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France / Discriminations au travail : le rapport de la Défenseure des droits relance le débat à l’hôpital

- Alors que l’emploi reste le principal domaine de discriminations en France, selon la Défenseure des droits et l’OIT, des sanctions visant des soignantes pour le port d’un couvre-chef ravivent les tensions autour de la laïcité à l’hôpital

Serap Doğansoy  | 21.12.2025 - Mıse À Jour : 21.12.2025
France / Discriminations au travail : le rapport de la Défenseure des droits relance le débat à l’hôpital

Istanbul

AA / Istanbul / Serap Dogansoy

Les discriminations à l’emploi demeurent massives en France et se sont aggravées depuis 2016, selon la 18e édition du baromètre des discriminations dans l’emploi publiée par la Défenseure des droits et l’Organisation internationale du travail (OIT). Fondée sur l’enquête « Accès aux droits » et couvrant la période 2016-2024, cette étude dresse un état des lieux actualisé des perceptions et des expériences de discrimination, à l’embauche comme tout au long de la carrière.

En 2024 comme en 2016, l’emploi apparaît comme le premier domaine où les discriminations sont perçues : plus de neuf actifs sur dix estiment qu’il existe des discriminations dans le monde professionnel. Trente-cinq pour cent des personnes interrogées déclarent avoir subi, au cours des cinq dernières années, un traitement défavorable ou discriminatoire en raison notamment du sexe, de l’âge, de la grossesse, de l’origine ou de la couleur de peau, de la religion, de l’état de santé ou du handicap. Parmi les actifs concernés, 21 % situent ces discriminations dans le déroulement de leur carrière et 14 % lors de la recherche d’emploi.

Ce constat se reflète dans les saisines adressées à la Défenseure des droits : en 2024, près d’une réclamation sur deux liée aux discriminations concernait l’emploi. Le rapport souligne par ailleurs une exposition accrue de certains publics. Les jeunes de 18 à 24 ans ont un risque deux fois plus élevé de rapporter une expérience de discrimination que les 45-54 ans. L’exposition des femmes progresse également : dans le déroulement de carrière, le fait d’être une femme multiplie par deux le risque de discrimination par rapport aux hommes, contre 1,6 fois en 2016, notamment en lien avec les stéréotypes liés à la maternité.

Les personnes perçues comme noires, arabes ou maghrébines présentent, dans la recherche d’emploi, un risque 2,8 fois plus élevé de déclarer une discrimination que les personnes perçues comme blanches, un chiffre en hausse par rapport à 2016. Le rapport relève en outre une dégradation de l’environnement de travail, marquée par une progression des propos et comportements sexistes, racistes ou handiphobes, ainsi qu’un non-recours massif des victimes, souvent dissuadées par la peur de représailles ou par un manque d’information sur leurs droits.

- Un climat de tensions autour de la tenue professionnelle

Ces données interviennent dans un contexte de tensions persistantes autour de la réglementation des couvre-chefs dans plusieurs hôpitaux français. Depuis 2023, des établissements, dont l’Assistance publique–Hôpitaux de Paris (AP-HP), ont renforcé leurs directives sur la tenue professionnelle, estimant que le port de calots, bonnets ou charlottes en dehors des besoins du service pouvait contrevenir aux principes de laïcité ou aux règles d’hygiène. Plusieurs soignantes ont été rappelées à l’ordre ou sanctionnées, des mesures que les syndicats dénoncent comme visant en particulier des femmes musulmanes ou perçues comme telles.

À l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, une infirmière employée depuis sept ans a ainsi été licenciée en novembre 2025 pour « tenue inadaptée ». Selon Mediapart, Majdouline B. a été licenciée le 10 novembre à l’issue d’une procédure disciplinaire engagée plusieurs mois plus tôt, après de multiples convocations et son passage devant un conseil de discipline. La sanction, valable dans l’ensemble des hôpitaux parisiens, repose sur le port d’un calot en dehors des situations strictement requises pour les besoins du service. Les syndicats y voient l’illustration d’une politique discriminatoire touchant prioritairement des soignantes issues de la diversité.

Depuis la mi-décembre, cette affaire a suscité une mobilisation accrue sur les réseaux sociaux et au sein des établissements hospitaliers, avec des messages de soutien, des prises de position syndicales et des appels à la solidarité. Après la publication d’articles de presse sur ces sanctions, une assistante sociale exerçant à l’AP-HP a appelé publiquement à soutenir les femmes licenciées et à mutualiser les initiatives d’entraide, estimant que ces situations renforcent un climat de crainte dans un secteur déjà fragilisé par les pénuries de personnel et la dégradation des conditions de travail.

- Témoignages : vigilance, pression et sentiment de ciblage

*Les témoignages ont été recueillis par Anadolu sous couvert d’anonymat, les personnes concernées évoquant des craintes de représailles, un phénomène également relevé par la Défenseure des droits.

Médecin généraliste libérale exerçant en cabinet, F.K. décrit des tensions qu’elle qualifie de « diffuses mais persistantes » autour de la tenue professionnelle, en particulier lors de l’intégration dans un nouveau service ou un nouvel établissement. « Même avec une tenue strictement professionnelle, il existe une vigilance constante, liée au regard et aux jugements, sans lien avec la compétence médicale », explique-t-elle.

Elle dit avoir observé, durant ses études et ses stages, des rappels à l’ordre visant principalement des étudiantes ou des stagiaires, donc des personnes en position hiérarchique fragile. Ces remarques portaient parfois sur des calots médicaux classiques, qualifiés de « signes ostentatoires » sur la base de critères qu’elle juge subjectifs, liés à l’origine ou à l’identité perçue. Selon elle, ce durcissement est perceptible « depuis plusieurs années » et s’inscrit dans un contexte plus large de discours politiques et médiatiques autour du voile.

F.K. souligne une application très hétérogène des règles selon les établissements, les services ou les cadres, laissant place à des interprétations locales. Elle estime que ces pratiques affectent de manière disproportionnée les femmes musulmanes et les personnes racisées, indépendamment de l’objet porté. Elle conteste également l’argument sanitaire, rappelant que le port du calot a été encouragé pour des raisons d’hygiène, notamment durant la crise du Covid-19. Selon elle, ces tensions dégradent le climat de travail et nuisent à l’attractivité du secteur, dans un contexte de pénurie de soignants, et plaide pour des règles nationales claires, fondées sur des critères objectifs, accompagnées d’une meilleure formation juridique des équipes.

Étudiante en diététique, E.K. dit vivre cette période comme « très désolante » et évoque un sentiment de rejet dès la formation. Étudiante musulmane voilée, elle explique que la pression s’exerce avant même l’entrée dans le monde professionnel, à travers des rappels généraux qu’elle perçoit comme des mises en garde ciblées. Elle dénonce un flou persistant autour du port du calot, selon elle assimilé à tort à un signe religieux.

E.K. relève également des incohérences dans l’application des règles d’hygiène, certains manquements étant tolérés tandis que le port du calot est sanctionné. Elle dit ressentir une remise en question permanente de sa légitimité professionnelle et observe des renoncements chez des étudiantes pourtant motivées, qui estiment ne pas pouvoir concilier leur identité et l’exercice du métier. Elle évoque aussi la charge psychologique pesant sur celles qui acceptent de retirer leur voile. Selon elle, ces pratiques ont un impact direct sur l’attractivité de l’hôpital public, déjà confronté à une crise de recrutement, et appelle à des clarifications juridiques nationales distinguant clairement voile religieux et équipement professionnel. Elle estime enfin que ce débat occulte les difficultés structurelles du système de santé.

Étudiante infirmière en bloc opératoire, I.A. décrit pour sa part un climat qu’elle juge « tendu et très surveillé » autour de la tenue professionnelle, notamment des couvre-chefs. Elle évoque une application plus stricte des règles, générant malaise et auto-censure, en particulier chez les étudiantes. Selon elle, les rappels à l’ordre visent majoritairement des soignantes, en particulier des femmes perçues comme musulmanes.

I.A. souligne la vulnérabilité accrue des étudiantes et des personnels précaires, moins enclins à contester les décisions hiérarchiques. Elle décrit une forme d’auto-surveillance permanente, y compris lorsqu’elles estiment respecter les règles d’hygiène. Elle évoque un sentiment de ciblage disproportionné des jeunes femmes et des personnes racisées, révélateur, selon elle, de discriminations plus larges liées au genre, à l’origine perçue et au statut professionnel. Elle dénonce une interprétation extensive de la laïcité, dépassant les impératifs sanitaires, et estime que ces pratiques ont des effets délétères sur le moral et la motivation des équipes, dans un contexte de pénurie de personnel. Elle appelle à une clarification uniforme des règles, assortie de formations et d’un dialogue renforcé avec les équipes.

- Communiqué du Conseil français du culte musulman : une saisine du Défenseur des droits

Le Conseil français du culte musulman (CFCM) a publié, le 18 décembre, un communiqué saisissant le Défenseur des droits après avoir appris la radiation de plusieurs femmes au sein des hôpitaux de l’Assistance publique–Hôpitaux de Paris (AP-HP) pour le port d’une charlotte, qu’une partie de leur hiérarchie assimile à un « signe religieux par destination ».

Dans ce texte, l’organisation, union d’associations gestionnaires de lieux de culte musulman, affirme avoir accueilli ces décisions « avec stupéfaction et sidération ». Elle juge ces mesures « disproportionnées et injustifiées », et estime qu’elles reposent sur une interprétation trop vague d’un passage du Guide de la laïcité de l’AP-HP publié en 2023. Ce guide énonce notamment que « le port d’une charlotte de bloc opératoire, en dehors des situations dans lesquelles elle est requise pour les besoins du service, peut constituer l’expression d’une appartenance religieuse et, ainsi, un comportement professionnel fautif ».

Le CFCM considère que cette formulation, rédigée en termes trop généraux, crée une « incertitude juridique » susceptible de conduire à des décisions incohérentes, injustes ou « absurdes ». L’organisation déplore un climat de suspicion où une infirmière supposée musulmane « ne pourrait porter sereinement un calot sans s’exposer à une sanction disciplinaire grave », alors qu’une collègue perçue comme « non musulmane » pourrait porter le même équipement sans difficulté.

Le communiqué dénonce ce qu’il qualifie de « double standard », fondé sur l’apparence physique ou la consonance des noms, qui, selon lui, viole les principes d’égalité et de non-discrimination. Il rappelle que la notion de « signe religieux par destination » est d’origine jurisprudentielle et non législative, et qu’elle ne saurait être étendue au port d’un calot, vestimentaire usuel en milieu hospitalier, sans entacher les droits des professionnels.

Le CFCM demande solennellement l’ouverture d’une enquête administrative transparente, assortie de données chiffrées précises, sur le nombre de personnes concernées par ces radiations et les motifs invoqués pour chaque mesure disciplinaire. Il réclame également la rectification du passage litigieux du Guide de la laïcité de l’AP-HP afin de mettre fin à « toute ambiguïté génératrice de confusion, d’insécurité juridique et de décisions arbitraires ».

Estimant que ces sanctions ont des effets « lourds, disproportionnés et préjudiciables » pour le personnel comme pour l’institution hospitalière, le CFCM annonce la saisine du Défenseur des droits pour demander le retrait immédiat de la partie contestée du guide. L’organisation affirme rester pleinement mobilisée pour que le principe de laïcité ne soit « jamais dévoyé au détriment de l’égalité, de la justice et de la dignité des professionnels de santé ».

- Un enjeu juridique et social plus large

Ces témoignages s’inscrivent dans un débat juridique ouvert sur la notion de « signe religieux par destination », certaines jurisprudences ayant rappelé qu’un couvre-chef ne constitue pas, en soi, un signe religieux en l’absence de manifestation explicite de conviction.

Dans un secteur hospitalier confronté à des pénuries de personnel et à une dégradation des conditions de travail, les critiques soulignent l’impact de ces pratiques sur l’attractivité et le climat social, alors que les difficultés structurelles du système de santé restent vives.

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