Tunisie: Dar Ben Abdallah, l'histoire d'un joyau de la Médina

Tunisia
AA/Tunis/Slah Grichi
Pendant des siècles et jusqu'en 1881, date de l'avènement du protectorat français qui était une colonisation de fait, le pouvoir étant détenu par le résident général au détriment du Bey réduit à des tâches et à un apparat protocolaires, la Médina (littéralement : la ville ou la cité) était le coeur battant de la capitale, Tunis.
La construction, à proximité, d'artères "francisés" (l'actuel Centre-ville) avec immeubles, théâtres, cinémas, clubs et restaurants n'a, pendant longtemps, rien enlevé à son aura et à son importance dans le quotidien tunisois, ni au prestige des réputées familles qui y étaient ancrées.
La nuit, les nombreuses portes (bab) et les remparts dont elle était entourée (certains existent toujours, à l'instar de Bab Saâdoun ou Bab Souika), se refermaient sur elle, sur sa mythique Mosquée Zitouna, sur ses souks, ses commerces et ses demeures majoritairement de style ottoman, dont de vrais palais appartenant aux dignitaires, à la grande bourgeoisie et aux hauts fonctionnaires. Dar Ben Abdallah (traduisez maison ou demeure des Ben Abdallah) en faisait partie.
Datant du XIIIXè siècle, elle est située dans la partie sud de la Médina, à deux cents mètres de la Mosquée Zitouna et dans le voisinage direct de Tourbet (mausolée) el Bey. Initialement propriété de Mohamed el Ksontini, un riche notable, elle est acquise par Slimane Kahia, général en chef de l'armée tunisienne, qui élève la demeure au rang de palais et lui donne son nom : Dar Kahia Hanafi.
C'était à l'occasion de son mariage, en 1814, avec la fille du souverain de l'époque, Mahmoud Bey. Une sorte de cadeau de noces digne de la jeune épouse, puisqu'il en a fait une véritable cité fermée, ne communiquant avec le quartier environnant que par une seule porte monumentale. Elle est essentiellement composée de la résidence principale avec un premier patio revêtu de marbre blanc est entouré d'une galerie à portiques donnant accès aux appartements et à l'étage des invités (Dar edhièf), de dépendances pour le personnel et d'écuries auxquelles on accède par une porte du deuxième patio, agrémenté d'un jardin et d'une fontaine à l'andalouse.
Un vrai palais qui reflète l'architecture des grandes demeures tunisoises des XVIII et XIXèmes siècles où se mêlent harmonieusement style ottoman, touche italianisante et raffinement andalous. Il sera acquis plus tard par un riche tisserand de soie des souks de la Médina, Mohamed Tahar Ben Abdallah. Il portera désormais et jusqu'à aujourd'hui son nom, tout comme la rue qui y mène.
La modernisation d'un côté, l'ancrage de la colonisation puis les effets de l'indépendance de l'autre, ont peu à peu transformé l'équilibre de la Médina et diminué les avantages, le rayonnement, l'apport et, par là-même, les revenus de la bourgeoisie tunisoise.
Toujours est-il que la cité fermée, créée par le général Slimane Kahia, a fini par se désintégrer et ses dépendances par être louées, souvent à des familles modestes dont les chefs travaillaient dans les environs.
Le musée et D'Art Ben Abdallah
De Dar Kahia ne restaientt que le grand portait mais qui ne fermait plus, la demeure initiale elle-même, telle qu'elle fut construite par Mohamed el Ksontini et les écuries. Retour aux sources? Pas vraiment car par manque d'entretien, nécessaire mais plus que coûteux, et à l'image de la majorité des demeures de la Médina des années 1960 - 80, Dar Ben Abdallah et ses écuries menaçaient ruine.
L'Office des Arts tunisiens qui deviendra Office national de l'Artisanat, prend l'initiative en 1964 de les acheter, séduit par le jardin, les hauts plafonds ornementés du palais, les panneaux de céramique italianisante et son bois sculpté de calligraphies qui ont résisté à la décrépitude.
L'espace idéal, une fois retapé à neuf, pour exposer au public des objets artisanaux. Un embryon de musée y sera effectivement créé et qui, plus important est, constituera le coup de départ à un regain d'intérêt au Vieux Tunis, à l'acquisition, la restauration puis la transformation en espaces culturels, de plusieurs autres "Dar" (Dar Hassine, Dar Lasram...).
Cela sera d'ailleurs suivi dans les années 1980 - 90 par une vaste et fort onéreuse opération de sauvegarde et de restauration de la Médina qui a retrouvé son lustre et où des demeures, tout en conservant leur style ancien, ont été converties en luxueux restaurants, cafés et même hôtels de charme. Le vieux Tunis redevenu à la mode, au grand bonheur des quelques familles qui ne l'ont pas quitté et résisté à sa décrépitude et à sa paupérisation.
Pour en revenir à notre palais qui est entre temps passé sous la tutelle du ministère de la Culture, il ouvrait officiellement ses portes en 1978, en tant que Musée des arts et traditions de la ville de Tunis. Tableaux, meubles, outillage artisanal de tous genres comme le tissage ou la confection de la "chéchia" (chapeau tunisien, généralement rouge), jouets, costumes, ustensiles domestiques en poterie, bois et cuivre...; tout a été réuni et exposé pour ressusciter le quotidien familial, public et économique des habitants -notamment la bourgeoisie- de la Médina de Tunis, au cours du XIXè siècle et jusqu'au milieu du XXè.
De nouveaux travaux de réfection totale vont incessamment être entrepris. Ils vont du renforcement des murs et des colonnes jusqu'à la pointue et délicate restauration des plaques de céramique, des ornementations et des sculptures en calligraphies afin de remettre le joyau dans son écrin. Mais bien que le musée soit encore fermé pour au moins deux ans, la cité créée par Slimane Kahia vaut toujours le détour...
Les anciennes écuries, en effet, sont devenues depuis un espace culturel contenant un coquet théâtre de 150 places et un petit jardin où l'on peut apprécier un café aux saveurs de la Médina. C'est Le metteur en scène et directeur du "Théâtre de la Terre", Noureddine Ouerghi, qui le loue depuis 2006 du ministère des Affaires culturelles et l'exploite.
Bien qu'indépendant de la demeure mère, il a voulu que son espace lui soit associé et la rappelle en le baptisant "D'Art Ben Abdallah". L'artiste n'y propose pas que le café, le thé ou les pièces que sa troupe monte, il y offre des cycles de cinéma à thèmes, des récitals de poésie et de musique, des ateliers de formation de comédiens, d'écriture de scénario ou de percussion, comme il y accueille des représentations théâtrales.
Un espace prisé par les lycéens et les étudiants des environs autant que par les amoureux de la culture, parce qu'il est à nul autre pareil en Tunisie. Il y est si bon d'humer l'air de la bonne vieille Médina de la capitale. Qu'est-ce que cela sera quand il s'appuiera de nouveau sur "sa" Dar Ben Abdallah mère, une fois sa jeunesse retrouvée...