Analyse, Afrique

Tunisie - Politique : Un Aïd vaporeux à la Saïed (Opinion)*

-Le pays n'est pas encore à genoux, malgré une crise aiguë jamais connue et un budget de l'Etat pour l'année 2022 non encore bouclé, faute de ressources et de financements. Pourtant, les priorités de Saïed, le solitaire, semblent ailleurs...

Ekip  | 30.04.2022 - Mıse À Jour : 30.04.2022
Tunisie - Politique : Un Aïd vaporeux à la Saïed (Opinion)*

Tunisia

AA Tunis / Slah Grichi

Le grand Tunis, divisé administrativement en quatre gouvernorats tellement interliés que seules les autorités locales en connaissent les périmètres, est habité par environ le tiers -voire 40%, selon certains- de la population, estimée à près de 12 millions. Capitale politique et économique, Tunis est le baromètre du pays où se mesurent fastes et crises, tensions et détentes, dans pratiquement tous les domaines, même si l'agriculture et la pêche sont l'apanage d'autres régions. Et l'on peut dire qu'en cette fin de Ramadan, le grand Tunis est loin de la joyeuse effervescence générale qui marquait l'approche de l'Aïd.

Tristes indicateurs

Les étals des marchés sont garnis de tous genres de fruits, légumes, viandes, poissons...mais tout est cher, parfois inaccessible, même pour un haut cadre de la fonction publique qui touche entre 1600 dinars (un peu plus de 500 dollars US) et 2000. L'interdiction tardive de l'exportation des tomates, des pommes de terre et du poivron qui avaient atteint des sommets, pourtant indispensables pour le commun des ménages tunisiens, notamment les plus démunis, a fait baisser leur prix, mais pas au niveau habituel. Aussi l'abondance des produits n'a-t-elle pas entraîné une hausse de la demande.

Samia Z., une postière qui compte 20 ans de service pour un salaire de 1100 dinars, résume le désarroi de la classe moyenne : "en ce mois saint, je n'arrive pas à bien nourrir ma famille composée de cinq personnes, bien que je consacre 20 dinars quotidiennement à la seule bouffe. La viande rouge, le poisson et les fruits sont des luxes auxquels je m'efforce une fois par semaine et, souvent, en alternance, parce qu'ils laissent un trou béant dans mon budget. Je viens de contracter un prêt de 600 dinars pour acheter des gâteaux et des habits de l'Aïd pour les enfants. J'ignore comment je vais m'en sortir, avec les autres charges, particulièrement quand je commencerai à rembourser...". Une réalité triste d'une fonctionnaire de la Poste. Quelle serait celle de ses collègues ouvriers?

Tout comme les étals des marchés, les vitrines du prêt-à-porter et des chaussures sont richement fournis en cette période de fête qui, habituellement, équivaut pour les professionnels du secteur à la vente de la récolte pour les agriculteurs. Là aussi, la morosité est palpable. Officiellement, les prix aux augmenté entre 12 et 15%, d'après la Fédération du prêt à porter, mais en pratique, ce taux est plus élevé. Toujours est-il qu'une tenue "normale" de l'Aïd (entendre ni marque ni tissu de qualité supérieure) avec des chaussures "bon marché" pour un enfant, reviennent en moyenne à 250 dinars (environ 80 USD). De quoi amener beaucoup de cadres moyens à se rabattre sur le marché parallèle et ses camelotes, exposées à même le sol du Centre-ville de Tunis et auxquelles des ménagères avisées préfèrent les échoppes de la "fripe de luxe". La chute de près de 50% des revenus du déclarée par le vice-président de la Fédération, est la conséquence logique d'une détérioration réelle du pouvoir d'achat. Une détérioration qui n'a fait que s'aggraver par une insoutenable hausse généralisée des prix, que l'augmentation mondiale de celui du baril de pétrole n'explique pas, seule.

Branle-bas politique

Entre-temps et alors qu'une sortie de la crise socio-économique ne semble pas se dessiner, en tout cas pas dans l'immédiat, le président de la République, Kais Saïed, donne l'impression de n'être préoccupé que par son projet politique qu'il est en train de préparer à coups de décrets présidentiels, allant crescendo et de plus en plus décriés par les juristes et les politiques, y compris ceux qui l'ont soutenu, lorsqu'il a gelé les activités du Parlement le 25 juillet et même quand il a promulgué, le 22 septembre, le fameux décret 117 où il a accaparé la quasi-totalité des pouvoirs.

C'est le cas, notamment, du parti Echaâb et des constitutionnalistes Amine Mahfoudh, Sadok Belaïd et Mohamed Salah Ben Aïssa qu'il consultait mais qui ont fini par prendre, l'un après l'autre, leurs distances, notamment avec sa dissolution du Conseil supérieur de la magistrature et son remplacement par un autre plus "malléable" et, dernièrement, son abrogation de la loi relative à l'Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), dont il s'est fait le principal décideur, provoquant un tollé général et retirant les derniers arguments que pouvaient encore faire prévaloir ses soutiens.

Le Professeur Seghaïer Zakraoui dénonce des "violations flagrantes de la Constitution et même des principes fondamentaux du droit". Quant à la puissante Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) qui observait jusque-là une tolérance prudente à son égard, vient de se révolter et de le menacer ouvertement, à travers son secrétaire général, Noureddine Taboubi qui a déclaré que "la Centrale syndicale ne restera pas les bras croisés, face aux décisions unilatérales qui tendent à imposer de fait des choix politiques qui changent la donne et excluent partis, organisations nationales et Société civile".

Désormais, il est, en effet, clair pour tous les acteurs politiques que Saïed est en train de préparer son propre projet politique qu'il veut faire passer par le référendum du 25 juillet et pour lequel il n'a pas encore désigné la commission supposée le préparer. Les "coordinations" qui le soutiennent et qui mènent des campagnes explicatives de ce projet, ne cachent plus le but voulu, à savoir "des élections directes sur les personnes, sans les partis", pour installer "la démocratie par la base", comme l'a déclaré à une radio locale, Ahmed Chaftar, membre de ces coordinations. Une entreprise unanimement rejetée par la classe politique. Cela a, d'ailleurs, amené Sami Tahri, porte-parole de l'UGTT, à dire : "Nous sommes quasiment certains que l'amendement du Code électoral, de la loi sur les partis, voire de la Constitution, sont déjà prêts sur le bureau du président, rédigé de sa main et qu'il sortira au nom d'une commission qui prétendra s'être basée sur les résultats de la Consultation nationale à laquelle seules 500 mille personnes ont participé". Une remise en question partagée par les autres organisations de la Société civile et qui pèse beaucoup plus lourd que le rejet des partis de l'opposition qui multiplient les initiatives pour empêcher Saïed de continuer de faire cavalier seul "pour atteindre un seul objectif; le sien", comme ils l'affirment.

Quoi qu'il en soit, il est apparent que le président de la République poursuit son bonhomme de chemin, bien que les partenaires de la Tunisie, notamment l'union européenne -via Paris- et les États Unis conditionnent aides, prêts et investissements dont le pays a urgemment besoin, ne serait-ce que pou boucler le budget de l'Etat 2022, avant de parler de sortie de la crise, à un retour à la ligne constitutionnelle et à des réformes politiques inclusives. Il semble, également, insensible à la "grève de zèle" des hommes d'affaires tunisiens dont le rythme d'investissements est en régression continue, par manque de sérénité

Nous voyons toutefois apparaître une certaine fébrilité que peut matérialiser la récente déclaration de l'ambassadeur tunisien à Moscou, annonçant une prochaine visite de Saïed en Russie, "dans le cadre de l'affermissement des relations avec des pays amis qui la soutiennent dans son processus démocratique", a-t-il relevé. Une réponse claire au ministère américain des Affaires étrangères, publiquement opposé aux mesures du chef de l'Etat tunisien. Une sorte "menace" à peine voilée d'un soit disant rapprochement de l'Est, bien que peu crédible, la Tunisie venant juste de participer à une réunion de l'OTAN. Le plus étonnant, tout en révélant la confusion qui prévaut dans les sphères de l'Etat, c'est le démenti de cette visite, venu d'un autre ambassadeur tunisien...à l'autre bout du monde.

Tel se présente l'Aïd aux Tunisiens en cette année 2022. Vaporeux, à la Saïed.

*Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que leur auteur et ne reflètent pas forcément la ligne éditoriale de l'Agence Anadolu.

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