Tunisie-Noureddine Taboubi (S.G de l'UGTT) à AA : "L'intérêt du pays d’abord, le reste après"

Tunis
AA/Tunis/Slah Grichi
En un peu moins d'un an depuis son élection, il a réussi à se forger la réputation d'un homme de décisions mais de compromis aussi, direct mais qui discerne entre toile de jute et soie quand il s'agit de manipuler une pièce délicate de musée, franc mais avec la réserve que lui impose un sens poussé de la responsabilité. Bref, un bon partenaire et un aussi bon vis à vis dans des négociations, à condition de garder en tête qu'il est, avant et après tout, un syndicaliste convaincu, disciple de l'esprit du leader Farhat Hached.
Lui c'est Noureddine Taboubi, secrétaire général de la puissante, utile et controversée UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens) qui est aujourd'hui en plein dans le débat et l'action politiques où elle pèse plus lourd que plusieurs partis réunions et où elle peut souffler le chaud et le froid.
Hégémonique l'UGTT? Taboubi nous répond sans faux fuyants et nous entretient avec un franc-parler détonant d'autres sujets encore.
Interview.
Commençons, si vous voulez bien, par la réunion des signataires de la Déclaration de Carthage, tenue vendredi dernier. Il paraît que vous n'y êtes pas allé de main morte?
Il ne faut pas exagérer mais il est des moments où il faut dire les choses clairement et sans détour. Oui, j'ai réitéré au président de la République le fondamental engagement de l'UGTT en faveur du pays, des valeurs suprêmes de l'Etat et des martyrs dont le sang qui a coulé ne doit pas être vain. J'ai ajouté qu'il y avait quelques présents autour de la table avec lesquels je ne me serais pas assis, n'eût été notre souci de faire sortir la Tunisie de la crise multidimensionnelle qu'elle connaît...
Permettez que je vous interrompe ; qui désigniez-vous et pourquoi cette attaque, ou provocation, de front ?
Ce n'était ni l'une ni l'autre, mais la pure vérité. Nous ne pouvons être témoins de l'erreur et la cautionner, en nous taisant. Quant à ceux que je visais, vous les connaissez et ils se sont reconnus, n'ayez crainte. J'ai bien précisé que ce sont ceux qui s'évertuent, pour leurs intérêts exclusifs ou pour des considérations partisanes et d'alliances, à placer leurs pions dans les axes de l'Etat, à paralyser la vie économique, dégradent les services de l'administration et mettent des bâtons dans la roue du Gouvernement, en obstruant son action et/ou en voulant y imposer leurs protégés. Le comique et en même temps triste, c'est que cela se fait au nom de la démocratie et de la souveraineté des urnes. Ils oublient que la démocratie est avant les droits, des devoirs. Le premier de ces devoirs est de placer l'intérêt de la Tunisie au-dessus de tout autre. Et c'est parce que nous ne voulons pas envenimer la situation ni aggraver la crise que nous ne nous retirons pas. Notre engagement de principe, moral et éthique pour le bien du pays nous a dicté de signer la Déclaration, d'oeuvrer à trouver des solutions et de rester à la même table avec de multiples intervenants, y compris ceux qui ont des desseins autres que les nôtres. Heureusement, ils ne sont pas majoritaires.
La Déclaration de Carthage semblait, il n'y a pas si longtemps, voler en éclats, ce qui augurait la fin du Gouvernement d’union nationale de Youssef Chahed et un retour à un Cabinet de partis. Aujourd'hui, elle a tout l'air d'être redevenue à l'ordre du jour. Qu'en diriez-vous?
Sans nous embourber et revenir sur des manœuvres politiques, leurs ramifications et leurs stimulants, je vous dis que la Déclaration de Carthage a donné naissance à une feuille de route qu'il s'agit de mettre à exécution en lui assurant le maximum des conditions favorables. Il n'est pas opportun de la remettre en question ou de l'amputer de sa valeur référentielle.
Disons les choses autrement. Chahed est devenu à un certain moment "indésirable" et des partis influents ont voulu l'écarter, en faisant que la Déclaration de Carthage soit caduque. Il doit son maintien au soutien que l'UGTT lui a apporté...
Pas seulement celui de l'UGTT. Et si des voix influentes l'ont décrié ou critiqué l'action de son Gouvernement dans le but de se repositionner dans les postes de décision ou pour tout autre raison, cela n'est plus à l'ordre du jour. Il est là pour mener la barque jusqu'en 2019, année des Législatives et de la Présidentielle. L'intérêt du pays -encore une fois- exige une stabilité et une continuité au niveau gouvernemental.
Somme toute, un soutien inconditionnel?
L'UGTT, comme d'autres institutions, partis et intervenants de la Société civile, jugent qu'un changement serait déstabilisant et qu'il n'engendrerait que de la perte de temps. N'y voyez pas un soutien "inconditionnel", car ce n'est pas un blanc-seing, car l'UGTT suivra, avec d'autres partenaires, de très près l'action de ce Gouvernement et l'assistera même, ne serait-ce qu'à travers la large consultation économique qui sera bientôt lancée et qui a été proposée lors de la réunion de vendredi dernier.
Est-ce à dire que malgré la très impopulaire dernière hausse des prix que vous avez dénoncée, Chahed a toujours vos faveurs?
Il faut faire la part des choses. Nous n'approuvons pas cette mesure qui va appauvrir ce qui reste de la classe moyenne et celle des plus démunis, même si nous réalisons l'urgence du Gouvernement de trouver des sources de financement du budget 2018 sans recourir à des emprunts de l'extérieur. C'est pourquoi nous exigerons, lors des négociations sociales, une augmentation conséquente des salaires minimum et faibles.
Vous reprenez d'une main ce qu'a donné l'autre. Car où cherchera-t-il les fonds?
C'est là le côté constructif de l'UGTT que ses détracteurs renient. Notre institution est un organisme de dossiers, d'études et de plans d'action qui ont été adoptés à différentes reprises par des Gouvernements, dont celui très pointu et très technique de Hédi Nouira (Premier ministre de 1970 à 1980). Aussi soumettrons-nous à celui-ci des proposions qui pourront lui permettre de renflouer les caisses de l'Etat, sans recourir aux emprunts ou à la cession aux privés les sociétés et les services publics aux potentiels énormes. Je peux en citer la révision des critères des désignations des responsables, tel le contrat par objectifs pour les Pdg, le niveau et l'expérience administrative pour les gouverneurs et les délégués. Remises à flot et assainies de leurs tares, les sociétés publiques verront leur déficit reculer et finiront par générer des bénéfices. Nous avons également des études sur les moyens de lutter contre la contrebande et l'évasion fiscale, etc.
On reproche à l'UGTT un interventionnisme et même une hégémonie sur le paysage politique. Que répondriez-vous ?
De tout temps, l'UGTT a été présente dans les crises politiques et économiques aiguës qu'a connues le pays, mais en tant que partie des solutions pas des problèmes. Certes, sa mission syndicaliste est d'ordre social essentiellement, mais il est évident que l'économique et le politique influent directement sur le social, d'où cet amalgame dans la perception des choses. Non pas que je renie notre "activisme" politique, au contraire l'UGTT le revendique comme une partie de sa ligne de conduite, en tant qu'organisation patriotique qui oeuvre, comme je l'ai dit plus haut, à la prospérité du pays, à la sauvegarde des valeurs de l'Etat et au bienêtre du peuple, notamment les plus démunis. Elle ne peut, en temps de crise, ne pas retrousser les manches et se complaire dans la passivité du rôle de spectateur, à l'opposé des périodes de stabilité. J'espère que la sortie de l'ornière est pour bientôt, la présence de l'UGTT sera beaucoup plus discrète.
Il est de notoriété publique que certains syndicats sectoriels enregistrent des dérapages que la Bureau Exécutif ne sanctionne pas toujours, pour des raisons électorales ou autres. Cela n'a pas été le cas avec le Syndicat des recettes des finances dont des responsables ont vu leurs activités gelées. Est-ce une politique que vous allez généraliser?
Ecoutez, les lois et les règlements sont faits pour être respectés. Nul ne doit être au-dessus. C'est là la base même de la démocratie, de la justice, de l'égalité, de l'appartenance à une société, du sens patriotique, du développement et de pérennité de l'Etat. Hélas, tout le monde n'agit pas en conséquence et tous les prétextes sont bons pour trouver des "dérogations" et même des dépassements. Pour moi et pour le Bureau Exécutif de l'UGTT, il est hors de question que les règlements soient bafoués ou même contournés ; tout le monde doit s'y plier. Il y va de la crédibilité de l'organisation et de sa survie. La grève non approuvée du secteur des recettes des finances n'est pas le seul exemple où nous avons immédiatement réagi et nous continuerons.
Noureddine Taboubi a la réputation d'être un pur produit du syndicat, direct, intransigeant et qui ne coupe pas les choses en quatre
Cela m'arrive quand même de le faire parfois (rires). Difficile de parler de soi, mais je peux dire que je suis un syndicaliste convaincu, qui se prétend le disciple de l'esprit du grand leader que fut Farhat Hached (Fondateur de l’UGTT en 1946). Le fait que je ne procède pas par de petits calculs personnels éphémères tient de mon attachement à ce que je fais et au respect de la confiance placée en ma personne par la base syndicale.
Je n'ai aucune attache partisane, même si je compte m'entretenir dans un futur proche avec des responsables de partis et des personnalités politiques démocratiques sur ce qu'il y a à faire pour empêcher ce qui risque fort d'arriver lors des différentes élections : l'apparition hégémonique d'un pôle soutenu par les contrebandiers et les hommes d'affaires véreux pour qui l'intérêt du pays et du peuple compte pour du beurre. Voilà l'un des soucis de l'UGTT, mon angoisse aussi. Qu'on appelle cela de l'interventionnisme ou de l'hégémonie, moi je dis que c'est de l'engagement éthique et patriotique