Analyse

Présidentielle en France: le sondage d’opinion fait-il le scrutin ? (Analyse)

- Instrument de connaissance de l'opinion, photographie instantanée du monde social, prétendument neutre et impartial, le sondage d’opinion, nous dit-on, s’est imposé comme « arbitre » de la course à la magistrature suprême

Majdi Ismail  | 01.04.2022 - Mıse À Jour : 05.04.2022
Présidentielle en France: le sondage d’opinion fait-il le scrutin ? (Analyse)

Tunis

AA/Tunis/Majdi Ismail

Si de par son lien quasi organique avec les médias et les politiques, le sondage d’opinion participe à la dramaturgie du temps long de la campagne électorale, il ne serait qu’un instrument d’action politique qui vise à imposer l’illusion qu’il existe quelque chose comme la moyenne des opinions et que tout un chacun peut avoir ou produire une opinion. La question reste entière; eu égard à ses effets et à ses limites, le sondage d’opinion fait-il le scrutin sous la Vème République et plus encore, fausse-t-il le jeu démocratique pour autant ?

La « libido dominanti », nommée communément le Pouvoir, est tapi dans tout discours tenu, fut-ce à partir d’un lieu hors pouvoir. Les instituts de sondage, ne dérogent pas à cette règle. Solliciter ces appareils infra-étatiques (appareils pris dans le nœud étatique) pour réaliser des sondages sur des affaires privées ou des questions partisanes qui intéressent le politique, est devenu une tradition, parfois au mépris des lois, comme en témoigne l’affaire des « sondages de l’Élysée ». Même si la justice française s’est intéressée exclusivement à la façon dont les contrats portant sur les commandes de sondage, ont été conclus, cette affaire, rend compte de la collusion entre les intérêts privés des instituts de sondage, ceux des conseillers de l’Élysée et les « préoccupations politiques » du président de la République, qui occupe le plus haut sommet de l’État français. Ce scandale remet en cause plus largement le sondage, mais encore la sincérité du débat politique et électoral.

*Prolégomènes au sondage d’opinion

La « sondomanie française » a une histoire. C'est au Moyen-Âge qu'apparaît la notion « d'opinion publique ». Ce que l'on nommait jadis la « fama communis », ou « publica » (voix et commune renommée du pays), va occuper une place importante dans le déroulement des procès au cours des XIIe et XIIIe siècles. Cette « opinion publique », plus représentative de la « rumeur », pouvait être convoquée, à charge ou à décharge, lors d'une affaire de justice. Elle se rattachait à la notion de « réputation sociale ».

Au XVIIème siècle, la notion va se doter d’un sens plus élitiste. L’opinion publique est celle des parlementaires qui délibèrent publiquement par opposition au roi qui mène sa politique dans le secret. L'opinion publique est dorénavant l'apanage d'une minorité aisée, dotée de capitaux économique, social et culturel spécifiques, qui parle au nom de la majorité.

La dimension de contrôle de « l’opinion publique » va apparaître, avec la mise en place, sous l'Ancien Régime, des premiers dispositifs de mesure de l’opinion au sens « d'opinion populaire ». L’objectif étant d'être informé des idées qui traversent le peuple, et de repérer les agitateurs. La lieutenance générale de la Police de Paris va mobiliser des agents (mouchards) et les dépêcher dans les quatre coins de la ville pour écouter et rapporter les échanges potentiellement hostiles au pouvoir. Le but de cette politique est de détenir une information sur « l'état de l'opinion », afin de pouvoir orienter cette opinion.

Au cours du XIXe siècle, l’attention des détenteurs du pouvoir aux mouvements de l'opinion va s’accroitre sur l'ensemble du territoire français et se perfectionner en mobilisant les ressources du pouvoir centralisé, en occurrence, les préfets. C’est à partir de ces représentants du pouvoir centralisé, que les gouvernements vont organiser une véritable veille. Les préfets, en contact avec les membres influents de la société (journalistes, industriels, clercs, etc ), vont régulièrement remettre des rapports à leur hiérarchie sur les éléments tirés de leur fréquentation de ces personnalités. Ces leaders d'opinion pouvaient rendre compte de l'opinion publique, mais également l’influencer.

En 1938, le sociologue Jean Stœtzel séduit par la « science de l’opinion publique » importée des Etats-Unis, devient le père fondateur des sondages en France et le créateur du premier institut français de sondage, l’Institut français d’opinion publique, Ifop. On accordera beaucoup plus de crédit aux sondages en France à partir des élections de 1965. L’élection du président de la République au suffrage universel, adoptée en 1962 par le peuple français et le général de Gaulle, a préparé le terrain à « l’inflation sondagière française ».

Sous la Vème République, les résultats communiqués à l’issue des enquêtes d’opinion font désormais partie de l’agencement collectif d’énonciation du pouvoir politique en France, du moins à l’approche de chaque échéance électorale. Le sondage, censé mesurer l’opinion, agit comme un marqueur de pouvoir dans le jeu électorale, d’où l’importance de connaître ses effets et ses limites.

*L’impact des sondages sur la présidentielle en France

Selon un sondage « rolling » réalisé par Ipsos Sopra-Steria pour Le Parisien et France Info, publié, mardi 29 mars, le président-candidat, Emmanuel Macron, est toujours en tête des intentions de vote (27%) au premier tour de la présidentielle, mais cède 2,5 points en une semaine, tandis que la candidate RN, Marine Le Pen et l’Insoumis Jean-Luc Mélenchon en gagnent 2 pour se situer respectivement à 19,5% et 15%.

L'ex-polémiste d'extrême droite, Eric Zemmour, se situe en quatrième position à 12%, soit un point de plus qu'il y a une semaine. La candidate LR Valérie Pécresse, perd un demi-point supplémentaire pour se situer désormais à 9%.

Au second tour, les adversaires potentiels de Macron gagnent aussi du terrain, même s'ils sont toujours donnés battus. En cas de duel avec Marine Le Pen comme en 2017, Emmanuel Macron raflerait 56% des intentions de vote contre 44%, alors que le score enregistré la semaine dernière était de 59% contre 41%.

S'il est opposé à Jean-Luc Mélenchon, le président sortant l'emporterait par 60% contre 40%, un écart inférieur à celui d'il y a une semaine (64% contre 36%).

On peut dégagé à travers cette dernière étude, une incidence positive au travail des sondeurs : celle de rendre compte de l'évolution de la campagne électorale en la rendant plus lisible sous forme de chiffres. Le sondage permet de situer les candidats les uns par rapport aux autres dans la course à la magistrature suprême. Cependant cette fonction pénalise les laissés-pour-compte des sondages (candidats ayant des scores insignifiants ou qui ne décollent pas dans les sondages), ou encore les candidats qui accusent une baisse significative dans les enquêtes d’opinion, et avantage ceux qui sont en ballotage favorable ou en tête.

Pour chaque candidat, le score des concurrents directs dans les sondages influence l'orientation de sa campagne électorale. Cette orientation est destinée à préserver sa position ou la consolider dans les sondages au détriment de celle de ses rivaux.

À cet égard, nous pouvons citer deux effets des sondages, qui ont fait l’objet d’analyses par des sociologues et des chercheurs en communication politique: l’effet bandwagon et l’effet underdog.

L’effet bandwagon désigne la propension à sauter dans le bon wagon ou à renforcer le candidat donné en tête. En théorie, l’électeur est encouragé, par cet « effet d’entraînement » à se retrouver dans le camp du vainqueur, et donc à rejoindre la majorité.

L’écart dans les sondages provoque un effet bandwagon pour le favori, qui à son tour creuse cet écart de façon exponentielle. En 2017, bon nombre d’électeurs de gauche ont préféré voter pour Emmanuel Macron parce qu’il était en tête dans les sondages, et donc plus susceptible de battre sa rivale du Front national Marine Le Pen.

À l’inverse, « l’effet underdog » désigne la tendance des électeurs à voter en faveur du candidat le moins bien placé dans les sondages. L’outsider ou encore le candidat donné perdant, est « secouru » par des électeurs qui se mobilisent pour lui éviter la défaite annoncée par les sondeurs.

En 1995, aucun institut de sondage n’avait prévu l’arrivée en tête de Lionel Jospin au premier tour de l’élection présidentielle, devant Jacques Chirac et le favori du scrutin Édouard Balladur (éliminé). L’ascension du cacique du PS s’explique entre autres par la crainte d’une partie de l’électorat, alimentée par les enquêtes d’opinion, de voir la gauche absente du second tour.

Les sondages révèlent les tendances politiques à l’oeuvre, et mettent en lumière tout mouvement ou changement significatif dans les intentions de vote, ce qui a pour effet de générer une forte exposition médiatique. Cette situation impacte nécessairement les scores des candidats en lice, entraînant une couverture médiatique renouvelée. Ce lien entre sondages et médias, ou plus précisément le discours des médias sur les résultats des sondages, se situe au coeur de ce qu’on appelle, à tort, l'influence des sondages. Selon certains spécialistes de la communication politique, à l’instar de Thierry Vedel, chargé de recherche au CNRS et au Centre de recherches politiques de Sciences Po, l'influence est avant tout exercée par les médias, à travers le choix de commenter ou non un sondage, puis dans l'angle choisi pour réaliser ce commentaire.

Si les sondages se présentent comme le reflet de la réalité, ils sont également partie prenante à sa construction, en provoquant les dynamiques de crédibilité ou de scepticisme sur telle ou tel candidat(e), en participant à la mise en récit du temps long de la campagne, et en cherchant à affermir les rapports de force.

Les sondages permettent également de déconstruire les idées reçues. Leurs résultats obligent les candidats dans certains cas à des remises en question de ce qui était auparavant considérés comme des certitudes ou des positions indiscutables sur certaines questions.

Autres effets des sondages, rarement évoqués: ceux de l’euphorie pour les uns et de la déception pour les autres. Malgré le masque de l’indifférence affiché par les politiques concernés, les mauvais scores dans les sondages peuvent susciter colère, déception, ou encore résignation. En revanche, ceux qui sont crédités de bons scores, se laissent aller au pêché de l'allégresse sondagière pour la simple raison qu’ils peuvent faire taire la critique, générer encore plus de soutiens sans se sentir obligé de convaincre. D’où cette reconfiguration des sondages d’opinion en marqueur de pouvoir à l’avantage du favori.

Or l’histoire de la Vème République a démontré qu’une lecture hâtive des sondages, peut mener le candidat à une défaite stratégique. Ainsi Raymond Barre en 1988, Edouard Balladur en 1995 et Lionel Jospin en 2002 s’étaient trop concentrés sur le second tour en oubliant les fondamentaux du premier. Les trois favoris à l’époque avaient partiellement délaissé leurs électeurs du premier tour et en ont sévèrement payé le prix.

Il va sans dire que les circonstances des sondages ne sont pas celles des élections, que personne ne croit réellement que les sondeurs votent à la place des électeurs, que les intentions de vote ne sont pas une prévision du résultat du scrutin, mais donnent une indication sur les rapports de force et les dynamiques au jour de la réalisation du sondage, que rien n'est joué d'avance et que seul l'électeur, et non les sondages, détient la vérité ultime. Cependant, même si elle est difficile à cerner, l’influence des sondages sur la campagne électorale reste indéniable.


*Sondage d’opinion : l’artefact qui ne dit pas son nom

Par ailleurs, le sondage d’opinion n’a cessé d’être dénoncé et remis en cause par la sociologie, qui a formulé une critique à la racine des fondements de ce « modus operandi », en remettant en question trois de ses postulats à savoir : premièrement que tout sondage d’opinion suppose que tout le monde peut avoir une opinion, deuxièmement que toute les opinions se valent, et troisièmement qu'il y a un accord sur les questions qui méritent d'être posées.

Les tenants de la sociologie critique, notamment Pierre Bourdieu, reprochent aux instituts de sondage de ne pas prendre en considération les non-réponses, alors que ces dernières permettraient de mettre en évidence un défaut de compétence des individus. Ils contestent le fait que la production d’une opinion est à la portée de tous et que toutes les personnes ont forcément une opinion sur les questions posées par les sondeurs. Dans ce cas de figure, le sondage ne serait pas une mesure d’opinions, mais bien une action de production d’opinions qui n’auraient jamais vu le jour sans l’intervention des sondeurs.

Le deuxième postulat, sous le feu de la critique, avance que toutes les opinions ont la même valeur. Or tous les individus n’ont pas le même niveau d’influence, de formation et d’information. En matière politique, un sondage peut mettre sur un même pied d’égalité, un enseignant chercheur en sciences politiques, un militant de parti très informé, et untel ne s’étant jamais intéressé à la vie politique. Cette opération mène inévitablement à la production d’un artefact.

Le troisième postulat selon lequel il y aurait un accord sur les problématiques posées, n’est pas si évident non plus. les problématiques proposées par les sondages d'opinion sont subordonnées à des intérêts politiques, autrement dit, les questions posées sont directement liées aux préoccupations politiques du « personnel politique ». L’élite qui a les moyens de commander les sondages, impose ses propres problématiques à la société. Cela impacte à la fois la signification des réponses et celle qui est donnée à la publication des résultats.

La critique des postulats susmentionnés rend compte de la dimension artefactuelle du sondage d’opinion, laquelle à son tour soulève des questions sur la crédibilité des sondages, et au-delà la sincérité du débat politique et électoral.

Le rôle du sondage d’opinion serait ainsi d’imposer le simulacre qu’il existe une opinion publique comme la somme additive d’opinions individuelles. Cette opinion publique qui se manifeste dans les médias sous forme de pourcentage, est selon Bourdieu « un artefact pur et simple dont la fonction est de dissimuler que l'état de l'opinion à un moment donné du temps est un système de forces, de tensions et qu'il n'est rien de plus inadéquat pour représenter l'état de l'opinion qu'un pourcentage ».

À défaut de faire le scrutin, le sondage d’opinion participe au casting présidentiel. Mais sa fonction sous la Vème République est de faire croire au bien-fondé de l’élection présidentielle et de perpétuer cette croyance, quitte à faire de cet artefact un comble de nature consommé par la société française.


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