Tunisie : "La révolution culturelle n'a pas eu lieu" (Raouf Ben Amor, comédien)

Tunis
AA/Tunis/Slah Grichi
S'il est un artiste à qui l'attribution de "gentlman" sied comme un gant, c'est bien lui. Raouf Ben Amor est de ces gens qui se distinguent par un charisme naturel et une élégance dont la touche plaît, même quand il est en négligé, parce que soigné.
Avenant sans être dans l'effusion expansive, poli mais un brin réservé, il charme par son ton posé, sa voix grave légèrement traînante, les horizons de son background qui ne se limite pas aux arts et à la culture.
Ceux qui le fréquentent cherchent sa compagnie pour ses blagues et ses commentaires sympathiques, sa façon particulière de raconter une histoire, soutenue par un don pour l'imitation, pour son fair play et son talent de chanteur et d'amateur de musique qui déambule entre le jazz et le malouf (musique d'origine andalouse spécifiquement tunisienne), l'oriental classique et l'opéra.
Au fait, le grand public ignore que Raouf Ben Amor a de longues années été le directeur de l'animation haut de gamme d'une ancienne grande chaîne d'hôtels, ce qui ne l'a jamais empêché de s'adonner à sa passion de toujours : jouer. Que ce soit sur les planches ou devant la caméra, ce comédien prolifique et hors pair captive l'attention par le magnétisme qu'il dégage, son jeu épuré et sa rigueur qui coule comme de source.
Cet artiste qui défie sa taille moyenne et son absence de carrure par une incroyable présence qui remplit les scènes de théâtre et qui crève l'écran, est l'invité des interviews de A.A. Ecoutons-le.
Pour la première fois, un film tunisien est couronné au festival du Caire, à travers le prix de la meilleure interprétation masculine pour votre rôle dans "Tunis by night". Après nos félicitations, que représente pour vous cette distinction?
"Un petit complexe qui s'en va. Contrairement au festival du théâtre expérimental du Caire où notre 4è Art a été couronné et pas qu'une fois, ce festival international, ouvert aux films du monde, n'a jamais souri au cinéma tunisien qui a pourtant décroché des succès et des prix dans des joutes, parfois plus renommées. Aussi cette consécration me remplit-elle de joie, certes à titre personnel, mais surtout parce qu'elle ouvre un nouveau portail à notre produit filmique.
En effet, à la suite de cette reconnaissance et ses retombées médiatiques, un distributeur libanais a conclu un accord avec le producteur de "Tunis by night" pour la diffusion du film à Beyrouth et dans le Golfe, en plus de sa programmation simultanée dans neuf ou dix salles du Caire. Soit une entrée dans un marché commercial auquel nous n'avions pratiquement pas accès. C'est cela l'inédit et le plus important".
On dit que le dialectal tunisien est trop particulier pour être compris dans le reste du monde arabe. C'est peut être pour cette raison que le film tunisien n'y trouve pas preneur et qu'il ne concurrence pas ses vis à vis arabes, notamment égyptien?
"C'est un faux problème dont on parle depuis quarante ans. La preuve c'est qu'avec la série théâtrale "Klem ellil" (paroles de nuit) qu'on a présentée au Caire, nous avons été compris et le public a très bien réagi. Pourtant non seulement elle est écrite dans le dialecte typiquement tunisien, pour ne pas dire tunisois, mais en plus elle est pleine de jeux de mots avec des référentiels bien locaux. D'ailleurs et pour couper court, j'ai proposé mi-figue mi-raisin à des journalistes et à des confrères que puisqu'on persiste à prétendre que le problème de la langue est insurmontable dans le monde arabe, que ce dernier n'a qu'à recourir au doublage, comme il le fait avec les feuilletons en vogue turcs ou mexicains.
Car il est regrettable que le public des pays du Moyen-Orient ou du Golfe ne voie pas les films importants tunisiens, comme ceux de Nouri Bouzid, Moufida Tlatli ou même de quelques cinéastes de la jeune génération au talent incroyable qui ont déjà commencé à recueillir des lauriers dans des festivals prestigieux comme ceux de Berlin ou de Carthage.
Sans parler de la sélection de leurs films dans des manifestations supérieures, telle celle de Cannes où elle est souvent présente depuis. Nous avions présenté "Aziza" de Abdellatif Ben Ammar dans lequel j'ai eu le plaisir et l'honneur d'interpréter le rôle principal, aux côtés de la Libanaise née en Egypte, Yasmine Khlat.
Pour revenir à votre question, je dirais que j'ai comme l'impression que le monde arabe ne voulait pas du cinéma tunisien et que cette affaire de dialecte n'est qu'un prétexte. C'est pourquoi je me félicite du prix du Caire et de ce qui s'ensuivit. Cela peut constituer un tournant et l'ouverture d'un vaste marché pour les films tunisiens".
Le cinéma tunisien, sauf de rares exceptions, ne connaît pas des succès d'affluence, même chez lui. Qu'en pensez-vous?
"Par opposition au cinéma égyptien où le commercial représente à peu près 95% de la production, le nôtre n'est pas un cinéma de guichets. Nos cinéastes proposent dans leur majorité des films d'auteurs, engagés sans soucis de commercialisation. Ils sont bons pour les festivals, pour les circuits culturels et les salles d'art et d'essai prisées par les cinéphiles, assez nombreux en Europe, de moins en moins nombreux dans le monde arabe.
C'est le créneau dans lequel s'inscrivent les grands metteurs en scène qui ont fait le meilleur du répertoire égyptien et dont le Nil ne produit pratiquement plus : Youssef Chahine Chadi Abdessalem, Taoufik Saleh... Dommage que la tendance soit devenue exagérément au commercial au détriment du profond et du porteur de valeurs, ce qui, s'associant à l'effet souvent néfaste des télévisions, fait que le "bon" public cinéphile se fait de plus en plus rare. Cela entraîne une chute du degré de conscience, une perte des repères et c'est le désarroi qui s'installe, particulièrement chez les jeunes. La Tunisie n'est pas en reste, surtout après 2011 avec ce qu'on appelle révolution".
Mais malgré le désarroi dont vous parlez, nous assistons à l'émergence de plusieurs cinéastes talentueux, après justement 2011. Ne trouvez-vous pas qu'il y a contradiction dans vos propos?
"Pas du tout, puisque je parlais du public. D'ailleurs si je demeure optimiste, c'est grâce à cette merveilleuse jeune génération qui a réussi à quintupler et davantage le nombre des productions annuelles. Cela grâce à la multiplication des écoles de cinéma et surtout par l'évolution des nouvelles technologies et du Net que ces jeunes maîtrisent à la perfection.
Aussi avec une petite caméra 5D, peuvent-ils tourner et obtenir une excellente image. Quant à la jadis coûteuse post-production, un ordinateur, un logiciel et un bon savoir, le tour est joué. En plus, par le biais d'Internet, ils peuvent prospecter, soumettre leurs projets et chercher des co-producteurs, sans avoir à dépenser pour se déplacer. Un film qui revenait à deux ou trois millions de dinars, coûte cinq à six fois moins. Et c'est extra de les voir décrocher des prix dans des festivals, malgré leur jeune âge et le peu de moyens avec lesquels ils ont mené leurs films. Aux dernières Journées cinématographiques de Carthage, vous avez dû remarquer qu'il y avait 17 films tunisiens (toutes sections confondues) sur les 30 produits durant la seule année 2017. Du jamais vu en Tunisie qui n'en était, il n'y a pas si longtemps, qu'à deux ou trois par saison".
A l'opposé, les noms confirmés se font discrets. Seraient-ils impressionnés ou intimidés par ce tsunami des jeunes?
"Je ne le pense pas, car pour la plupart, ceux-ci sont ou ont été les élèves de ceux-là. La preuve, Selma Baccar vient de réaliser avec son "Dar Joued" qui a cartonné, son meilleur film. Mais c'est vrai qu'il y a comme une éclipse des noms confirmés qui m'interpelle. Cela fait cinq ou six ans que Nouri Bouzid par exemple, n'a pas tourné. Sa fille, elle, tourne et même bien. Ce n'est pas une question de financement, car lui ou Moufida Tlatli, pour ne citer qu'eux, peuvent facilement trouver les noms, grâce à leur répertoire et à sa qualité, mais je pencherais pour un manque d'inspiration, car nos réalisateurs font des films d'auteur, c'est à dire qu'ils écrivent leurs propres scénarï. S'ils n'ont pas encore l'idée et le souffle de la développer en une histoire à filmer, ils attendent".
Vous ne tarissez pas d'éloges à propos des jeunes réalisateurs, mais vous ne parlez pas des jeunes comédiens. N'auraient-ils pas le même talent?
"Bien au contraire. je dirais même qu'en nombre, ils dépassent logiquement les réalisateurs puisque sur un film, un seul metteur en scène dispose de dizaines d'acteurs. Je ne vous cache pas que je suis émerveillé par la maîtrise, la présence et le charisme de plusieurs de ces comédiens qui montent que j'ai vus dans à l'écran ou avec lesquels j'ai joué.
Nous en avons au moins une bonne vingtaine qui crèvent l'écran. Je pense par exemple à Abir Bannani qui m'a ébahi dans "Vent du nord". On pensait avoir affaire à un mannequin, elle s'est révélée une actrice de très haute facture. Je crois que cela est dû au nombre croissant des écoles de comédiens pour adultes et jeunes et aux cours du soir qu'elles dispensent.
En tout cas la Tunisie a toujours été un vivier d'acteurs. Savez-vous que sur le top 10 du box office égyptien, cinq sont tunisien(ennes)? Ce sont Hend Sabri, Dhafer Elabidine, Dorra Zarrouk, Ferial Graja et la dernière venue Aïcha Ben Ahmed qui n'arrête pas de tourner".
Vous vous faites de plus en plus rare au théâtre. Est-ce un choix ou est-ce dû à l'absence de propositions tentantes?
"J'ai un problème de disponibilité. Vous n'ignorez pas qu'une pièce nécessite une préparation et des répétitions qui peuvent s'étendre jusqu'à cinq ou six mois. Viennent après les représentations en cycles, les tournées à l'intérieur et à l'étranger, les festivals ici et ailleurs... On est ainsi bloqué pendant au moins un an. Or, aujourd'hui je veux bouger, faire du cinéma, de la télévision, de la radio. Ceci dit, si un projet d'une pièce importante se présente, si le rôle me plaît vraiment et si l'équipe est agréable, je pourrai faire le "sacrifice" et m'engager.
Et puis n'oubliez pas que j'ai franchi les 70 ans et je dois me ménager un peu".
Vous les portez bien...
"Les artistes ont des moteurs stimulants invisibles. Je dis cela pour plaisanter, mais lorsqu'on fait ce qu'on aime et que le mental se porte bien, cela se répercute sur le physique. Un minimum d'hygiène de vie fera le reste".
Où c'est que vous vous sentez le mieux? Sur les planches de la scène ou devant la caméra?
"Je ne fais pas de différence et les sensations éprouvées sont les mêmes. La vraie école est toutefois le théâtre. Une fois qu'on s'y est aguerri, jouer pour la télévision ou le cinéma devient plus facile".
A propos de télévision, la chaîne nationale ne compte pas produire de feuilletons pour le prochain mois de Ramadan? Qu'en pensez-vous?
"Une catastrophe prévisible. Quand on est à près de 50% en excédent d'effectifs, handicapé par la bureaucratie et un syndicat qui n'est toujours regardant sur le long terme ni sur l'intérêt général de la boîte, les déconvenues sont toujours au rendez-vous.
Prenez l'exemple du dernier feuilleton que la télévision a produite, "Warda wa kitab" (une rose et un livre) dans lequel j'ai joué et dont je suis plus que déçu. Au départ et à la lecture du scénario, il y avait trois axes centraux. A l"arrivée, deux avaient sauté en cours de route, à cause en premier lieu de la décision de se passer, sous la pression du syndicat, d'un producteur exécutif hors télévision, qui aurait supprimé les dépenses inutiles, la surcharge de l'équipe technique et qui aurait économisé l'argent du contribuable.
Je retrouvais sur le plateau près de 80 techniciens encombrants, alors que la moyenne normale est de 20. Il aurait également engagé les meilleurs que ce soit de la télévision ou des pigistes du cinéma. Souvenez-vous de "Sayd errim" (la chasse aux biches) par exemple, son succès revient en large partie à l'apport de son producteur exécutif, un homme de cinéma".
Cela pose le problème du rapport du public au privé et de la mentalité du salaire assuré, dans le secteur audiovisuel comme dans l'ensemble du domaine culturel...
"Exactement. La télévision se trompe de créneau et de politique. Idem pour le ministère des Affaires culturelles où la centralisation et la lourdeur administrative diminuent l'efficience. Le ministère devrait s'occuper des grands projets et déléguer aux régions, en leur accordant des moyens accrus, la gestion de la création et de la production artistiques et culturelles, selon le patrimoine et les spécificités locaux, en associant les privés.
Il n'est pas normal qu'un projet d'un artiste du sud-ouest du pays soit évalué par un administratif à Tunis. Les subventions et les aides doivent être du ressort des mairies et non de l'administration centrale qui les distribue comme si c'était une sorte d'assistance sociale. On dit que nous avons fait la révolution un certain 14 janvier 2011. Soit, mais ce dont le pays a besoin pour sortir du marasme dans lequel il se trouve, c'est une révolution culturelle. Celle-là n'a pas encore eu lieu et sans elle rien ne changera, sinon empirera".
Vous avez évoqué la dimension "sociale" des subventions du ministère des Affaires culturelles. Vous êtes bien placé pour savoir que sans elle, un grand nombre d'artistes ne survivraient pas, puisque vous n'êtes pas comédien à plein temps.
"Avant il n'y avait pas le Net où l'on peut promouvoir et vendre son produit et les rétributions de l'artiste étaient plus qu'insignifiantes. J'ai eu la chance d'être engagé par la chaîne Abou Nawas, la plus grande de l'époque, pour diriger l'animation de ses différents établissements. Cela m'a permis de rester dans le domaine culturel, de réaliser de beaux programmes, de varier le produit et d'avoir le luxe de ne pas dépendre de mes rétributions de comédien et, surtout, de me permettre de choisir dans quoi jouer".