Par ailleurs, le paysage réglementaire (ARCOM, CSA auparavant) et la jurisprudence, ainsi que les recours d’associations (comme le CCIE), constituent des garde-fous : plaintes, sanctions et mobilisations citoyennes existent et produisent parfois des effets correctifs. Néanmoins, plusieurs observateurs jugent ces mécanismes insuffisants face à la puissance structurelle des groupes propriétaires.

Enjeux démocratiques : pourquoi cela nous concerne tous

La concentration médiatique pose trois enjeux démocratiques majeurs. D’abord, elle diminue la capacité des citoyens à accéder à une information pluraliste, condition nécessaire à un débat démocratique sain. Ensuite, lorsque des discours stigmatisants trouvent une présence répétée sur des chaînes ou des titres à forte audience, cela peut contribuer à la normalisation de la discrimination — avec un coût humain direct pour les personnes et les communautés ciblées, comme le documente le CCIE. Enfin, elle fragilise la confiance dans les médias : le public qui perçoit une imbrication des intérêts économiques et de l’information peut se détourner des sources établies, favorisant la défiance et les bulles informationnelles.

Pistes d’action et recommandations (pour les régulateurs, les rédactions, le public)

Plusieurs pistes d’action sont avancées par des experts, des ONG et des organisations professionnelles pour limiter les effets négatifs de la concentration médiatique et restaurer un pluralisme effectif. La transparence constitue l’une des mesures prioritaires : il s’agit de rendre publics et accessibles les schémas de propriété et de gouvernance de chaque média, en détaillant les actionnaires, les liens économiques et les participations croisées. La cartographie publiée par Le Monde diplomatique en 2025 constitue un premier pas en ce sens, mais selon les analyses du Reuters Institute for the Study of Journalism de l’Université d’Oxford, ces informations doivent désormais être systématiquement actualisées et facilement consultables pour le public afin d’éviter toute opacité.

Par ailleurs, plusieurs spécialistes insistent sur la nécessité de renforcer la législation anti-concentration. Le réexamen des seuils et des mécanismes d’autorisation des acquisitions médiatiques permettrait d’éviter la constitution d’empires aux logiques homogénéisantes. Des propositions législatives et rapports parlementaires, documentés par le Reuters Institute, ont déjà exploré ces pistes, soulignant que l’encadrement juridique actuel reste insuffisant face à la concentration croissante.

Le soutien aux médias indépendants et locaux est également jugé crucial. Les analyses du Centre for Media Pluralism and Media Freedom (CMPF) de l’Université européenne de Florence indiquent que des financements publics ciblés, des aides à la transition numérique et des mesures fiscales spécifiques pour les titres indépendants permettent de rétablir un écosystème médiatique plus diversifié et plus résilient, capable de contrebalancer la domination des grands groupes.

La déontologie et la régulation des contenus constituent un autre levier essentiel. ARCOM et les acteurs concernés disposent d’outils pour sanctionner les incitations à la haine et faire respecter les obligations de pluralisme, mais leur application reste encore trop ponctuelle. L’expérience récente des recours déposés par des associations spécialisées dans la lutte contre l’islamophobie montre que ces instruments peuvent fonctionner lorsqu’ils sont effectivement mobilisés.

Enfin, la responsabilité éthique des rédactions et la formation des journalistes représentent des enjeux structurants. Encourager la mise en place de chartes internes, développer la formation au traitement des questions religieuses et migratoires, et diversifier les comités de rédaction pour inclure davantage de voix pluralistes permettent de limiter l’impact des biais liés à la concentration. Selon les experts du CMPF, ces mesures de gouvernance interne sont complémentaires des actions législatives et réglementaires et contribuent à restaurer un débat démocratique équilibré.

Pluralisme menacé et montée des actes islamophobes

La concentration des médias en France se reflète également dans la manière dont les citoyens perçoivent les communautés musulmanes. Selon le dernier sondage de l’Ifop, une part significative de la population continue d’entretenir des représentations négatives à l’égard des musulmans, illustrant l’influence possible des choix éditoriaux et de l’exposition répétée à certains discours. Cette situation s’accompagne d’une augmentation mesurable des actes islamophobes au cours des dernières années. Abdelkader Lahmar, député du Rhône pour le Nouveau Front Populaire, a ainsi dénoncé, dans un message publié sur la plateforme sociale X, basée aux États-Unis, le vandalisme de la mosquée Ar-Rahma du Puy-en-Velay : « Cette fois, c’est la mosquée Ar-Rahma du Puy-en-Velay qui a été vandalisée. Des Corans déchirés, du matériel cassé… mais surtout une blessure profonde pour les musulmans qui découvrent leur lieu de prière attaqué. Quand des sondages douteux dépeignent les musulmans comme des “ennemis de l’intérieur”, quand des responsables politiques veulent interdire à des mineurs de porter le voile ou de jeûner, il ne faut pas s’étonner que la haine visant les musulmans s’installe et s’amplifie chaque jour en France. Il ne faut pas s’étonner que des mosquées brûlent, que les actes islamophobes explosent et que les fidèles soient assassinés dans leurs lieux de culte. »

La concentration des médias pose aussi la question du rôle et du financement des médias publics. La réforme du financement de l’audiovisuel public, qui a fait plusieurs allers-retours au Parlement en 2024 et 2025, illustre l’enjeu : celui de garantir une information indépendante et accessible face à des groupes privés de plus en plus puissants.

Hausse des actes islamophobes et perception des musulmans en France

Plus largement, les organisations de suivi constatent une intensification durable des actes visant les musulmans en France, phénomène qu’elles relient en partie à la médiatisation répétitive et au traitement éditorial des questions religieuses. Le Collectif contre l’islamophobie en Europe (CCIE) a recensé 1 037 actes islamophobes en 2024, soit une hausse de 25 % par rapport à 2023, incluant agressions, profanations, menaces et inscriptions injurieuses visant des personnes, des lieux de culte ou des symboles musulmans. Ces chiffres témoignent, selon le CCIE, d’un caractère « structurel » du phénomène et alertent contre le risque de banalisation dans l’espace public et politique.

Du côté des statistiques officielles, le ministère de l’Intérieur rapporte 242 actes anti-musulmans pour l’année 2023, contre 121 en 2022, confirmant la tendance à la hausse, tandis que les comptages associatifs et institutionnels diffèrent en raison de méthodologies distinctes. En parallèle, le 16 septembre 2025, une enquête Ifop commandée par la Grande Mosquée de Paris révélait que 66 % des musulmans interrogés déclaraient avoir été victimes de comportements racistes au cours des cinq dernières années. Ces données s’inscrivent dans le cadre plus large du traitement médiatique des sujets religieux : dans un contexte de forte concentration des médias, les discours stigmatisants ont plus de chances d’être amplifiés et répétés, contribuant à la perception négative et à la normalisation sociale des actes discriminatoires.



Seulement une partie des dépêches, que l'Agence Anadolu diffuse à ses abonnés via le Système de Diffusion interne (HAS), est diffusée sur le site de l'AA, de manière résumée. Contactez-nous s'il vous plaît pour vous abonner.