Migrants tunisiens : Après les vagues de la mer, les centres de l’enfer (3/5)

Italy
AA/Tunis/Esma Ben Said
Ils s’appellent Ahmed, Amine, Sofiene, Fakhri, Taha, Samia, Hajer…. Ces Tunisiens âgés de 16 à 77 ans, ont tous été candidats à une seconde vie.
De « grands chanceux », « bénis de Dieu », vous diront-ils, d’avoir réussi l’étape première du voyage : la traversée vers l’inconnu, alors même que des milliers d’autres âmes n'y ont pas survécu.
Mais que se passe-t-il, une fois que l’on résiste aux flots ? Qu’est ce qui attend donc ces aventuriers des temps modernes une fois sur la terre ferme ? Beaucoup avouent qu’ils « n’y avaient pas réfléchi ».
- Chapitre II : L’enfer des «centros»
« Durant notre deuxième nuit en mer, une squadra nous a interceptés. C’était une embarcation italienne. Elle est arrivée alors même que notre canot avait pris l’eau et que l’on voyait la mort devant nos yeux », raconte Imed, 25 ans.
Imed, et une dizaine d’autres « harragas » (migrants irréguliers), sont montés, tant bien que mal, sur le navire italien.
« Certains ne voulaient pas y grimper et essayaient même de nous en empêcher. Ils hurlaient qu’on se ferait tuer ou, pire encore, qu’on serait renvoyés en Tunisie ! J’ai cru à cet instant que j’allais mourir poussé dans l’eau. Il faisait nuit noire et tellement froid. Le canot tanguait, les lumières de la squadra m’aveuglaient… A un moment, tout me semblait si assourdissant, que j’ai eu l’impression de sortir de mon corps et que ce n’était pas moi qui vivait cette scène, mais mon double », se souvient-il.
Finalement, « tous sauvés ». Ils auront le droit à des couvertures, à des gâteaux secs et à de petites bouteilles d’eau… Ils pourront même dormir un peu sur le plancher humide et salé du bâteau. «C’est là que j’ai senti l’odeur de l’Europe», lance le jeune homme dans un rire.
Ils savent qu'ils sont à Lampedusa, la petite île du sud de la Sicile, l'une des portes d'entrée en Europe pour l'immigration clandestine.
Plantée en plein cœur de la Méditerranée, à une centaine de kilomètres des côtes tunisiennes et à deux cents kilomètres de la Sicile, Lampedusa (20 km² et quelque 6 mille habitants), est le pont entre l’Afrique et l’Europe.
Un site paradisiaque élu Il y a quelques années, grâce à sa plage du lapin « la plus belle plage du monde », de l’avis de millions de voyageurs, sur le site internet de Trip Advisor.
Mais l’envers du décor est tout autre pour les dizaines de milliers de migrants irréguliers, qui y ont échoué. Lampedusa, c’est « l’antre du diable », vous diront-ils d’une même voix.
«Entassés», «mal-nourris», «placés là pour une durée indéterminée», «traités comme des moins que rien», «humiliés», «insultés», «le droit à une seule douche par semaine», «on dort à même le sol», les témoignages se suivent et se ressemblent...
A Lampedusa, c’est «tout comme à Guantanamo», lance Sami, dans un haussement d’épaules. Ce jeune Tunisien, ingénieur dans son pays, mais éternel chômeur là-bas, dénonce, lui aussi des conditions de détention «affreuses».
Une situation « inhumaine » qui avait déjà été révélée, il y a une dizaine d’années, par l’hebdomadaire italien L’Espresso.
Fabrizio Gatti, journaliste du magazine, avait en effet séjourné au centre de détention de Lampedusa (interdit à la presse) sous le nom de «Bilal Ibrahim El-Habib», prétendu réfugié kurde irakien.
Dans un article publié le 7 octobre 2005, intitulé «Dans l’enfer de Lampedusa», le reporter qui s’était jeté à l’eau non loin de «l’ile des lampes», avant d’être «secouru » par des riverains, revient sur ses six jours de détention.
Gatti fait état d’humiliations et d’actes racistes infligés par certains gardiens à l’encontre de migrants toujours plus nombreux.
«Se dénuder en public, s’asseoir dans de l’urine, regarder sous la contrainte des images pornographiques, absence d’assistance juridique –contrairement à ce que prévoit la loi-... Tout cela, avant d’être relâchés dans la nature avec pour seul mot d'ordre : «Vous êtes libres, vous devez quitter l'Italie sous les cinq jours».
La situation ne semble pas vraiment s'améliorer et les migrants s’entassent toujours.
D’ailleurs, actuellement, une quarantaine de migrants tunisiens observent une grève ouverte de la faim au centre de Lampedusa et certains d’entre eux se sont mêmes cousus la bouche en signe de refus de la décision de leur extradition vers leur pays d’origine, avait indiqué à la presse tunisienne, Romdhan Ben Amor, chargé de l’information au sein du Forum Tunisien des Droits économiques et Sociaux (FTDES).
- La même rengaine ailleurs
*Si dans les hotspots de Pozzalo et Taranto, en Sicile, la situation est plus supportable, en revanche, dans le « centro » de Trapani-Milo, c’est le même scénario qu’à Lampedusa.
Situé à une centaine de km à l’Ouest de Palerme, le «centro» de Trapani-Milo, accueille jusqu’à 400 migrants clandestins, parfois bien plus.
Ici, tous les migrants sont tunisiens et tout comme à Lampedusa, «ils se sentent comme en prison».
Zied, à peine 19 ans, rencontré à Trapani, y a passé plusieurs jours. «Moi qui n’ai jamais fait une garde à vue en Tunisie, j’ai pu goûter au sentiment d’être sous les verrous», lance-t-il.
Récit classique, entendu mille fois, au risque d’être banalisé, «on ne pouvait pas sortir. On dormait tous parterre, dans des odeurs insupportables, la nourriture y est infecte, il y a tout le temps des bagarres»…
Lui aussi a eu plus de chance que d’autres et a pu sortir indemne de cet enfer, au bout d’une dizaine de jours.
«Au centro, personne ne nous explique ce que l’on doit faire, comment procéder pour une demande d’asile. On nous oblige à signer une feuille, on nous dit que c’est un laisser-passer et on nous demande de sortir», poursuit l’adolescent originaire de Sfax.
«Moi je croyais que l’on m’avait donné les papiers !», lâche dans un éclat de rire son camarade d’aventure, Youssef, surnommé par ses compères de galère « Giuseppe ».
Le laisser-passer, loin d’être un sésame, est en réalité un compte à rebours.
Une fois dans la main du migrant, ce dernier a cinq jours pour quitter l’Italie, peu importe la manière.