Analyse

La crise libyenne transforme la géopolitique en Méditerranée (Analyse)

- L'expansion de la Turquie en Méditerranée centrale vers la Libye entraîne des transformations géopolitiques dans la région

Mourad Belhaj  | 04.01.2020 - Mıse À Jour : 08.01.2020
 La crise libyenne transforme la géopolitique en Méditerranée (Analyse)

Ankara

AA / Istanbul / Nebahat Tanriverdi Yasar* 

La crise en Libye et les différends concernant les ressources énergétiques de la Méditerranée orientale, figurent en tête de l’ordre du jour international depuis la conclusion de deux accords entre la Turquie et le gouvernement libyen d’entente nationale, reconnu par les Nations Unies.

L'accord de délimitation des frontières maritimes et l'accord de coopération militaire, ont été signés lors d'une réunion à Istanbul, le 27 novembre, entre le président turc Recep Tayyip Erdogan et Fayez al-Sarraj, chef du gouvernement libyen siégeant à Tripoli.

Suite à cela, il a été annoncé que la Turquie pourrait envoyer des troupes en Libye, pour soutenir le gouvernement d'entente nationale dans la défense de la capitale contre une offensive menée par le commandant basé en Libye orientale, Khalifa Haftar, après que le gouvernement de Tripoli ait invité la Turquie à le faire dans le cadre de l'accord de coopération militaire.

Le 26 décembre, le président Erdogan a déclaré, dans un discours aux responsables de son parti (au pouvoir), que le gouvernement soumettrait un projet de loi sur le mandat l'autorisant à mener une action militaire en Libye et qu'il pourrait être adopté par les députés le 8 ou le 9 janvier.

"Nous irons dans des endroits où nous serons invités, et nous n'irons pas dans des endroits où nous ne sommes pas invités", a-t-il déclaré. Et d'ajouter : "Pour le moment, étant donné qu'il existe une telle invitation, nous accepterons cette invitation."

Cette succession de développements, qui pourrait être résumée comme l'élargissement de l’influence de la Turquie en Méditerranée centrale vers la Libye, dans l'hypothèse qu'il ne serait pas possible pour Ankara de défendre ses intérêts de politique étrangère en se concentrant uniquement sur la Méditerranée orientale, déclenche des transformations géopolitiques dans le Région.

-Dynamique de crise en Méditerranée

La question méditerranéenne est en tête des agendas des acteurs régionaux et mondiaux, en raison de l'élargissement des opportunités de collaboration, mais aussi en raison des risques croissants de conflit avec la formation récente d'alliances géostratégiques et de liens entre les pays de la région.

Située au point de jonction entre l'Asie, l'Europe et l'Afrique, la Méditerranée a, depuis l'histoire ancienne, été une base centrale de rivalités et de conflits. Outre sa position stratégique, la Méditerranée était, pendant la guerre froide, une région prioritaire dans la politique mondiale, en raison de la présence des États-Unis et de l'OTAN.

Après la fin de la guerre froide, cependant, la concurrence et les conflits dans la région ont été classés comme questions régionales, après que la Méditerranée ait été acceptée comme zone de sécurité dans la politique étrangère de l'OTAN et des États-Unis.

Mais les récents changements géopolitiques entraînent une intensification de la concurrence en Méditerranée et mènent la région vers des conflits inévitables.

Le vide de pouvoir apparu dans certaines parties de la région, après le printemps arabe, et la concurrence qu'il a créée, peuvent être considérés comme des catalyseurs de ces transformations, les guerres civiles syriennes et libyennes devenant le terrain de jeu de cette rivalité régionale.

La crise syrienne aggrave la situation, avec la présence de la Russie et de l’Iran en Méditerranée orientale, aux côtés d’acteurs internationaux rivalisant pour façonner l’avenir de la Syrie. Les politiques de l'Iran pour accéder à la Méditerranée orientale ont, particulièrement, fait de la Méditerranée une arène critique de politique étrangère pour l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU).

En outre, la situation en Méditerranée orientale s'est transformée en une menace pour la sécurité nationale des pays européens, principalement la France et l'Italie, en raison de la crise libyenne, de la crise des réfugiés et des activités sans cesse croissantes des organisations terroristes dans la région.

Alors que le Pacifique occidental attire plus d'attention en ce moment, le développement de l’influence de la Russie et de l'Iran en Méditerranée orientale, à la faveur de la guerre civile syrienne, a fait grimper l’intérêt de la région dans les desseins de politique étrangère des États-Unis.

Une force supplémentaire à l'origine de ces changements provient de la redéfinition de la "rivalité des grandes puissances'' dans les stratégies de sécurité nationale et de défense des États-Unis envers l'axe Russie, Iran et Chine.

La Méditerranée orientale est devenue une région prioritaire pour la sécurité de l'Occident, en raison du vide laissé par la diminution de la présence américaine, rempli par la Russie et la Chine, et en particulier par les forces de défense aérienne et navales de la Fédération de Russie.

La découverte de ressources en gaz naturel en Méditerranée orientale, qui a poussé les acteurs régionaux à se concurrencer et a entraîné la redéfinition de la région dans le cadre de la sécurité énergétique européenne, est un autre déterminant des transformations géopolitiques de la région.

La Grèce, Israël, l'Égypte et l'administration chypriote grecque, qui ont formé des alliances les unes avec les autres, concernant les ressources énergétiques de la Méditerranée orientale, ont poursuivi leur rapprochement, tentant d'isoler la Turquie dans la région.

En outre, la Grèce a également commencé à allouer davantage de fonds à l'industrie de la défense, après avoir adopté des politiques étrangères qui montrent sa volonté d'investir dans ses relations avec l'OTAN et les États-Unis.

-Sécurité méditerranéenne, crise libyenne et rivalité géopolitique

Aucune stabilité politique n'a été instaurée au cours des huit années qui ont suivi l'intervention militaire de 2011 en Libye. L'intervention, qui a commencé le 18 mars 2011, a détruit la structure centrale, déjà affaiblie, du pays, qui est entré dans une période de déchirements politiques. Après les élections de 2014, les discordes dans le pays ont provoqué la formation de groupes autour de deux grands blocs: Tobrouk à l'est et Tripoli à l'ouest. Ces blocs ont finalement commencé à former des alliances avec les pouvoirs régionaux.

À la suite des élections de juin 2014, un système intergouvernemental a été mis en place et les deux parties - le gouvernement du Congrès national général (GNC) et le gouvernement de la Chambre des représentants (HoR) ainsi que les armées et les clans qui leur sont liés - ont lancé une offensive contre Tripoli pour s’emparer de la capitale.

En outre, les Émirats arabes unis ont mené leur première frappe aérienne en Libye, ciblant les forces de Misrata, alliées au gouvernement du GNC, qui marchaient vers le centre de Tripoli. La frappe aérienne n'a cependant pas réussi, et le gouvernement HoR a dû se replier de la capitale vers Tobrouk, dont Khalifa Haftar était alors responsable de la sécurité.

Depuis lors, l'Égypte et les Émirats arabes unis ont joué un rôle de premier plan dans la crise libyenne, en armant et en finançant les troupes de Haftar, en envoyant un soutien aérien à la bataille de Benghazi et en s'efforçant de gagner la légitimité du gouvernement Tobruk (HoR) sur la scène internationale.

Pour les Émirats arabes unis, la Libye fonctionne comme un domaine où les Émirats, qui visent à devenir une puissance économique et militaire dans la région, peuvent agir en tant qu'acteur indépendant et défendre leurs intérêts de politique étrangère. Les Émirats ont commencé à jouer un grand rôle dans le façonnement de la géopolitique de la région, en ajoutant leurs forces militaires à l'équation en plus de leur politique étrangère, pour impacter des régions autres que celle du Golfe.

L'Égypte est un autre acteur important en tant qu'État voisin depuis l'intervention militaire internationale sur la Libye en 2011. Cependant, après le coup d'État de 2013, la Libye est devenue une zone beaucoup plus intéressante en raison des ressources économiques dont le régime autoritaire du Caire, nouvellement établi, avait besoin.

D'autre part, la période de dialogue politique qui a été lancée à l'été 2014, menée par l'ONU et couronnée en 2015 par l'accord politique libyen à Skhirat, au Maroc, a été interrompue en raison de la révision par la France et l'Italie de leurs politiques étrangères, en faveur du chef militaire Khalifa Haftar, notamment après le sommet de Paris en mai 2018 et le sommet de Palerme en novembre 2018.

À une époque où la sécurité devient un thème central en Méditerranée pour les deux pays, la séparation politique en Libye a commencé à être définie comme une source d'instabilité et une menace pour la sécurité nationale, en raison de la présence d'organisations terroristes dans la région et de la crise des réfugiés. Avec les changements de politique française et italienne à partir de 2018, l'axe Golfe-Egypte-Russie a commencé à prendre l'initiative.

Les acteurs de l'intervention militaire de 2011 tels que les États-Unis, la France et l'Italie et l'incapacité des organisations internationales, en particulier les Nations Unies, à montrer une volonté décisive et globale pour une solution à la crise en Libye, sont parmi les principales raisons pour lesquelles ces transformations géopolitiques ont eu lieu.

-Pas de «volonté décisive» des acteurs internationaux

Bénéficiant du soutien militaire de l'Égypte et des États du Golfe et faisant des progrès importants sur le terrain, Haftar est désormais considéré comme une solution pour la stabilité de la Libye.

La Russie a déployé des unités militaires sur le champ de bataille en Libye, après que l'armée de Haftar a commencé à se retirer des principaux fronts de bataille et que le besoin de combattants a augmenté après août 2019, lorsque certains clans locaux ont forcé les forces de la milice de Haftar à reculer. Cela a également donné à la Russie l'occasion d'étendre son influence de la Méditerranée orientale vers la Méditerranée occidentale.

Alors que l’issue de la guerre civile en Libye reste incertaine, on peut reconnaître que la situation dans ce pays est d'une importance critique pour les intérêts de la Turquie en Méditerranée. La Libye peut donc être définie comme l'un des points focaux de la politique étrangère turque, et peut être considérée comme une zone de conflit pour les rivaux régionaux qui s'affrontent également dans d'autres domaines.

D'un autre côté, il est nécessaire de noter que ce sont les acteurs impliqués dans l'intervention militaire de 2011 tels que les États-Unis, la France et l'Italie et l'incapacité des organisations internationales à montrer une volonté décisive et globale pour aboutir à une solution de la crise libyenne, qui ont provoqué ces transformations géopolitiques, et c'est ainsi que la Méditerranée a fait son retour dans la politique internationale en tant que domaine d'importance capitale pour de nombreux acteurs.

* [Nebahat Tanriverdi Yasar est doctorante au Département des relations internationales de l'Université technique du Moyen-Orient et travaille en tant que spécialiste indépendante sur la Tunisie, la Libye et l'Égypte.]

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