Le crabe bleu aux îles Kerkennah : malédiction ou opportunité ?
- Surnommés "Daech", les crabes bleus prolifèrent depuis quelques années au large des côtes tunisiennes, en particulier aux îles Kerkennah. Sa présence est à double tranchant.

Tunisia
AA/Tunis/Wejden Jlassi
Repéré pour la première fois dans le golfe de Gabès (sud-est) en 2014, le crabe bleu, originaire des Amériques n'a cessé de proliférer dans les côtes méditerranéennes au détriment des autres espèces marines anéantissant poissons et filets. Fortement invasive, cette espèce marine est rapidement devenue la bête noire des petits pêcheurs tunisiens, mais une aubaine providentielle pour d’autres.
Les pêcheurs du sud tunisien ont surnommé ce crustacé invasif "Daech". Au regard des dommages infligés par ces redoutables prédateurs à l’activité halieutique, les pêcheurs des îles Kerkennah lancent un cri d’alerte face à la prolifération de ce crabe à pinces bleues qui dévore tout sur son passage : les autres espèces de crabes, les poissons, et les mollusques bivalves jusqu’à cisailler les filets. Les petits pêcheurs sont désormais contraints à changer les filets au moins trois fois par an, alors qu'avant ils le faisaient une fois tous les deux ou trois ans.
- Bête noire des pêcheurs kerkenniens
« Le crabe bleu est une véritable catastrophe aux îles Kerkennah. Cette espèce marine détruit filets et équipements et nous attaque lorsqu’on tente de la retirer. Nos doigts sont souvent striés ce qui nous empêche de travailler pendant des jours voire des semaines. Nous remontons nos filets débordant de crabes bleus, un crustacé vorace qui ne nous laisse rien. Même s’il est comestible, nous ne pouvons pas le commercialiser car on refuse de nous l’acheter lorsqu’il y a la moindre déformation. Quand il n’a aucun défaut, les preneurs nous proposent des prix dérisoires pour le cageot », a déclaré Ahmed Taktak, pêcheur et activiste de la société civile, à l’Agence Anadolu.
Les petits pêcheurs aux îles Kerkennah sont confrontés à toute une gamme d'enjeux. En effet, la fréquence de la marée haute et la marée basse à l’archipel, situé à environ 21 kilomètres au large de Sfax (sud-est de la Tunisie) varient à longueur de journée, la dégradation de l’écosystème, à cause de la pêche au Kiss, du braconnage, du chalutage non réglementé et autres pratiques nocives effectuées dans la mer détruisent la faune marine et la biodiversité de l’archipel en proie à la pollution et aux effets du changement climatique.
Connu, naguère, pour ses riches ressources halieutiques, l’archipel est désormais appauvri. La prolifération du crabe bleu ne fait alors qu’exacerber les difficultés économiques des petits pêcheurs kerkenniens.
« Nos ancêtres nous ont appris la pêche à la Charfya, à la gargoulette ou à la Drina. La pêche artisanale est un héritage transmis de génération en génération depuis des lustres. Cela fait des années que l’Etat ferme les yeux sur l’ampleur des activités illégales aux îles Kerkennah, notamment des chalutiers qui comme le crabe dévorent tout, ce qui entraîne des dégâts catastrophiques sur les ressources halieutiques et, particulièrement, sur les herbiers de posidonies. On essaye de nous convaincre que nous pouvons tirer profit de la prolifération des crabes aux pinces bleues. Or, ce n’est qu’un leurre, étant donné que ce crustacé est pêché lui aussi illégalement et à outrance. Ceci dit, que le crabe bleu commercialisé et exporté provient en très grande partie de la pêche illégale. Certaines parties dont les gros chalutiers de la région ont en fait un business rentable sans se soucier de l’appauvrissement de la mer au fil du temps et du petit pêcheur », a expliqué l’activiste kerkennien.
- Une manne économique
Depuis quelques années, des usines se sont installées en Tunisie notamment à Zarzis (sud-est) et produisent du crabe congelé destiné à l'export, notamment vers l'Asie et le Golfe.
Selon l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), les exportations de crabe bleu de Tunisie ont augmenté de manière significative en mai 2021 atteignant les 2 090,9 tonnes, d’une valeur de quelque 7,2 millions de dollars – contre 796,1 tonnes d’une valeur de 3,1 millions de dollars en 2020.
Le développement de cette filière, grâce principalement à des investisseurs étrangers visant à vendre sur le long terme ce type de crabe afin qu'il soit consommé de manière massive, n’est pas une option retenue par les pêcheurs, ni les chercheurs.
Interrogé par l’Agence Anadolu sur le sujet, Rafik Naouali, ingénieur en chef au ministère de l’Agriculture a affirmé que le crabe bleu pêché à la Charfiya (technique de pêche traditionnelle) est très prisé étant donné que d’une part, ce crustacé reste frais à l’exportation et d’autre part, cette méthode de pêche respectueuse des fonds marins, permet de préserver la faune marine.
Naouali a indiqué, qu’à Zarzis et Djerba, ce problème ne se pose pas de la même intensité qu’à Sfax, notant qu’il y a beaucoup moins de « kayassa » (pêcheurs au kiss) et de chalutiers dans ces deux régions du sud-est.
« Certes la Tunisie a saisi l’arrivée du crabe bleu comme une aubaine commerciale. En 2015, on exportait trois tonnes de ce crustacé à destination de trois pays. Maintenant, nos exportations s’élèvent à 7 000 tonnes vers 23 pays dont le Japon et la Corée du sud. Le crabe bleu exporté est pêché à la Drina (les nasses) à Gabès et Zarzis, ce qui explique qu’il n’y a pas de polémique autour du sujet dans ces régions. A Sfax et Kerkennah, il y a une sorte de conflit entre ceux qui pratiquent la pêche légale et d’autres qui sont dans l’illégalité totale », a précisé notre interlocuteur.
Ce dernier a souligné que le ministère de l’Agriculture fait de son mieux pour juguler ce fléau qui nuit à la fois aux petits pêcheurs et à la faune marine.
« Malheureusement les chalutiers et autres pêcheurs pratiquant des méthodes illégales et nocives dans la mer sont dans l’inconscience totale de la gravité de ce gain facile qui nuira aux générations futures et à notre écosystème », a lâché Naouali.
Et d’ajouter , « Le ministère de l’Agriculture, appuyé par la société civile et autres organismes, ne ménage aucun effort pour enrayer le fléau de la pêche illégale ».
Il convient de noter que la sonnette d’alarme a été tirée à maintes reprises par les pêcheurs, les chercheurs et les associations actives dans la protection de la mer sur la dégradation des ressources halieutiques, liée essentiellement à l’activité de pêche illégale surtout aux îles Kerkennah.
Le crabe bleu, ce visiteur indésirable devenu aubaine est lui aussi menacé de surexploitation. Selon Naouali, des chercheurs tels que Olfa Ben Abdallah, maître de conférence à l'Institut National des Sciences et Technologies de la Mer, (INSTM) a signalé, lors de sa participation à la 1ère édition du Festival International des crabes bleues (du 17 au 19 octobre courant/Kerkennah), les prémices d’une surexploitation de ce crustacé dans les côtes tunisiennes.
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