Politique, Analyse

Barrage de la Renaissance : Les raisons du changement de cap de la Russie en faveur de l'Ethiopie (Analyse)

- Moscou a surpris nombre d'observateurs, au cours d'une séance du Conseil de sécurité, en reconnaissant l'importance que revêt le barrage pour Addis-Abeba

1 23  | 18.07.2021 - Mıse À Jour : 18.07.2021
Barrage de la Renaissance : Les raisons du changement de cap de la Russie en faveur de l'Ethiopie (Analyse)

Istanbul

AA / Istanbul / Jihad al-Khazen

Il se dégage de l’allocution prononcée par le représentant de la Russie, au cours de la séance du Conseil de sécurité, consacrée au barrage éthiopien de la Renaissance, un changement brusque pouvant être assimilé à un appui apporté à Addis-Abeba et à une entrave inattendue aux efforts déployés par l'Egypte et le Soudan dans ce conflit de plus en plus tendu.
Alors que la Russie avait souligné, à maintes reprises, la nécessité à ce que le barrage de la Renaissance ne porte pas atteinte aux intérêts des voisins de l'Ethiopie, Moscou a surpris, au cours de la séance du Conseil de sécurité nombre d'observateurs, en reconnaissant l'importance que revêt le barrage pour Addis-Abeba et en évoquant, de manière fade et lacunaire, les préoccupations du Soudan et de l'Egypte.
Moscou n'a pas présenté de justification à ce changement de position, mais la réponse du Caire n'a pas tardé, à travers l’enclenchement d'une compagne de critiques et de menaces via les médias et des hommes politiques, parmi ceux loyaux au régime égyptien, qui ont été indisposés par la position de la Russie, parallèlement à la visite officielle effectuée par le chef de la diplomatie égyptienne au siège de la Commission européenne et de l'OTAN, les deux rivaux de la Russie.
A la suite de cela, l'ampleur des critiques officielles en Égypte s'est accrue, concomitamment à l'annonce faite par Addis-Abeba, lundi dernier, de la signature d'un accord de coopération militaire avec Moscou, où les craintes du recours du Caire et de Khartoum à « une autre option » augmente en raison des négociations sur le barrage qui n'aboutissent pas.
Ce changement russe a été motivé, selon plusieurs observateurs des affaires africaines et internationales, dont deux se sont confiés à l'Agence Anadolu, par les intérêts de Moscou qui commencent à prendre forme en Ethiopie et sa tentative de partager l'influence avec d'autres pays, sur fond d'une compétition internationale visant à s'établir dans la région de la Corne d'Afrique (est du continent).
Un des experts a estimé que la position de l'ours russe n'est pas autant liée à l'Egypte qu’à la recherche des intérêts de Moscou et d'un message adressé aux acteurs internationaux sur la scène africaine, en vertu duquel la Russie avance à grand pas à travers la porte de l'Ethiopie.
Cet expert a estimé, également, probable l'accroissement de la présence russe en Ethiopie, le coup de froid relatif qui s'est abattu sur les relations entre Le Caire et Moscou, la recherche par l'Egypte d'autres partenaires internationaux dans le cadre de l'équilibre de ses relations sans pour autant altérer ses intérêts, s'agissant notamment de questions régionales dans lesquelles la Russie est impliquée, ou de sa quote-part dans les eaux du Nil.
L'Egypte qualifie, généralement, ses relations avec Moscou « d'excellentes » et ces relations n'ont pas été impactées par le crash d'un avion russe dans la Péninsule du Sinaï, en 2015, de même que la coopération entre Moscou et Le Caire, dans le domaine économique et touristique, est de loin plus importante que celle établie par la Russie avec l'Ethiopie.
Le 28 juin dernier, le ministère russe des Affaires étrangères a, de son côté, dit , dans un communiqué, de ses relations avec l'Egypte qu'elles « sont empreintes traditionnellement d'un cachet amical ».


- La métamorphose russe


Le 24 août 2020, le Réseau d'information « Russia Today » a rapporté des déclarations faites par l'ambassadeur de Moscou au Caire, Georgi Borisenko, qui a souligné que « la Russie s'emploie à convaincre l'Ethiopie d'aplanir le différend au sujet du barrage de la Renaissance par les voies pacifiques, sans porter atteinte aux intérêts de ses voisins ».
Un an plus tard environ, et au cours de la séance du Conseil de sécurité, mercredi, l'expression « éviter de porter atteinte aux voisins de l'Ethiopie » n'était plus présente dans la position de la Russie.
Le délégué russe aux Nations Unies, Vassili Nebenzia, a déclaré : « Nous reconnaissons totalement l'importance politique, économique et sociale que revêt le projet du barrage pour l'Ethiopie… En même temps, nous relevons les préoccupations exprimées par l'Égypte et le Soudan ».
L'Egypte et le Soudan d'une part, et l’Ethiopie d'autre part, s'accusent mutuellement d'être responsables de l'échec des négociations parrainées par l'Union africaine (UA), depuis plusieurs mois, dans le cadre d'un processus de pourparlers lancés, il y a de cela environ dix ans.
S'exprimant dans un langage inhabituel pour Le Caire, Nebenzia a ajouté que « la menace de recourir à la force est une chose qu'il faut interdire et nous demeurons convaincus que les accords sur le développement économique et social ne doivent pas amener à menacer la paix et la sécurité (base sur laquelle l'Egypte et le Soudan ont déposé leur requête pour tenir la séance).
Le Président égyptien, Abdelfattah al-Sissi, avait déclaré, le 30 mars dernier, que « les eaux du Nil constituent une ligne rouge », menaçant toute partie qui porterait atteinte aux eaux de l'Egypte, que « la réaction du Caire risque d’impacter la stabilité de la région tout entière ».


- Colère égyptienne


Immédiatement après la déclaration du délégué russe, des critiques égyptiennes officieuses des plus acerbes ont fusé de toutes parts.
Le journal « Al-Masri Al-Youm » (Indépendant) a, dans un article publié récemment, souligné que « la position de la Russie a été considérée par de nombreux égyptiens comme étant une adoption de la version éthiopienne et un parti pris flagrant contre des intérêts décisifs de l'Egypte ainsi que comme des critiques implicites aux déclarations prononcées, depuis plusieurs mois, par le Président al-Sissi ».
Dans un article intitulé : « Ceux qui nous ont trahis au Conseil de sécurité », le journal égyptien « Al-Chourouk » (indépendant) a écrit, sous la plume de son rédacteur en chef, le parlementaire Imed Eddine Hussein, que la position russe était « une surprise », en rejetant les menaces de recourir à la force, alors que le jour même Moscou avait ordonné la reprise des vols directs pour les destinations touristiques en Egypte, suspendues depuis le crash de l'avion au Sinaï en 2015, à telle enseigne que cela a été considéré comme étant une mesure prise pour gagner les faveurs de l'Egypte par la voie du tourisme et celle de l'Ethiopie par le truchement du barrage.
Dans des posts publiés sur sa page « Facebook » après la séance du Conseil de sécurité, l'ancien ambassadeur égyptien, Mohamed Morsi, a qualifié la position russe d'« hostile ».
Il est même allé jusqu’à appeler à geler la coopération avec Moscou, concernant la construction de la station nucléaire al-Dhabaa (ouest) et à menacer de revoir la coopération bilatérale ainsi que plusieurs questions régionales d'intérêt commun.


- Réaction officielle


Le lendemain, la boussole officielle de l'Egypte s'est orientée vers la Commission européenne et l'Alliance transatlantique, dont les relations se sont détériorées avec la Russie depuis quelque temps.
Le ministre égyptien des Affaires étrangères a effectué une série d'entrevues axées dans leur majorité sur la crise du barrage. Il a discuté avec le Secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, des développements régionaux impactant la sécurité et les intérêts de son pays, selon un communiqué du ministère égyptien des Affaires étrangères.
Le 22 mars dernier, le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Alexander Grushko, avait indiqué que les relations de Moscou avec l'OTAN étaient « au plus bas », indiquant que les contacts sont suspendus et que les sanctions européennes prises à cause de l'Ukraine et infligées à Moscou placent un point d’interrogation sur l’avenir de toute coopération, selon des médias russes.
De manière plus directe, la Russie s'est mobilisée, lundi, pour appuyer la position de l'Ethiopie, à travers la signature d'un Accord de coopération technique militaire avec Addis-Abeba, dont l'objectif affiché est celui de moderniser les capacités de l'armée en équipements et technologies de pointe, selon des médias russes et éthiopiens.
La ministre éthiopienne de la Défense, Martha Lewig, a souligné que Moscou appuie son pays dans le dossier des élections (qui ont eu lieu il y a de cela quelques jours) et du barrage, en apportant un soutien aux opérations de l'armée éthiopienne dans la région du Tigré, théâtre d'un conflit armé depuis plusieurs mois, au milieu de critiques onusiennes et américaines adressées à Addis-Abeba.
Depuis le mois de novembre dernier, l'armée éthiopienne combat les forces du « Front populaire pour la Libération du Tigré » (ancien parti au pouvoir), sur fond d'accusations adressées à Addis-Abeba d'avoir perpétré des violations et de graves exactions des droits de l'homme dans la région frontalière avec le Soudan.
De son côté, le vice-directeur de la Coopération militaire russe, Pontshuk Anatoli, a qualifié les relations de Moscou et d’Addis-Abeba de « liens à long terme ».
Au lendemain de la signature de l'accord militaire, le parlementaire égyptien, Imed Eddine Hussein a déclaré que « bien que ce soit un pays ami avec qui nous avons des relations historiques, il n'en demeure pas moins que la Russie a eu une position étrange et choquante au Conseil de sécurité et après avoir rendu public l'accord signé avec l'Ethiopie, les choses sont désormais plus claires et au plus mal ».


- Les motifs de Moscou


Selon le professeur de géographie à l'Université du Caire, Atef Moatamed, la Russie cherche en l’Ethiopie un allié, contrairement à sa position envers l'Egypte.
Sur sa page officielle « Facebook », Moatamed a écrit : « Moscou qui s'est investie en Egypte, de 2014 à 2016, et qui a failli fructifier cette position en formulant des propositions relatives à une présence stratégique effective sous forme de base militaire et non pas seulement touristique, mais cela n’a pas duré longtemps en raison de la percée réalisée par Le Caire avec l'Occident et la reprise des contacts égypto-américains ».
L’enseignant universitaire a ajouté : « Les Russes se sont assurés que les relations établies entre L'Egypte d'une part et l'Europe et les Etats-Unis d'autre part, sont de loin plus fortes que celle tissés avec Moscou et que le changement de cap par l'Egypte est une chose extrêmement difficile, alors que l'Ethiopie représente pour la Russie une terre vierge favorable à l'investissement et à une forte présence géopolitique ».
Tout en cherchant à trouver un allié, les intérêts de Moscou et sa volonté de partager pouvoir et influence en Afrique, un continent qui recèle d’importantes richesses naturelles, et qui représente un marché de consommation grandissant, sont d’autres facteurs qui pourraient expliquer le revirement de Moscou selon Khairi Omar, un académicien égyptien spécialiste des affaires africaines et internationales.
Omar a souligné que le changement de la position russe en faveur de l'Ethiopie est « notoire et à travers cela Moscou renoue avec son passé et son héritage soviétique, qui de 1975 à 1991 avait appuyé le pouvoir communiste en place à Addis-Abeba ».
« Ce changement a été exprimé de manière claire et en des termes quasiment hostiles envers l’Egypte par le représentant de la Russie au cours de la séance du Conseil de sécurité », a-t-il dit.
« La scène de la séance était assimilable à une rencontre internationale, où l'Egypte ne faisait pas partie et qui visait à satisfaire davantage l'Ethiopie, considérée comme étant une porte pour se positionner dans le continent africain, devenu désormais un théâtre mou de rivalité et de compétition internationales », a poursuivi Omar Khairi.
Et l’expert égyptien d’ajouter : « La Russie s'est employée à exploiter le coup de froid qui s'est abattu sur les relations entre les Etats-Unis et l'Ethiopie sur fond du conflit dans la région du Tigré et a œuvré à attirer dans son giron un nouvel allié qui diffère de l'Egypte qui vise à équilibrer et à diversifier ses relations extérieures ».
Il a ajouté qu'en signant un accord de coopération militaire avec Addis-Abeba, lundi dernier, la Russie dévoile et affiche ses intentions en recherchant un positionnement à travers la présence et l'envoi d’instructeurs et d'experts russes et l’aménagement d'une base militaire en Ethiopie ».
Le 15 octobre 2016, le Président égyptien al-Sissi avait affirmé qu'il « n'y aura pas de bases militaires de la Russie ou d'un quelconque autre pays en Egypte. Cela n'a jamais existé auparavant, n'aura pas lieu ni aujourd’hui ni dans le futur ».
Al-Sissi réagissait à des informations relayées par des médias russes qui avaient évoqué des pourparlers enclenchés entre les deux capitales pour la concession par le régime égyptien d'une base militaire sur son territoire à la Russie.
« Après l'accord militaire éthiopo-russe, les intérêts de Moscou avec son nouvel allié éthiopien iront en grandissant et les positions de la Russie concernant le dossier du barrage, prétendument neutres, seront plus proches de Addis-Abeba que du Caire », a-t-il poursuivi.
Quant à l'impact éventuel de tous ces développements sur l'Egypte, l’universitaire a estimé que « les relations entre l'Egypte et la Russie ne sont pas classées dans la catégorie d'une alliance stratégique », dès lors que Le Caire a « saisi très tôt l'importance de diversifier ses relations extérieures et ses sources d'armements », a-t-il encore dit.
« Le désagrément exprimé par l'Egypte à l’endroit de la position de Moscou au Conseil de sécurité a été concrétisée par le déplacement de Sameh Choukry à Bruxelles, siège de l'Union européenne et de l'OTAN et non pas en direction de la Russie », a-t-il poursuivi.
Il s'est dit « s'attendre à ce que les relations entre l'Egypte et la Russie s’orientent davantage vers un état de froid relatif qui ne toucherait pas les questions fondamentales, avec une accélération du rapprochement russe en direction de l’Ethiopie qui ne changera en rien la démarche du Caire sur la voie de la neutralisation du barrage au cas où ses intérêts stratégiques seront touchés ».
L'Ethiopie insiste pour parachever le deuxième remplissage du barrage, au cours des mois de juillet et d'août, même si aucun accord ne sera conclu concernant le remplissage et la mise en fonction.
De leur côté, l'Egypte et le Soudan s'attachent à la conclusion d'un accord tripartite au préalable pour préserver la sécurité de leurs installations hydrauliques et pour garantir le flux de leurs quotes-parts annuelles des eaux du Nil.


- Porte de l'Afrique


Abondant dans le même sens, l'académicien Mustapha Youssef, Directeur du Centre international pour les Etudes de développement et de stratégie (basé au Canada), a déclaré à Anadolu que la Russie souhaite disposer d'une position forte en Afrique et l'Ethiopie est la porte pour réaliser ce dessein, alors qu’au même moment Aby Ahmed, Premier ministre éthiopien, a des liens assez forts avec les Américains et les Israéliens.
« La présence internationale est majeure en Afrique, notamment, les Etats-Unis, la Turquie, Israël et la France, et par conséquent, il est compréhensible que la Russie s'emploie à s’assurer une présence à son tour », a poursuivi Youssef.
Cependant, l'académicien n’exclut pas le fait que la Russie s'éloignera de l'Égypte dans le dossier du barrage de la Renaissance, estimant probable qu’elle se maintiendra « à une position médiane ».

*Traduit de l'arabe par Hatem Kattou


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