Les rayons vides dans les supermarchés : la faute des clients qui font des stocks ?
- L'Agence Anadolu a tenté d'élucider les facteurs ayant mené à ce qui semble être une pénurie d'huile de tournesol et d'autres produits alimentaires dans les rayons des supermarchés.

France
AA / Paris / Ümit Dönmez
Alors que la guerre en Ukraine se poursuit depuis bientôt deux mois, l'huile de tournesol est quasiment introuvable dans de très nombreuses grandes surfaces de l'Hexagone. Les rayons d'huile végétale sont partiellement vides dans la majeure partie des supermarchés et les clients qui parviennent à trouver de l'huile de tournesol doivent s'acquitter du double, voire du triple du prix qu'il payaient il y a encore quelques mois, pour un litre de cette denrée alimentaire devenue une rareté en France.
L'Agence Anadolu (AA) a interrogé des experts ainsi que divers acteurs économiques afin de comprendre les tenants et les aboutissants de ce phénomène.
- L'Ukraine, premier exportateur mondial d'huile de tournesol
Le premier facteur ayant conduit à la raréfaction de l'huile de tournesol, constatée, dans les étalages des magasins français, a été la guerre en Ukraine, qui a débuté le 24 février dernier.
L'Ukraine et la Russie, tous deux bélligérants, représentent 80 % des exportations mondiales d'huile de tournesol alors que deux tiers de l'approvisionnement français et la quasi-totalité de ses importations proviennent d'Ukraine.
La guerre ayant donné un coup d'arrêt aux exportations de cette commodité alimentaire, un vent de panique s'est saisi de l'industrie agroalimentaire française ainsi que des chaînes d'hypermarchés [1].
Nombre de leurs dirigeants, interrogés par les médias, ont émis l'alerte d'une pénurie qui toucherait la France dans le moyen terme (de trois à six mois), rassurant, cependant, la clientèle que les stocks actuels sont suffisants pour subvenir à leurs besoins.
Le 4 mars dernier, la Fédération européenne de l’industrie des huiles végétales (FEDIOL) a publié un communiqué [2] signalant une pénurie d'huile de tournesol dans les « 4 à 6 semaines » à venir, à l'échelle de l'Union européenne (UE).
« La situation de guerre en Ukraine aura […] des conséquences importantes sur l'approvisionnement européen en huile de tournesol, car l'approvisionnement d'environ 200 000 tonnes par mois a cessé d'être expédié vers les ports européens », a indiqué la FEDIOL précisant que « les raffineries d'huiles végétales de l'UE s'approvisionnent entre 35 % et 45 % de l'huile de tournesol consommée dans l'UE, en provenance d'Ukraine.
« L'Ukraine étant le principal exportateur d'huile de tournesol, ces volumes sont difficiles, voire impossibles, à remplacer à court terme », a indiqué la fédération qui a émis un autre communiqué [3] le 24 mars dernier, précisant qu'elle compenserait son déficit en huile de tournesol en la remplaçant par les huiles de colza, de soja et de palme.
- Les rayons vides dans les grandes surfaces
Interrogée par l'AA, sur l'absence d'huile de tournesol dans les rayons, la directrice d'un supermarché Carrefour Market, d'une bourgade de l'Est de la France, indique que problème provient davantage de l'approvisionnement auprès des fournisseurs que de changements d'habitude des consommateurs.
« Nous n'avons pas constaté une ruée vers l'huile de tournesol de la part de nos clients. En tous cas, pas ici. La raison est toute simple : ça fait bientôt un mois que nous ne parvenons pas à nous approvisionner auprès de nos fournisseurs. Les dépôts qui nous fournissent attendent eux-mêmes d'être livrés », explique la directrice.
« Certains de mes collègues qui gèrent d'autres supermarchés ont remarqué que les clients ont commencé à faire des stocks d'huile de tournesol ou autre, de farine et de pâtes. Concernant l'huile de tournesol, il s'agit d'un phénomène plus récent, qui a débuté il y a une semaine ou deux », ajoute-t-elle.
« Les gens entendent à la télé [4] qu'on va manquer d'huile de tournesol, alors ils courent au supermarché, de peur d'en manquer. Cela me rappelle la première vague de Covid. En quelques jours, nous étions en rupture de stocks pour le papier toilettes, mais aussi pour la farine et le sucre », se souvient-elle.
- Les industriels et les fournisseurs : des acteurs de poids
Interrogé par l'AA, Martin Blois, expert de la grande distribution, fait état de difficultés dans les négociations actuelles entre fournisseurs et distributeurs, c'est-à-dire, principalement les chaînes de supermarchés.
« Les fournisseurs et les distributeurs négocient, en général, tous les ans, les prix des produits. Du fait de l'augmentation du coût d'un grand nombre de matières premières - cela inclut le carburant qui affecte le prix des transports, mais aussi le prix de l'énergie en général ainsi que ceux des emballages-, ces derniers peinent à trouver des accords qui puissent satisfaire les deux parties, c'est-à-dire qui permette à chacun de dégager des bénéfices et non des pertes, comme cela peut être le cas, aussi bien pour les uns que pour les autres », indique le spécialiste, ajoutant que les producteurs aussi cherchent à renégocier les prix, du fait même de l'inflation galopante.
« Cela provoque des ruptures dans les chaînes d'approvisionnement », indique Blois.
Interrogé par l'AA, Anice Lajnef, ex-trader chez SG, Nomura et Barclays, fait état de « rapports conflictuels et de rapports de force » entre les fournisseurs et les distributeurs.
« Il est vrai que les deux parties peuvent éprouver des difficultés à tenir leurs engagements du fait de l'inflation, mais il faut aussi prendre en compte que, de façon générale, plus le fournisseur pourra stocker [6] de matières premières ou diverses commodités, plus il gagnera en capacité de négociation sur les prix », indique-t-il.
« Les fournisseurs peuvent profiter de cette crainte de rupture d'approvisionnement – prégnante depuis la crise sanitaire de la Covid-19- pour avoir plus de marge de négociation. Cela peut être un bon prétexte pour ne pas dégonfler les prix, voire les augmenter », ajoute-t-il.
L'Usine Nouvelle, magazine spécialisé de l'industrie, souligne aussi l'importance de l'industrie française, notamment agroalimentaire, dans la consommation d'huile [5]. Le magazine note que « le marché français représente 471 millions de litres d’huile dont près de la moitié – 218 millions de litres – est consommée par les industriels ».
« Elément indispensable à la friture, elle représente par exemple 30 % des ingrédients de la chips au sein de l’entreprise So Chips », indique le magazine, à titre d'exemple. Le magazine précise, par ailleurs, que la France produit 774 000 tonnes d'huile de tournesol par an.
Une des stratégies adoptées par le secteur industriel pour pallier la raréfaction progressive de l'huile de tournesol, consiste en sa substitution par d'autres huiles, notamment de colza, dont la France est un grand producteur.
« L’huile de colza est souvent identifiée comme produit de substitution car les volumes de production sont trois fois plus importants en France par rapport à l’huile de tournesol », indique l'Usine Nouvelle citant également les huiles de maïs, d'arachide, mais aussi les mélanges, comme alternatives.
« Avec les stocks réalisés par les industriels, une flambée des prix est plus à craindre qu’une pénurie à proprement parler », indique encore l'Usine Nouvelle.
- Une inflation galopante
L'inflation, c'est-à-dire la hausse des prix, est un facteur essentiel qui affecte le comportement des fournisseurs, des distributeurs et des consommateurs. Selon l'INSEE [7], l'indice des prix à la consommation était de 4,5 % en France.
Anice Lajnef, note que le taux « d'inflation réelle pour un ménage à faible revenu est, en réalité, plus élevé que celui indiqué par l'INSEE, davantage de l'ordre des 10 % que des 4,5 % », du fait, notamment, de la composition de son panier, dans lequel l'énergie et l'alimentation tiennent une place prépondérante.
Interrogé par l'AA, sur la hausse des prix et son impact sur les habitudes des consommateurs, le gérant d'un supermarché Super U, dans l'Est de la France, explique qu'il essaie « autant que possible d'offrir aux clients, les produits à des prix qui restent accessibles, mais on doit reconnaître que pour le même panier d'achat, ils doivent payer plus cher qu'ils le faisaient il y a deux ou trois mois de cela », constate-t-il.
« Une poignée de clients n'ont rien changé à leurs habitudes, et une partie a fait des stocks de certains produits comme l'huile, la farine, le sucre, les pâtes et le riz. Pour une autre partie d'entre eux, leur pouvoir d'achat est déjà largement impacté par la hausse des prix de l'énergie (carburant pour l'automobile, fioul et électricité pour chauffer sa maison). Ils n'ont donc pas vraiment les moyens de faire beaucoup de stocks ou même d'acheter autant qu'ils le faisaient au mois de janvier par exemple », explique-t-il.
« D'ailleurs, nous-mêmes, c'est-à-dire, notre supermarché, a largement augmenté ses dépenses», indique le directeur du magasin déplorant la hausse des prix de l'énergie.
Selon Anice Lajnef, l'attitude des consommateurs choisissant de faire des stocks de vivres, révèle chez eux « un manque de confiance en l'avenir » et reflète l'incertitude née de la guerre en Ukraine.
« Les gens n'aiment pas l'incertitude, et au lieu de dépenser leur argent, ils vont se concentrer sur leurs besoins essentiels tels que l'huile et la farine, du fait justement de l'inflation réelle qui risque encore de les pénaliser dans l'avenir », note-t-il, ajoutant que « cette perte de pouvoir d'achat pénalise d'autres secteurs d'activité qui ne sont pas considérées comme vitales, car le consommateur doit faire un arbitrage. Par exemple, les parents offriront moins de cours privés pour leurs enfants, et s'adonneront à moins de loisirs », indique-t-il.
Afin de se faire une idée de la tendance dans l'inflation des prix alimentaires, l'AA a interrogé un agriculteur de Haute-Saône (dans l'Est de la France). Ce dernier a fait état d'une multiplication « par trois ou quatre » du prix des intrants agricoles, tels que l'engrais. Une tendance qui se confirme déjà à l'échelle européenne [8].
« L'engrais que j'achetais à 240 euros la tonne, se vend désormais à 900 euros. La coopérative à laquelle je vends mon tournesol doublera le prix d'achat cette année, mais cela ne suffira pas à combler mes pertes, déjà que j'étais en difficulté les années précédentes. Un soutien de l'État est nécessaire », souligne-t-il.
« Mais quand je vois qu'avec le carburant, tout ce que le gouvernement a fait a été de réduire de 15 centimes son prix malgré sa hausse vertigineuse, je doute fort qu'il viendra à notre secours. Il ne faut pas s'étonner qu'il n'y ait plus de jeunes qui veuillent prendre la relève dans le secteur agricole », déplore-t-il.
Notes :
1. Guerre en Ukraine : risque de pénurie d'huile de tournesol, alerte le patron de Système U - Le Figaro, le 17 mars 2022
https://www.lefigaro.fr/flash-eco/guerre-en-ukraine-risque-de-penurie-d-huile-de-tournesol-alerte-le-patron-de-systeme-u-20220317
2. Les perspectives d'approvisionnement en huile de tournesol de l'UE sont critiques à la suite de l'invasion de l'Ukraine par la Russie (en anglais) - La Fédération européenne de l’industrie des huiles végétales (FEDIOL), le 4 mars 2022
https://www.fediol.eu/data/22PRESS064%20FEDIOL%20PR%20on%20Ukrainian%20crisis.pdf
3. Le marché de l'UE s'adapte au manque d'huile de tournesol suite à l'invasion de l'Ukraine par la Russie (en anglais) - La Fédération européenne de l’industrie des huiles végétales (FEDIOL), le 24 mars 2022
https://www.fediol.eu/data/22PRESS095%20Press%20Statement%20on%20Ukrainian%20crisis_update%2024%20March%2022.pdf
4. Les Français stockent en masse de la farine et de l'huile - BFM TV, le 15 avril 2022
https://www.bfmtv.com/economie/consommation/les-francais-stockent-en-masse-de-la-farine-et-de-l-huile_AV-202204150235.html#xtor=CS9-144-[twitter]-[BFMTV]
5. Risque de pénurie d'huile de tournesol, comment les industriels de l'agro s'organisent - L'Usine Nouvelle, le 15 avril 2022
https://www.usinenouvelle.com/editorial/risque-de-penurie-d-huile-de-tournesol-comment-les-industriels-de-l-agro-s-organisent.N1991862
6. Face aux pénuries l'industrie allemande accumule des réserves - Le Figaro, le 28 janvier 2022
https://www.msn.com/fr-fr/actualite/other/face-aux-pénuries-lindustrie-allemande-accumule-des-réserves/vi-AATf9te
7. En mars 2022, les prix à la consommation augmentent de 4,5 % sur un an - Institut national de la statistique et des études économiques, le 31 mars 2022
https://www.insee.fr/fr/statistiques/6325575#:~:text=Sur%20un%20an%2C%20selon%20l,une%20moindre%20mesure%2C%20des%20services.
8. Perspectives à court terme pour les marchés agricoles de l'UE en 2022 (en anglais) - Commission européenne, au printemps 2022
https://ec.europa.eu/info/sites/default/files/food-farming-fisheries/farming/documents/short-term-outlook-spring-2022_en.pdf