Protectorat français en Tunisie : Ce qui reste de l'histoire...
Le Traité du Bardo du 12 mai 1881 instituait un Protectorat de la France sur la régence de Tunisie. En fait et sous divers prétextes, un jalon de plus dans l'Afrique française du Nord et dans l'empire colonial de l'Hexagone, en édification.

Tunisia
AA / Tunis / Slah Grichi *
La IIIème République de France pansait encore ses blessures, après la guerre perdue en1870, contre la Prusse qui s'est emparée de l'Alsace et de la Lorraine, quand elle a été conviée au Congrès de Berlin de 1878, officiellement consacré à régler la "question de l'Orient européen"; une manière d'éviter l'indécence de dire clairement "son partage".
Les Français qu'il fallait ménager pour éviter d'éventuelles frictions futures, étaient exclus de ce projet. C'est ainsi qu'entre autres décisions, Chypre revint à l'Angleterre et la Bosnie Herzégovine à l'Autriche-Hongrie. Les congressistes consoleront la France en l'autorisant, officieusement, à "s'occuper" de la Tunisie. Personne n'ignorait qu'elle convoitait, depuis longtemps, cette régence et qu'elle attendait juste le prétexte ou le feu vert des autres puissances coloniales, pour s'en emparer...
La main-mise était déjà un fait
Sitôt l'Algérie annexée de force à son empire en 1830, la France a commencé à œuvrer pour la réalisation de son rêve d'une "Afrique française du Nord". Provocation de troubles parmi les tribus, exigence de remboursement immédiat de prêts, imposition d'accords handicapants...Tout était permis pour affaiblir et déstabiliser la Tunisie et le Maroc, afin de préparer les ingérences, dernière étape avant la colonisation et, pourquoi pas, l'annexion.
En effet criblée de dettes, la régence de Tunisie multipliait les concessions et subissait le diktat français, de plus en plus insupportable, touchant jusqu'à la souveraineté intérieure et extérieure du pays. C'est ainsi, par exemple, qu'en 1830, Husseïn Bey est obligé de signer un accord (appelé également "Traité du Bardo") où, entre autres exigences, il interdit la piraterie, abolit les monopoles commerciaux, offre l'exploitation exclusive du corail à la France et prévoit une concession perpétuelle pour une basilique à Saint Louis, sur les hauteurs de Carthage.
De même en 1861, où Sadok Bey est poussé par Paris à accepter l'élaboration et la publication, le 23 avril, d'une Constitution qui limite sensiblement ses pouvoirs de monarque, pour qu'il se voie, trois ans plus tard, contraint à décider le contraire.
Effectivement, pour déstabiliser l'œuvre du réformiste Grand vizir Kheïreddine Pacha qui, grâce à cette Constitution, a révolutionné le paysage social et économique, instaurant égalité et justice pour tous et, surtout, rénovant l'administration, ce qui a généré des moyens pour entamer la résorption effective des dettes, la France mandate son consul à Tunis, Charles de Beauval, de demander audience à Sadok Bey, le 29 avril 1964. Accompagné d'une délégation militaire (!?), le diplomate lui annonce : "je viens vous demander, au nom de l'empereur de France, de suspendre la Constitution, parce qu'elle porte préjudice au pays et à vous-même" (!!). Le Bey répliquera : "ainsi donc, la puissance qui nous l'a imposée, nous impose, aujourd'hui, de la suspendre", avant d'obtempérer et signer le décret voulu.
Des troubles, allant crescendo, éclatent. La révolte de Ali Ben Ghedhahom en est la parfaite illustration. La répression ne se fait pas attendre mais ne vient pas à bout du climat de contestation qui atteint, dans certaines régions, la rébellion. La régence est pratiquement à genoux et son budget est mis sous tutelle internationale.
Entre-temps, la guerre contre la Prusse et l'avènement de la IIIème République ont lieu, mais rien ne change du dévolu jeté par Paris sur l'Afrique du Nord. Le consentement implicite qu'il décroche en 1878 des participants au Congrès de Berlin, précipitera les événements et les incidents qui ont éclaté au début 1881, sur les frontières tuniso-algériennes, entre la tribu des Kroumirs, côté tunisien et celle d'Ouled Nahd d'Algérie, constitueront le prétexte en plus, pour imposer à la régence le protectorat; un nouveau concept hexagonal de la colonisation.
Protection sous la menace
Ainsi début avril, des navires de guerre se dirigent vers Bizerte, avec 24 000 hommes à bord, commandés par le général Jules Aimé Bréart. Après leur débarquement, le haut officier se dirige, vers Tunis, à la tête de deux escadrons de 6000 hussards. Le consul de France, Théodore Roustan, obtient audience de Sadok Bey, fixée au 12 avril à 16 heures au Palais de Ksar Saïd, près du Bardo.
Il s'y présente en compagnie de Bréart et de hauts officiers français. Le monarque conteste la violation territoriale, mais écoute le texte du "Traité de garantie et de protection", rédigé par Jules Ferry, le président du Conseil français.
En dix articles, il stipule essentiellement que le Bey consent que l'autorité militaire française occupe les points qu'elle jugera nécessaires pour le rétablissement de l'ordre et la sécurité sur les frontières et le littoral. Il accepte aussi de confier le gros de ses compétences de monarque, en matière d'affaires étrangères, de défense du territoire et de réforme de l'administration, au résident général de France à Tunis.
Summum de l'hypocrisie; les décisions et les décrets seront signés par le Bey, mais élaborés, appliqués et contrôlés par le résident et ses services. Un ultimatum de trois heures pour accepter ou refuser le traité. Avec une armée fantoche, pas du tout équipée, pouvait-il s'opposer à 24 000 hommes sur-entraînés, soutenus par des bâtiments de guerre impressionnants, sans compter les renforts qui peuvent arriver d'Algérie?
C'est ce que font valoir plusieurs des ministres, des conseillers et des dignitaires tunisiens présents pour pousser le monarque à signer. Ils évoqueront aussi les ambitions de son frère, le prince Taïeb, que les Français n'auraient aucune peine à introniser, à sa place.
En début de soirée, le Traité du Bardo est signé par le Bey et par le Grand vizir Mustapha Ben Smaïl, côté tunisien, le général Jules Aimé Bréart et le consul Théodore Roustan, côté français. Un accord sous la menace que les Républicains du pays de le Déclaration universelle des droits de l'Homme et du Citoyen ont imposé, en prétendant vouloir apporter valeurs supérieures, bien être et modernité à des "indigènes sous dévoloppés", sans toucher à leurs coutumes et mœurs "respectables".
En fait, la Convention de La Marsa qui engage le Bey "à proclamer les réformes administratives, judiciaires et financières que le gouvernement français jugera utiles, afin de lui faciliter l'accomplissement de son protectorat", a signé la main-mise totale sur la régence. Immédiatement, 500 000 hectares de terres cultivables sont arrachés à leurs propriétaires pour être octroyés ou vendus à des colons et à des sociétés et un port militaire est construit à Bizerte.
L'infrastructure connaîtra un bond considérable pour profiter aux Français et aux autres colons. Les autochtones; à part une minorité "nécessaire", deviennent les laissés pour compte, dans la pauvreté, les maladies et l'illettrisme. Le protectorat s'avère tirer les avantages de la colonisation ou de l'annexion pure et simple, sans en subir les contraintes, ni les charges. Le Maroc qui complètera "l'Afrique française du Nord", en découvrira, lui aussi, les affres à partir de 1912.
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(*) Slah Grichi, ancien rédacteur en chef de La Presse de Tunisie.
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