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La paupérisation rampante du Centre-ville de Tunis

Avec sa mythique avenue Bourguiba, l'esplanade de la "révolution" et des rassemblements, son joyau de théâtre municipal, sa plus grande salle de cinéma du pays (le Colisée), le cœur battant de Tunis peine à résister à une paupérisation qui le mutile.

Ekip  | 23.02.2023 - Mıse À Jour : 24.02.2023
La paupérisation rampante du Centre-ville de Tunis

Tunisia


AA/ Tunis/ Slah Grichi (*)


Aujourd'hui encore, il arrive souvent aux habitants de Tunis de recourir à l'appellation "bab b'har" (porte de la mer) pour désigner le Centre-ville ou "l'avenue Habib Bourguiba" et ses alentours directs. C'est que, jusqu'à l'avènement du protectorat français, en 1881, la mer couvrait une bonne partie de ce qui allait devenir le "cœur de la ville" française. Des vestiges témoignent toujours de la prospérité passée des activités commerciales du port de Tunis, transposées depuis longtemps, à celui de la Goulette, à près de dix kilomètres de là, notamment le transport des voyageurs par bateau, vers l'Italie (Palerme oui Gênes) et la France (Marseille), les seules traversées régulières.


- Le fleuron de la ville coloniale

Sitôt installées et leur mainmise sur la capitale assurée, les autorités coloniales se sont attelées à construire leur propre centre-ville, à l'écart des faubourgs et de la proche Médina ottomane, qui était le vrai cœur de Tunis et où résidaient une bonne partie des dignitaires, de la bourgeoisie tunisoise et les grands commis de la monarchie beylicale. La volonté de séparer les colons qui allaient se succéder par milliers, des autochtones, était un choix politique et urbanistique. C'est ainsi que des zones comme le Bardo, abritant le palais du Bey, ou des banlieues balnéaires, telles que la Marsa ou Hammam-Lif, très prisées par les Tunisois aisés, ont été évitées.

Leur dévolu a été jeté sur Bab b'har, situé à l'entrée nord de la Médina où commencent les souks, menant jusqu'à la Mosquée Zitouna, près de la Kasbah. Il s'étendait, en ligne droite jusqu'au port de Tunis. Des immeubles cossus ont été, petit à petit, élevés sur les deux côtés, des commerces, des banques, des salles de cinéma et des cafés-restaurants de style français ouverts, une ligne de tramway, menant jusqu'à la Marsa, construite... Le même genre de bâtisses allait se multiplier, sur les différentes artères environnantes de ce qui était devenu une vraie grande avenue, baptisée Jules Ferry, foisonnant de vie diurne et nocturne, où il faisait -et fait encore, malgré tout- bon de se promener au beau milieu, sur son esplanade rectiligne, avec des fleuristes à gauche et à droite par-ci, un kiosque à journaux et à livres de poche par-là, un petit café-bistrot sans chaises, un peu devant...

Un grand centre-ville naissait, avec toutes les commodités, y compris un marché central et surtout une majestueuse cathédrale de style romain-byzantin, baptisée St-Vincent-de Paul et inaugurée, quinze ans après le début du protectorat. Et c'est en face de son entrée principale, sur l'autre rive de l'avenue principale, que seront édifiés les locaux de la résidence générale, devenus depuis l'indépendance, le siège de l'ambassade de France.

Sur le même trottoir et à moins de 20 mètres, se situe encore le grand joyau du centre-ville, à savoir le théâtre municipal. Construit dans le style Art nouveau, il continue de constituer une grande œuvre architecturale et ce, depuis son ouverture, en 1903. Il faut dire que jusqu'à aujourd'hui, quand on se promène sur les artères et les rues perpendiculaires à l'avenue Bourguiba ou la jouxtant, on réalise combien les architectes (en majorité des Italiens) ont apporté, au début et au milieu du siècle dernier, aux différents immeubles, du raffinement du style Post-Haussmann, dominant dans les quartiers racés de Paris où de Rome.


- Début de la décrépitude


Le déclin urbain de Tunis n'a, à vrai dire, pas commencé par le Centre-ville moderne. En effet, Bourguiba méprisait -à tort ou à raison- la bourgeoisie tunisoise qu'il a, très tôt, déchue de ses avantages liés au système monarchique et même de ses biens. Plusieurs familles ont dû vendre leurs somptueuses demeures de la Médina, désormais impossibles à entretenir, tant cela revenait cher. Elles étaient récupérées par l'État, par quelques "nouveaux riches" ou même des petits entrepreneurs de confection d'étendards et même de toile de joute.


Les anciens propriétaires se rabattaient sur les appartements du centre-ville français qui se vidaient des colons et où ils avaient pour voisins de nouveaux cadres de l'administration, des enseignants, des avocats, des médecins... Ceux qui en avaient encore les moyens éliront domicile dans la banlieue nord (la Marsa, surtout).

La modernisation aidant et les habits traditionnels de moins en moins courus, les artisans tunisois qui étaient la cheville ouvrière des souks de la Médina, ont vu leur commerce décliner, ce qui les a obligés à quitter le vieux Tunis, le livrant à lui-même et à des nouveaux venus qui ne faisaient rien pour l'entretenir. La municipalité et l'Etat qui avaient d'autres priorités, non plus. Ce n'est que dans les années 1990 qu'il y a eu un regain d'intérêt pour la Médina, qu'on a sorti de la décrépitude des artères et des demeures, dont certaines sont devenues des maisons d'hôtes de prestige et des restaurants à fourchettes.


- L'avenue Bourguiba post-coloniale


Fréquentés, deux décennies avant l'indépendance (1956) par des artistes, des écrivains, la bourgeoisie et autres gens de l'intelligentsia, l'avenue Jules Ferry et ses alentours ont gardé leur éclat, leur aura aussi, après le départ de la grande partie des Français. On allait au théâtre et aux cinémas, en robes soirée et en costume cravate. Le fameux habilleur Abbès Agha, dont le magasin est sous les arcades, en face de la cathédrale et à cinq mètres de l'ambassade de France, continuait de fournir sa clientèle en cravates et papillons de soie, en chemises en voile suisse, de costumes de tissus raffinés... Le café de Tunis était le lieu de rendez-vous du grand metteur en scène Aly Ben Ayed et de sa belle femme avec les talentueux peintres rebelles Néjib Belkhodja, Zoubaier Turki, Abdelaziz Gorgi, Ibrahim Dhahak... La ville veillait tard, les cafés étaient tous mixtes et on n'avait que l'embarras du choix pour se payer un bon souper ou dîner, après un spectacle...en toute sécurité.

Avec l'exode rural qui s'est accentué, fin des années 1970 et l'absence de volonté de l'Etat à continuer d'obliger les propriétaires et les locataires à entretenir les façades et l'intérieur des immeubles, plusieurs de ces derniers qui faisaient la beauté du Centre-ville, des avenues de Paris ou Habib Thameur aux rues de Marseille, Ibn Khaldoun ou Jamal Abdennasser, désolent par leur état de décrépitude.

Mohamed Salah Chékir, ancien secrétaire général de l'Ordre des architectes nous confie que la Tunisie dispose d'un excellent ensemble de lois, en matière de protection urbaine, que les gouvernements qui se sont succédé ne veulent pas appliquer. "Heureusement que Sidi Bou Saïd et certaines zones de Carthage et de la Marsa sont préservés", souligne-t-il.

Toujours est-il qu'au fil des ans, le Centre-ville a cessé d'être un quartier résidentiel recherché. Ses premiers habitants post-colonisation l'ont déserté pour les nouveaux quartiers autour de Tunis, chacun selon ses moyens. Des treize cinémas qui l'animaient, n'en restent que trois dont le prestigieux Colisée, qui ne sont réellement fréquentés que lors des manifestations et des festivals à thèmes. A la place, des pizzerias, des gargotes, des fast-food et presqu'aucun restaurant digne de ce nom. Logique que le Centre-ville dorme tôt et que même et qu'on en arrive à avoir de s'y aventurer au-delà de 20 heures.

De jour, le cœur de Tunis est encore plus désolant à voir avec ces marchands ambulants qui ont envahi trottoirs et chaussées et qui proposent, sur des tréteaux ou des cartons, à même le sol ou accrochés à un gros clou enfoncé dans la pierre noble et historique des Arcades -un sacrilège-, des vêtements bas de gamme ou usagés, des ustensiles de cuisine à la vie éphémère, des jouets non agréés... Bref du tout et du n'importe quoi, importé illicitement de Chine, sous les yeux enragés et impuissants des commerçants qui finiront par fermer boutique.

Le populisme politique va loin en permettant cette paupérisation qui porte préjudice à l'économie et au tourisme, les visiteurs passant immanquablement devant ces images, en se rendant aux inévitables souks et à la Médina.

A penser que si Ibn Khaldoun voyait cette paupérisation, il demanderait qu'on déboulonne sa statue qui trône entre la cathédrale et l'ambassade de France.


(*)Slah Grichi, journaliste, ancien rédacteur en chef du journal La Presse de Tunisie.

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