Journée internationale de la Femme : L'énigme tunisienne
- Le pays arabo-musulman qui a osé le plus en matière des droits de la femme, peine à lui assurer une égalité effective avec l'homme. Pourtant, la gent féminine tunisienne brille de mille feux...

Tunisia
AA / Tunis / Slah Grichi*
Le 13 août 1956, moins de cinq mois après l'indépendance (20 mars de la même année) et près d'un an que la Tunisie n'adopte le régime républicain (25 juillet 1957) dont il allait être le premier président, le Premier ministre Habib Bourguiba faisait promulguer par le Bey (souverain et chef du gouvernement) le Code du statut personnel (CSP) où l'égalité entre l'homme et la femme, dans tous les domaines, était juridiquement établie. Plus de polygamie, de mariage forcé ou après le seul accord des tuteurs, ni divorce arbitraire ou sur la simple parole "tu es répudiée", selon les us s'appuyant sur des coutumes islamiques.
Une révolution davantage dans le monde arabo-musulman qu'en Tunisie, à vrai dire. C'est que depuis Kheïreddine Pacha, grand Vizir avant-gardiste du Bey, au milieu du 19è siècle, les réformistes donnaient de la voix pour appeler à l'émancipation de la femme. Abdelaziz Thâalbi et, surtout, le penseur et homme politique Tahar Haddad qui a écrit le fameux livre "Notre femme dans la législation islamique et la société" dont on retrouve les fondements dans le CSP, ne sont que les plus illustres des noms de ce mouvement, déjà présent dans les grandes villes et parmi la "noblesse", essentiellement et qui se nourrissait de "torsions" historiques faites aux coutumes répandues.
Tel est le cas, par exemple, du "Contrat de mariage kairouanais" qui, depuis des siècles, imposait la monogamie, en donnant le droit à la femme de divorcer automatiquement, si son mari en épouse une deuxième. Une procédure unique dans le monde arabe. Il faut aussi dire, ici, que la polygamie se raréfiait dans les milieux citadins, notamment instruits ou aisés, particulièrement dans Tunis, la capitale, où il était, par ailleurs, courant que les filles fussent envoyées s'instruire dans les écoles publiques des colons français. Et ce n'est pas à partir de rien que la Tunisie pouvait s'énorgueillir de compter, dès 1936, en feue Taouhida Ben Cheikh (1909 -2010), la première médecin pédiatre et gynécologue du monde arabe et musulman. C'est dire que le CSP de Bourguiba a constitué le prolongement d'un embryon de consensus déjà existant.
- Le mérite de Bourguiba
La force de Bourguiba, son mérite aussi, c'est d'avoir profité de l'euphorie de l'indépendance et de son immense popularité, pour vite aller le plus loin possible, en osant promulguer officiellement ce Code, interdisant à tous, par la loi, la polygamie et la répudiation arbitraire, en dépit du texte coranique et de la "sunna" (traditions du prophète) permettant d'avoir en même temps, jusqu'à quatre épouses. Cette démocratisation, le "leader" l'a étendue à l'éducation, avec l'obligation et la gratuité de l'école pour, sans distinction entre les deux sections. L'égalité des chances dans le marché du travail n'a pas été en reste.
Conscient que la force des lois ne suffisait pas pour changer les mentalités, Bourguiba multipliait les occasions pour mettre en exergue les plus méritantes parmi les élèves, les étudiantes, les ouvrières, les cadres, les entrepreneures... Il n'a pas hésité non plus à donner la bise à des femmes venues l'applaudir dans le quartier populaire et historique de Bab Souika, en leur enlevant leurs "sefsari" (voiles traditionnels blancs dont se couvrent les citadines) et en les jetant dans sa voiture. Et pour juguler la démographie galopante, il a autorisé et encouragé les contraceptifs et l'interruption volontaire de la grossesse, à titre gratuit, y compris pour les filles-mères, précédant la France et beaucoup d'autres pays européens et faisant citer la Tunisie comme un exemple unique de modernisme et d'émancipation de la femme dans le monde arabo-musulman et en Afrique.
Comme résultat, la gent féminine investissait tous les domaines et accédaient à tous les postes, y compris ceux qu'on croyait réservés aux seuls hommes, comme la sécurité, l'armée, l'aviation, la marine, au point que la première pilote de ligne arabe est bien tunisienne. Elles ont même commencé à concurrencer les hommes dans certains secteurs, jusqu'à finir par les distancer.
Bourguiba les a, également, protégées en faisant décréter des sanctions lourdes contre leurs agresseurs, pouvant aller jusqu'à la peine capitale, en cas de viol, sous la menace. Et il y a eu des exécutions...
- Ben Ali, sur la même lancée
En accédant au pouvoir, Zine El Abidine Ben Ali a compris le poids de la femme, comme force vive et de vote. Aussi a-t-il renforcé ses acquis en droits et en positionnement dans les postes politiques et de décision, poussant à ce qu'elles soient présentes, au tiers au moins, dans les conseils municipaux, au Parlement... Il voulait même élever ce pourcentage à 50%.
Dans de telles conditions, la gent féminine s'émancipait toujours plus, au point que selon les statistiques, depuis plus de deux décennies, elle a dépassé l'homme dans les études universitaires poussées (autour de 65%), devenant nettement majoritaire dans des domaines comme la médecine, l'enseignement, le journalisme, montrant toutefois un repli dans les sciences techniques et informatiques, ce qui explique qu'elle soit sous-représentée sur le marché du travail dans ces domaines où la demande est relativement importante.
- Mentalités et vitesse rétrogradée
Mais alors pourquoi la femme tunisienne est-elle aussi mal lotie dans les tableaux statistiques du marché du travail, bien qu'elle représente 66% des diplômés du supérieur?
En effet, les chiffres de 2015, montrent qu'en taux d'activité, elle en est à 26%, contre 68,7 pour les hommes. Pour les chômeurs diplômés, elle représente 41,1% pour seulement 21,4 d'hommes. Pourquoi ces disparités et comment les expliquer, sinon qu'en filigrane, les mentalités peinent à changer et que la gent masculine est toujours favorisée. D'ailleurs, quand on sait que seulement 20% des crédits au logement sont accordés aux femmes, qu'à peine 2,9% des entreprises ont un capital à majorité féminine, on comprend qu'elle pâtissent d'une intégration économique limitée. Leur accès aux crédits, aux produits financiers et aux initiatives entrepreneuriales ou commerciales sont biaisés dans les décisions d'engagement des banques, faute de garanties par rapport à l'homme, déjà avantagé par le Code successoral qui lui donne le double, pour un même degré de parenté. Serait-ce l'illustration de ce qu'avance la sociologue Dorra Mahfoudh, comme quoi "dans la société, les inégalités ne disparaissent pas, mais elles se déplacent".
En tout cas, bien que les disparités se soient accentuées ces dix dernières années, que les mentalités que Bourguiba voulait changer, aient majoritairement rétrogradé, que la violence physique, psychique et économique contre la femme aient connu des summums jamais imaginés (plus de 10 000 par an), que la mère au travail assume huit fois plus de charges domestiques que l'homme, la femme demeure aux premières loges de l'Université comme dans les champs, le dynamo de la société tunisienne, son futur et son espoir.
En votre Journée internationale, mes respects et chapeau bas, Mesdames et mesdemoiselles. Vous ne baisserez pas les bras.
* Slah Grichi, journaliste, ancien rédacteur en chef du journal La Presse de Tunisie.
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