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Tunisie : Tiraillements au sommet d’un exécutif bicéphale (Experts)

-Selon Tarek Kahlaoui, ancien DG de l'Institut tunisien des Etudes stratégiques (ITES) : "Si ce conflit perdure, ses retombées seront des plus néfastes, et pourraient aboutir à la banqueroute de l’Etat"

Ekip  | 01.02.2021 - Mıse À Jour : 02.02.2021
Tunisie : Tiraillements au sommet d’un exécutif bicéphale (Experts)

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AA / Tunis / Yosra Ouannes, Yemna Selmi

Bien que près d’une semaine se soit écoulée, depuis l’approbation par le parlement tunisien, à la majorité absolue, du remaniement ministériel opéré par le Chef du gouvernement, Hichem Méchichi, il n’en demeure pas moins que le président de la République, Kaïs Saïed, n’a pas encore adressé d’invitation aux nouveaux ministres pour la prestation de serment.

Cette attitude a été interprétée par nombre d’observateurs comme l’une des plus récentes preuves sur « l’état de torpeur » qui caractérise la relation entre le Palais de Carthage, siège de la Présidence, et le Palais de la Kasbah, siège du gouvernement, une situation qui ne sert point l’intérêt du pays, qui fait face à des défis économiques et sanitaires, sur fond de la propagation de la pandémie de Covid-19.

Le fait que le président Saïed n’ait pas adressé d’invitation aux nouveaux ministres pour la prestation de serment, bien qu’il s’agisse d’une tradition constitutionnelle ancrée en Tunisie, s’inscrit dans la continuité de l’opposition du chef de l’Etat au remaniement opéré par Méchichi, le 16 janvier écoulé, et qui a touché 11 portefeuilles sur les 25 que compte son cabinet, notamment, les départements de la Justice et de l’Intérieur.

La contestation de ce remaniement constitue à son tour, selon des observateurs, l’une des illustrations de la nature des liens entre les deux têtes de l’exécutif.

En effet, à la veille de la séance de l’approbation par le parlement du remaniement ministériel (lundi), le président Saïed a considéré que ledit amendement « n’a pas respecté les procédures mentionnées dans le texte de la Constitution ».

En marge d’une réunion sécuritaire de premier plan, le chef de l’Etat a lancé : « Certaines personnalités nominées dans le remaniement ministériel sont impliquées dans des affaires (judiciaires) ou ont des dossiers de conflits d’intérêt ».

Méchichi a répondu à ces réserves en invitant les nouveaux ministres, au cours d’une réunion, vendredi, à éviter les différends et tiraillements politiques et à se focaliser sur la mise en œuvre des réformes.

Ministre de l’Intérieur dans le gouvernement démissionnaire de Elyes Fakhfakh, Hichem Méchichi a été choisi par Saïed, en juillet dernier, pour former un nouveau cabinet. Le président de la République n’a pas pris en considération les propositions formulées par les partis politiques à l’époque concernant le candidat à la présidence du gouvernement.

Selon des médias locaux, les prémices du différend entre Saïed et Méchichi sont apparues après que ce dernier ait été investi à son poste. Ce différend s’est aggravé à la fin du mois de septembre dernier lorsque Méchichi avait fait allusion à la nomination en tant que conseillers de personnalités issues de l’ancien Régime, ce qui avait été catégoriquement rejeté par Saïed.

-Des prérogatives limitées

L'analyste politique Kamel Cherni a considéré que cette « torpeur » dans la relation liant le président au Chef du gouvernement ne concerne pas exclusivement Saïed et Méchichi, mais qu’il s'agit d'un phénomène qui a touché nombre de Chefs de gouvernement et de présidents de la République en Tunisie depuis l'avènement de la révolution de 2011.

Dans un entretien accordé à l’Agence Anadolu, l'analyste a indiqué que ce phénomène est motivé par le fait que les locataires de Carthage ont été surpris par les prérogatives limitées accordées au président, bien qu'ils soient conscients de la nature de ses prérogatives depuis la révolution, et que le pays a adopté un régime parlementaire et non pas présidentiel.

Les prérogatives du président de la République en Tunisie ont été réduites depuis la révolution qui a renversé le régime de l'ancien président Zine El Abidine Ben Ali, en janvier 2011, dans la mesure où les prérogatives sont désormais réparties entre le Parlement, la Présidence et la Primature.

A titre d'exemple, pour déclarer la guerre, le président de la République est contraint d'obtenir l'accord du parlement, de même que ce dernier doit accorder son approbation aux accords conclus par le chef de l'Etat.

-La justice pour trancher

Cherni a estimé que « le président de la République n'est pas en mesure de porter une accusation de corruption à l'encontre d'une quelconque partie, dès lors que cela relève de la justice qui, seule, peut trancher en la matière ».

S’agissant des dernières nominations, Cherni a relevé que le « président de la République n'a aucun lien avec les ministres dès lors qu'il choisit uniquement les détenteurs des portefeuilles de la Défense et des Affaires étrangères, conformément à ce que disposent la loi et la Constitution ».

Il n'existe aucun texte juridique, poursuit l'analyste, qui « autorise le président de la République à rejeter les nominations décidées par le Chef du gouvernement. D'autre part, le ministre n'est pas au-dessus des lois et s'il est impliqué dans une affaire de corruption, il doit rendre des comptes ».

En l'absence de Cour constitutionnelle, insiste Cherni, et malgré la l'existence d'une Instance provisoire chargée du contrôle de la constitutionnalité des projets de loi, dont le rôle consiste à résoudre les différends et conflits entre la présidence de la République et la présidence du gouvernement, telle que la question de la prestation de serment, il n'en demeure pas moins que des experts estiment que le Tribunal administratif est en mesure de résoudre un tel litige.

Le parlement a échoué, à sept reprises, à former la Cour constitutionnelle, en l'absence de consensus des députés au sujet des membres de cette instance. La dernière tentative a été entravée par un sit-in observé par le Bloc parlementaire du Parti Destourien Libre (PDL, 16/217 députés).

La Cour constitutionnelle a, entre autres missions, de trancher les litiges portant sur les prérogatives du Chef du gouvernement et du président de la République.

-Ce qui intéresse le peuple

Pour sa part, l'analyste politique, Boulbeba Salem, a estimé que « la raison fondamentale du différend consiste en ce que Saïed estime que Méchichi s’est rebellé contre lui ».

De plus, le choix des nouveaux ministres a déplu au président de la République qui a formulé des réserves les concernant en estimant qu'ils sont impliqués dans des conflits d'intérêt, a-t-il dit.

Salem a déclaré à l’Agence Anadolu que « le peuple tunisien n'est pas concerné par ces détails d'ordre juridique et tout ce qui concerne la prestation de serment ou autres questions, car tout ce qui l'intéresse aujourd’hui c’est la situation économique et sociale et les voies et moyens à même de la rendre stable ».

« Il existe des dossiers importants qui ne souffrent aucune attente, à l'instar de la situation sanitaire, qui nécessite l'installation du nouveau ministre de la Santé, dans les plus brefs délais, afin que plusieurs questions soient résolues, telle que la vaccination, de même pour le ministère de l'Intérieur, en particulier, sur fond de la situation tendue dans le pays », a conclu Salem.

-Des conséquences néfastes

L'ancien Directeur général de l'Institut tunisien des Etudes stratégiques (ITES), Tarek Kahlaoui, a, à son tour, estimé que ce conflit aura des conséquences des plus néfastes et qui pourraient atteindre jusqu’à la faillite de l'Etat ».

Dans un entretien accordé à l’Agence Anadolu, Kahlaoui a mis l'accent sur « la nécessité à ce que toutes les parties conviennent de nouveaux arrangements politiques ».

« En cas d'absence d'accord entre les acteurs au sujet de solutions de sortie de la crise actuelle, le pays sera livré à une crise multidimensionnelle inédite, politique, économique et sociale, qui pourrait atteindre la banqueroute », a-t-il encore dit.

« Le conflit aura des résultats au niveau du traitement accordé à la Tunisie par les institutions internationales, en particulier, le Fonds Monétaire International (FMI) et influera sur la position des pays européens à l'endroit de la Tunisie, d'autant plus que ces pays nous soutiennent en accordant au pays des prêts et des dons », a-t-il relevé.

Ces parties étrangères, a-t-il poursuivi, et au cas où la situation perdure, envisagent d’intervenir dans les arrangements politiques en Tunisie, chose qui ne s’est pas produite au cours de la phase transitoire ».

Le Fonds monétaire international (FMI) avait déjà publié un communiqué dans lequel il a appelé l'ensemble des partis en Tunisie à engager un dialogue pour sortir de la crise et des tiraillements politiques et pour ne pas entraver l'action du gouvernement ».

Il a estimé que « les acteurs internationaux pourraient recourir à l'intervention dans les affaires intérieures du pays plus qu'auparavant ».

Commentant la non-prestation du serment par les nouveaux ministres devant le président de la République, Kahlaoui a relevé qu'il « s'agit d'un nouvel indice que le gouvernement ne peut travailler comme il se doit, en raison de l'existence d'une scission au niveau du pouvoir exécutif, représenté par les présidences de la République et du gouvernement ».

Kahlaoui a indiqué que « le conflit actuel en Tunisie n'est pas d'ordre constitutionnel mais qu'il s'agit d'un conflit politique au cœur du pouvoir, et le dernier remaniement ministériel n'est qu'un pas sur la voie de l'aggravation du litige ».

« Ce conflit, en particulier entre les présidents de la République et du parlement, qui avait émergé depuis la chute du gouvernement de Fakhfakh, est devenu actuellement plus aigu », a-t-il conclu.


*Traduit de l’Arabe par Hatem Kattou

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