Lettre "fuitée" de Saïed : Tempête dans un verre d'eau ? (Analyse)
Si l'authenticité de la lettre qui circule, prêtant au chef de l'État son intention de s'emparer de tous les pouvoirs, est unanimement rejetée, il n'en est pas de même des intentions de ceux qui l'ont "fabriquée".

Tunisia
AA / Tunis / Slah Grichi
Les Tunisiens, particulièrement la classe politique, les médias et les avertis, n'avaient de sujet de discussion, en ce début de semaine, que la lettre (tamponnée "Top secret") que le président Kais Saïed aurait adressée à Nadia Akacha, sa cheffe de cabinet, "fuitée" par le site "Middle East Eye".
-- Le fameux article 80 de la Constitution
Il y est, en gros, stipulé que le chef de l'État, vu la situation catastrophique économique, politique et sanitaire que connaît le pays, à laquelle sont venus s'ajouter des dépassements et des travers judiciaires couvrant des élus demandés par la justice, compte recourir à l'application de l'article 80 de la Constitution.
Cet article qui précise qu'"en cas de péril imminent, menaçant les institutions de la nation, la sécurité et l'indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le président de la République peut prendre les mesures nécessitées par cette situation exceptionnelle, après consultation du Chef du gouvernement et du président du Parlement. Ces mesures, annoncées dans un communiqué au peuple, doivent avoir pour objectif de garantir un retour, dans les plus brefs délais, à un fonctionnement régulier des pouvoirs publics".
Des termes vagues ouverts à plusieurs interprétations et à toutes les décisions, ce dont l'"auteur" de la lettre ne se prive pas. En effet, il y est, entre autres, mentionné que le chef de l'Etat compte mettre des ministres intérimaires, à la tête de l'Intérieur et de la Justice, de "séquestrer" (momentanément) les membres du Conseil supérieur de la sécurité intérieure qui assisteront à l'annonce de "l'état d'exception", en les privant de tout contact avec l'extérieur du palais présidentiel et de placer sous résidence surveillée, bon nombre de dirigeants politiques, notamment d'Ennahdha.
-- Que de bémols!!!
Bref, tous les ingrédients d'un coup d'État. Sauf que les bémols ne manquent pas dans ce scénario, du moins tel que présenté dans cette lettre "fuitée"...
A commencer par le même article 80 qui précise, sans aucun quiproquo possible, que dans les circonstances d'un état d'exception, le président de la République ne peut pas dissoudre l'Assemblée des représentants du peuple, et qu'aucune motion de censure ne peut être déposée contre le chef du gouvernement.
Et ce n'est pas tout, puisque la lettre, sans en-tête ni signature, contient des erreurs de langue, grammaticales et de conjugaison que ne saurait commettre un Saïed, si attaché à l'arabe littéraire, pur, dur et pointilleux.
Et puis, dans un dessein aussi capital, périlleux et grave qui nécessite une coordination secrète avec des forces de l'ordre et de l'armée, afin que le chaos ne s'installe pas, quel niais commettrait l'acte "débile" d'écrire à sa première conseillère et cheffe de son cabinet de surcroît, les détails d'un tel projet, elle qu'il voit quotidiennement, beaucoup plus que les membres de sa propre famille? Allons donc...
-- Les politiques unanimes
Aussi, plusieurs dirigeants politiques n'ont-ils pas hésité à railler ce "document" et à le qualifier d'intox, même s'il s'appuie sur certaines positions de Saïed (NDLR : relatives au système politique, à l'immunité parlementaire au Code électoral...).
Zouhaïer Maghzaoui, secrétaire général du mouvement "Achaâb" (le peuple), considère que cette lettre est l'œuvre de "parties qui veulent interférer dans l'opposition entre le projet de l'islam politique et celui de Kaies Saïed, à commencer par le site qui l'a publiée et qui n'est pas très clair".
Et de les inviter à enlever leurs masques et de cesser de recourir à ces procédés "indignes d'acteurs politiques qui disent défendre l'intérêt national", comme il dit.
Quant à Oussama Khélifi, président du bloc "Qalb Tounès" à l'Assemblée des représentants du peuple, il affirme qu'un tel document ne peut avoir été écrit par le chef de l'État et que "de toute façon, les temps ne sont plus aux putschs, ni aux coups d'Etat, ce qui ne veut pas dire qu'on ne doit pas enquêter sur l'origine de la lettre et sur les stimulants et les objectifs de ses auteurs", précise-t-il.
Pour Fethi Ayadi, dirigeant du parti Ennahdha, toute cette affaire n'a aucune crédibilité et qu'elle ne constitue qu'une nouvelle copie de vœux, déjà exprimés par quelques personnalités et acteurs politiques qui avaient, par le passé, appelé le président de la République à activer ce fameux article 80 de la Constitution.
"Ils sont malheureusement, inconscients que la sortie de la crise se situe sur une autre voie", dit-il avant d'ajouter qu'il serait opportun que la présidence de la République se prononce sur cette affaire.
Quant à l'ancien ministre de la Santé et l'une des figures de proue d'Ennahdha", Abdellatif Mekki, il trouve que cette lettre est une incitation contre le président de la République et qu'"il se peut que sa cheffe de cabinet en sache davantage que lui, à son propos", comme il l'a déclaré à Mosaïque FM, dans une allusion claire où il ne met pas Nadia Akacha au-dessus de tout soupçon.
Affirmant savoir aussi bien ceux qui se cachent derrière cette initiative que leurs motivations opposées à toute reconnaissance des résultats des élections, ainsi qu'à l'engagement d'un Dialogue national; la seule voie pour sortir de la crise, il a invité la présidence de la République à rendre publique sa position, afin d'apporter des éclaircissements à propos de cette affaire.
Que dira alors Kaies Saïed, lui qui nous a habitués à des sorties et à des propos, toujours inattendus et même étonnants?
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