Le mémorandum du 28 février 1997, un épisode sombre de la Turquie moderne
- Le mémorandum a été qualifié de « coup d'Etat post-moderne »

France
AA/Paris/Fatih KARAKAYA
Qualifié de « coup d’Etat post- moderne », le processus de 28 février 1997 a marqué l’histoire de la Turquie comme une tâche noire sur la démocratie. En effet, contrairement aux coups d’Etat précédents, celui-ci se démarquait par l’absence de prise de contrôle du pouvoir civil par les militaires. Cette date a tellement marqué la vie politique, qu’il a fallu attendre 2007 pour commencer à se débarrasser de ses traces.
- Les coups d’Etats « classiques »
La République de la Turquie a été créé en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk après avoir mis fin à l’Empire ottoman qui était un système de sultanat régi par les lois islamiques. Atatürk a fondé la nouvelle république à l’occidentale avec un régime laïc et un parti unique.
Il a fallu attendre 1950 pour que la Turquie connaisse sa première élection démocratique. Mais 10 ans plus tard, le 27 mai 1960, des militaires ont pris le pouvoir en accusant le Premier ministre de l’époque Aydin Menderes et son parti de « trahison envers les principes kémalistes ». Les militaires l’ont jugé et exécuté par pendaison avec deux de ses ministres. Par la suite, le 12 mars 1971, un nouveau coup d’état a, une fois de plus, mis fin à la démocratie. Enfin, la Turquie a connu son troisième et dernier coup d’état classique le 12 septembre 1980.
- Installation d’une démocratie fragile
Dans les années 90, la Turquie a commencé à se familiariser de nouveau avec la démocratie. Avec l’installation d’une démocratie apparente, et sous la surveillance des militaires, le Parti de la Prospérité (Refah Partisi) du conservateur musulman Necmettin Erbakan allait largement dominer les élections municipales de 1994 avec la prise notamment de la capitale Ankara et surtout d’Istanbul avec un certain Recep Tayyip Erdogan.
Ingénieur de formation, ayant fait son stage en Allemagne, Erbakan tient un discours très conservateur et rêve d’industrialiser la Turquie. Il est d’ailleurs à l’origine de la première voiture turque « Devrim ». Dès 1970, il avait fondé un premier parti dissous avec le coup d’Etat de 1971 et le deuxième avec celui de 1980.
Réconforté par son succès de 1994 et la réussite de ses maires qui ont transformé les villes qu’ils dirigeaient, Erbakan a aussi gagné les élections législatives anticipées de décembre 1995. Malgré sa victoire, le président de l’époque, Suleyman Demirel a refusé de lui accorder le poste de Premier ministre. Mais face à l’échec de la création d’un gouvernement par les autres partis, Demirel n’avait plus d’autre choix que de charger Erbakan de former un nouveau gouvernement.
- Gouvernement de Necmettin Erbakan
Le 28 juin 1996 Erbakan a formé son gouvernement avec Tansu Ciller, présidente du Parti de la Juste Voie (Doğru Yol Partisi). Aussitôt arrivé au pouvoir, Erbakan a commencé à entreprendre des réformes très importantes. Il a augmenté le salaire des fonctionnaires, établi un budget équilibré, imposé aux entreprises d’Etat d’utiliser un compte bancaire commun afin d’optimiser leur budget.
Mais, surtout aux yeux de certains, il avait le tort d’être musulman et d’autoriser des filles voilées à aller à l’école. Il a invité des confréries religieuses lors d’un repas de la rupture de jeûne pendant le Ramadan. Il a également établi les bases d’une sorte d'Union européenne mais entre des pays musulmans qu’il a appelée D8 (8 pays en voie de développement).
La grogne a, alors, commencé dans les rangs de l’armée qui voyait en lui « un intégriste » qui veut islamiser la Turquie. Les militaires avaient encore un poids important dans la vie politique et chaque déclaration d’un haut gradé faisait la une des journaux.
De plus en plus, les militaires accordaient des interviews aux médias exhortant Erbakan de respecter le principe de laïcité dure en excluant les filles voilées des universités. D’ailleurs, ces soldats participaient au Conseil de sécurité nationale de Turquie (MGK) et parlaient plus de politique intérieure que de menaces terroristes extérieures.
Entre temps, des groupes religieux jamais connus jusqu’au présent faisait leur apparition dans les médias à travers des manifestations qui réclamaient l'application de « la charia ». Des années plus tard, le procès dit de « 28 février » démontera que ces groupes étaient manipulés par des parties obscures afin de discréditer le gouvernement en place.
- Une pièce de théâtre, une enquête
Mais ce qui fait tout chambouler, c’est une pièce de théâtre, programmée à Sincan (Ankara) par le maire rattaché au parti d’Erbakan. En effet, un groupe de jeunes met en scène « La nuit de Jérusalem » qui salue le combat des Palestiniens. Quatre jours plus tard, le procureur rattaché aux « Tribunaux de sûreté de l’Etat » (DGM) a ouvert une enquête préliminaire sur cette pièce de théâtre « pour apologie du terrorisme ». Le maire de l’époque, Bekir Yildiz, est destitué par la ministre de l’Intérieur, Meral Aksener, et les médias intensifient leurs appels à la démission du Premier ministre. Le 4 février, les tanks de l’armée paradent dans la ville de Sincan. Il s’agit d’un message très clair de l’armée qui menace de faire un coup d’Etat.
Après une telle démonstration de force, le plus grand journal du pays « Hurriyet », titrait : « On n’hésitera pas à utiliser les armes ! », en rapportant les propos d’un général.
- Réunion du Conseil de sécurité nationale (MGK)
C’est alors que la Turquie connaîtra, le 28 février 1997, sa plus longue réunion du Conseil où siège outre le Premier ministre, le chef d’état-major et les responsables des trois armées, qui durera exactement 9 heures. L’armée se prend alors pour la fondatrice de la République et se place comme la propriétaire de l’Etat et de la Nation.
En théorie, le MGK n'a qu'un pouvoir consultatif mais historiquement « ses recommandations » sont perçues comme des décrets. Ce jour-là, le MGK prend alors une vingtaine de décisions sur les questions relatives à la laïcité. Le Premier ministre Necmettin Erbakan, du Parti de la Prospérité, refuse de signer le mémorandum qui exige l’interdiction du voile dans l’administration et l’école, veut transformer les écoles religieuses en lycées professionnels, stipulant, en outre, que les élèves issus de ces écoles ne doivent plus aller à l’université. Par ailleurs, les militaires veulent rendre obligatoire l’école pendant 12 ans, ce qui aura pour conséquence d’empêcher les élèves de fréquenter des écoles privées religieuses.
Par ailleurs, des entreprises dirigées par des musulmans sont taxées d’islamistes et de séparatistes et sont fermées, plusieurs lycées religieux privés doivent fermer aussi. La société est placée sous surveillance générale, les personnes perçues comme pratiquantes sont exclues de l’armée et de l’Etat. Une unité spéciale est même créée illégalement par l’armée pour surveiller massivement la population. Le gouvernement suivant légalisera d’ailleurs cette unité qui fichera des milliers de conservateurs simplement sur la base de la pratique religieuse.
C’est alors qu’Erbakan est contraint de démissionner le 18 juin 1997. Ainsi le mémorandum du 28 février 1997 aboutira à renverser un gouvernement en place, sans prendre les armes et sans que les militaires se substituent officiellement au pouvoir civil.
Malgré un accord entre les deux partis de la coalition, le Président refusera la nomination de Tansu Çiller au poste de Premier ministre (vice Première ministre d’Erbakan) et désignera Mesut Yılmaz, leader du Parti de la mère patrie (ANAP), pour former un nouveau gouvernement.
Le Parti de la Prospérité sera dissous par la Cour constitutionnelle en 1998 pour violation de la clause constitutionnelle de séparation de la religion et de l’État. Erbakan sera condamné à un an de prison pour incitation à la haine et à l'hostilité religieuses. De même, la même année, Recep Tayyip Erdogan, toujours maire d'Istanbul, sera condamné pour les mêmes motifs à 10 mois de réclusion pour avoir lu un poème écrit il y a un siècle. Erbakan sera interdit de la vie politique et ses proches fonderont un nouveau parti qui sera à son tour dissous en 2001.
Les gouvernements successifs appliqueront à la lettre les recommandations de l’armée mais n’apporteront aucune solution aux problèmes de la population à part la priver de sa liberté religieuse.
C’est alors qu'en 2001, Erdogan fondera le Parti de la justice et du développement (Akparti) et remportera les élections de 2002. N’ayant pas obtenu au moins 10% au niveau national, les partis politiques qui ont suivi les militaires seront tous absents de l’Assemblée nationale.
- Tous les protagonistes du 28 février condamnés
Après avoir remporté les élections, Erdogan tente de réduire la place de l’armée dans la vie politique. Jusqu’en 2007, les militaires continuent de mettre la pression sur le gouvernement et tenteront même d’empêcher l’élection d’Abdullah Gul, comme président de la République. En avril 2007, l’armée publiera, d’ailleurs, un communiqué sur son site internet qui rappelle son attachement « aux principes kémalistes » et menace ouvertement Erdogan d’un coup d’Etat.
Erdogan organisera alors des élections anticipées en juillet 2007 et obtient la majorité absolue avec 363 sièges sur 550. Ce n’est qu’en 2012 que l’armée perdra complètement son influence. En effet, le général Çevik Bir, le général Ismail Hakki Karadayi et une vingtaine d'autres officiers supérieurs de l'armée seront arrêtés pour leur rôle dans ces événements de 1997.
Les décisions tomberont seulement 6 ans plus tard et 21 militaires impliqués dans le mémorandum seront condamnés à la prison à perpétuité. Parmi eux, le général İsmail Hakkı Karadayı et le général Çevik Bir seront laissés en liberté surveillée en raison de leur âge avancé.
Aujourd’hui, l’armée ne communique plus sur aucun sujet de la politique intérieure et reste dans sa caserne avec pour rôle la protection de la Nation contre les menaces d’ordre militaire ou terroriste.
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