Mohamed Zinelabidine (ministre tunisien de la Culture) : "Au-dessus des contingences politiques"
La Tunisie et la Turquie "partagent un très important legs dans diverses expressions artistiques, notamment architecturales et musicales".

Tunisia
AA / Tunis / Slah Grichi
Le paysage culturel en Tunisie affiche depuis quelque temps un état de santé florissant, jurant avec une conjoncture politique et économique des plus maussades, et ce, en dépit d'un budget fort limité.
Le point avec Mohamed Zinelabidine, le ministre de la Culture, qui nous parle de ce paradoxe, de 2019 Tunis capitale de la culture islamique, ainsi que de l'importance de la coopération internationale culturelle, entre autres, avec la Turquie. Interview...
La Tunisie passe par une zone de turbulence politique, économique et sociale quasi généralisée et qui semble s'éterniser. Comment jugez-vous cette situation?
Que nous passions par une difficile période de transition est un fait. Mais il est normal qu'à l'image de toutes les transformations post-révolutionnaires, la nôtre prenne son temps et essaye de retrouver un équilibre, au milieu de questionnements touchant à tous les secteurs.
C'est qu'une révolution abat toutes les évidences, certitudes et commodités pour déboucher sur une refonte d'un certain nombre de valeurs, y compris l'apprentissage de la démocratie, des libertés d'opinion et d'organisation politique. C'est pourquoi je considère cette période de remise en question et de remise en exergue comme un signe de bonne santé.
Paradoxalement, le secteur culturel semble épargné...
Ce qui sauve la culture est qu'elle s'imprègne de l'esprit de la nouvelle Constitution. Quand on parle de droit à la culture et à sa démocratisation, cela est synonyme d'une volonté imbibée d'idéaux et de prise de décisions dans le but de changer l'idée politique de la culture.
Elle est épargnée également par les ambitions qu'on lui a données, dans l'esprit républicain et constitutionnel, pour qu'elle promeuve tous les arts dans un enchaînement fluide avec la citoyenneté culturelle.
En d'autres termes, nous avons œuvré à ce que le droit à la culture et à son exercice, partout à travers la République, devienne une réalité, et ce, à travers sa décentralisation. Une politique que nous avons fait porter par, évidemment, les instances dépendant du ministère, mais surtout par les acteurs culturels, les associations et la société civile.
Cela a donné aux régions une autre réalité de la culture, au point que la majeure partie des partis politiques concordent à dire que cette dernière a changé de visage et de méthode, malgré une conjoncture politiquement et économiquement difficile.
A vous entendre, nous avons le sentiment que le ministère de la Culture est comme un électron libre qui réussit, seul, sa petite révolution...
Loin de là. Le ministère ne saurait mener une politique en dehors d'un projet gouvernemental qui a son raisonnement global qui veut donner sa part à la culture. Il faut admettre que la Tunisie a beaucoup agi en termes d'acquis sociaux, de libertés d'opinion, d'expression, d'action... La révolution politique est là et bien là. On ne peut nier le changement qui s'est produit.
Vous semblez toutefois occulter que la Culture, dès l'aube de l'indépendance, a toujours occupé une place à part dans les choix politiques.
Evidemment, l'état de l'indépendance a beaucoup misé sur la culture, comme sur d'autres droits comme la santé, l'éducation, l'instruction...
Aujourd'hui, et c'est là toute la différence, le pays est en train de miser sur l'accumulation de 60 ans de sédiments culturels, à travers l'ouverture des universités et leurs innombrables promotions, les acquis de la femme et les consolidations du Code du statut personnel...
La logique de la culture, quand elle s'immisce dans un pays cultivé, n'est pas comparable avec une approche initiatique. L'ambition est nettement plus grande.
Certains reprochent au ministère une profusion de programmes et d'événements qui s'entremêlent, avec pour dénominateur commun le terme "Cité".
Nous avons installé une approche avec des programmes nationaux et spécifiques qui vont au-delà des centaines de manifestations et festivals connus, de la création artistique et culturelle coutumière et quotidienne.
Pour les programmes nationaux, ils s'articulent autour de quatre axes : Tunisie Cité des arts où chaque gouvernorat s'installe dans la Cité de la culture pour montrer à un large public ses diverses expressions artistiques; Tunisie Cité des civilisations où il s'agit de revisiter et de s'approprier le patrimoine et le legs civilisationnel; Tunisie Cité des lettres qui dépoussière le passé, promeut le présent et prospecte l'avenir de l'activité romanesque, poétique...; Tunisie innovation technologique et entrepreneuriat culturel qui se veut un levier des industries créatives, de soutien à l'action dite indépendante et de programmes communs entre le secteur public d'un côté et les espaces privés, les associations et la société civile de l'autre. En 2018, nous avons mené 100 000 actions à travers la République.
Quant aux programmes spécifiques, nous avons procédé par saisons en ciblant les spécificités. Ainsi, la Saison insulaire vise-t-elle à décloisonner des régions du pays dont le patrimoine culturel est en rapport avec la mer. La Saison ouvrière, elle, met en exergue toute la littérature et la riche musique, inspirées par les milieux agricoles, miniers...
La Saison transfrontalière, pour sa part, vient en soutien à l'action diplomatique avec nos voisins algériens et libyens que nous invitons à partager des démonstrations de notre héritage et de notre vécu commun. Enfin, la Saison solidaire et sociale destinée aux gens fragilisées, comme les personnes incarcérées, âgées ou à besoins spécifiques.
La Cité de la Culture, hégémonique, accapare le gros des fonds du ministère, au détriment des autres structures, notamment privées.
Au contraire, notre programme national dans tout le pays est axé, comme je viens de le dire, sur l'apport des indépendants; espaces, groupes, troupes et créateurs individuels confondus.
C'est là la relation public-privé. En parallèle, le ministère a accru son soutien aux espaces privés (gestion, production et diffusion). Ceci dit, la Cité de la Culture, cet immense et prestigieux acquis que ces mêmes indépendants animent en grande partie et qui y sont accueillis (cinémathèque, Centre national d'art moderne, Maison du roman...), doit avoir les moyens d'être la vitrine de la culture tunisienne, y compris et surtout la leur.
100 000 actions en une seule année, disiez-vous, les annuelles et coûteuses manifestations en plus des innombrables subventions... Comment financez-vous tout cela avec un budget de 300 millions de dinars (environ 100 millions de dollars)?
Bien entendu, on n'a jamais le budget qu'il faut pour la culture. Mais quand on a des projets et des programmes définis, on quantifie les besoins et on agit pour trouver le financement que notre budget ne saurait couvrir.
En misant sur la citoyenneté et le partenariat dans le cadre d'un programme global, nous avons réussi à donner un vrai contenu et une visibilité à notre produit culturel qui a décroché des prix internationaux dans des joutes littéraires, théâtrales et cinématographiques.
Soit une preuve que notre modèle réussit, ce qui signifie une coopération et un soutien régional et international accrus.
La visibilité et la reconnaissance de la réforme culturelle entreprise ont fait, par exemple, qu'on confie à la Tunisie le programme Europe Créative où elle a les mêmes droits que les pays européens à soumettre de grands projets et à obtenir leur financement.
Nous avons, pour ce même modèle, obtenu le jumelage des ministères de la Culture tunisien et français, avec un appui à notre action de l'ordre de quatre million d'Euros (environ cinq millions de dollars)...
Vous voyez que nos fonds ne se limitent pas au seul budget qui nous est alloué.
Tunis est, en cette année 2019, la capitale de la culture islamique. Comment avez-vous abordé cet événement?
A travers les différents programmes prévus (expositions, spectacles, conférences, tables rondes...), la Tunisie veut profiter de cette occasion avec les 57 pays et les 10 organismes internationaux qui seront présents, pour mettre de l'avant l'image d'un Islam réformateur, tolérant, ouvert sur l'autre, civilisationnel et culturel, soit exactement à l'opposé de ce que certains veulent lui coller en se basant sur les errements d'une minorité obscurantiste. Une opportunité aussi pour conforter la coopération avec les pays présents, dont les pays du Golfe, la Turquie...
Les activités ne se cantonneront pas dans le seul Tunis, mais s'étendront à d'autres villes comme Kairouan et Mahdia, les deux anciennes capitales islamiques, ainsi qu'à Tozeur, surnommée la petite Koufa, l'historique ville irakienne.
Vous venez de citer la Turquie. Comment évaluez-vous le niveau de coopération culturelle avec ce pays?
Au-delà de la proximité historique et culturelle, les deux pays partagent un très important legs dans diverses expressions artistiques, notamment architecturales et musicales.
Aussi, avons-nous des relations transversales d'échanges avec une visibilité réciproque de la production culturelle. Il y a, par ailleurs, un énorme travail de collaboration au niveau de sites architecturaux et de la Bibliothèque nationale pour sauvegarder le patrimoine livresque.
En cet an 2019, qui sera marqué par les législatives et la présidentielle, il y a une crainte que le chef du Gouvernement n'utilise les moyens de l'Etat pour sa campagne. Le ministère de la Culture risque-t-il d'être impliqué?
En aucune façon. Le ministère de la Culture est une institution républicaine et constitutionnelle sans aucune corrélation avec la politique politicienne, où chaque partie essaie de tirer la couverture à elle pour confisquer le maximum de terrain possible.
Notre référant est le droit pour tous et nous tâcherons de faire que 2019 soit encore meilleure que la déjà exceptionnelle année 2018, et ce, au-delà des contingences politiques.