Le 18 janvier 1952 : Une date majeure de l'histoire de la Tunisie*
- Il est unanimement reconnu que qui ignore -ou occulte- son histoire, fait chanceler son présent et rend incertain son futur. Alors, pourquoi ce dédain manifeste pour un jalon déterminant sur la voie de l'indépendance de la Tunisie ?

Tunisia
AA Tunis / Slah Grichi**
Si la lutte populaire contre l'occupation française, sous couvert du Pacte de protectorat de 1881, a commencé très tôt, dans différentes régions de la Tunisie, elle prenait souvent l'apparence de mouvements disparates et désorganisés, parfois de réactions à des mesures ou à des incidents particuliers, même quand les syndicats ouvriers en étaient les instigateurs.
Mais avec l'apparition du parti le Destour, puis du Néo-Destour qui a fait scission en 1934, par la volonté de l'avocat, orateur d'exception et grand mobilisateur, Habib Bourguiba, la résistance a commencé à s'organiser et à se doter des moyens, plus ou moins efficaces et dignes d'un mouvement national. Administration centrale, bureau politique, comités régionaux, coordination et alliance avec les syndicats, intégration des résistants et des maquisards (fellaga), publications régulières, réunions, meetings...bref, ce qu'il fallait pour s'imposer comme un sérieux vis à vis des représentants de la France en Tunisie. D'autant que les Beys et leurs cabinets étaient "assignés" à un rôle quasi-honorifique.
Ainsi et au gré des gouvernements qui se succédaient et qui décidaient de la politique de tolérance ou de répression, à suivre par le résident général en Tunisie, le Néo-Destour et Bourguiba qui a vite fait d'en devenir le leader (zaïm), alternaient négociations (surtout secrètes), grèves, confrontations, sabotages, opérations armées des maquisards et des résistants, ciblant des convois militaires, de hauts gradés, des collaborateurs... Ils menaient, en parallèle, des campagnes d'information et de sensibilisation, dans plusieurs capitales, particulièrement à Paris où leurs émissaires et leurs représentants parmi les étudiants, organisés en cellules, trouvaient écoute auprès de l'intelligentsia et des politiques anti-colonialistes.
Plusieurs grands événements sanglants ont émaillé cette résistance où les exécutions sommaires et les condamnations à mort n'ont pas manqué. Sans compter les arrestations et les déportations qui ont concerné les leaders du parti et du mouvement, dont Bourguiba qui, jusque-là, n'avait pas appelé ouvertement à la lutte armée. C'est certainement, là, l'une des raisons qui ont amené les gouvernements successifs français à se contenter de tantôt le mettre à l'ombre, tantôt le déporter. Outre sa popularité qu'il gagnait à l'intérieur comme à l'extérieur, sa prédisposition à la négociation qu'il privilégiait et son choix de ne jamais demander tout à la fois, faisaient de lui un interlocuteur valable, voire unique, d'autant qu'il était imprégné des valeurs de la Culture française (études de Droit à la Sorbonne). Certains diront que son mariage précoce avec la fille d'un haut officier français a beaucoup joué dans les "égards" relatifs qu'on lui accordait. Mais logiquement, pourrait-on se débarrasser du grand leader et du symbole qu'il représentait, sans mettre le pays à feu et à sang et sans s'attirer la foudre de ses alliés et de ses propres citoyens progressistes et pacifistes ? Même le régime d'apartheid de l'Afrique du Sud n'avait pas osé le faire avec Mandela... Et puis, pendant la Deuxième guerre mondiale, ce Bourguiba n'avait-il pas appelé, depuis sa prison, les Tunisiens à ne pas se tenir du côté des armées de l'Axe, pourtant débarquées en "libératrices" de la colonisation française ? S'il l'a fait et au-delà de sa répulsion du nazisme, c'est que par sa clairvoyance, il avait prédit un remake de la Première Guerre mondiale, l'intervention américaine, la chute du Reich et la libération de Paris.
- La phase décisive
En 1948, Bourguiba dont les négociations, par des camarades de lutte interposés, n'ont jamais vraiment cessé, rentre de son exil, pour reprendre ses périples mobilisateurs et la direction directe de la résistance, variant flexibilité et intransigeance, accalmies et mouvements directs dont les grèves, jusqu'au 13 janvier 1952, où comprenant que la France ne comptait pas s'engager dans des pourparlers sérieux pour l'indépendance, malgré la conjoncture internationale favorable à la décolonisation, il décide d'appeler, dans un meeting à Bizerte (extrême nord), le fief de la plus grande base navale française, à la lutte armée. Il allait, aussi, annoncer à la foule que Salah Ben Youssef et Mohamed Badra, respectivement vice-président et haut cadre du parti étaient partis tôt le matin, porter la requête d'indépendance de la Tunisie à l'ONU et que le pays était désormais, entré dans "la phase décisive", d'où la nécessité que la résistance prenne toutes les formes possibles, ce qu'il comptait confirmer le 18 du même mois, au congrès du parti.
Ce même 13 janvier 1952, débarquait au port de Tunis, à bord du croiseur "Marceau", Jean de Hautecloque, le nouveau résident général français. Réputé dur et intransigeant, il relevait Louis Périllier, jugé trop enclin au dialogue et à la conciliation, aussi bien par Paris que par les Français de Tunisie. Dès la présentation, le jour de son arrivée, de ses lettres de créance, il se montre arrogant, à la limite de l'insolence, envers le Bey, qu'il savait sans aucun pouvoir. Sa vraie mission était de briser le Néo-Destour et ses leaders. Le 15, il fait arrêter 16 des participant(e)s à la réunion qui s'est tenue à Tunis pour la constitution d'une cellule féminine à Béja (100 km au nord-ouest de Tunis), dont Wassila Ben Ammar (future Mme Bourguiba) et Chédlia Bouzgarrou, la propre nièce du "leader". Il faut dire qu'à l'instigation de ce dernier, le retour à Béja s'est fait en cortège et par la route principale pour ne pas éviter le barrage policier et chercher l'incident.
Leur traduction, le lendemain, devant le Tribunal de Bizerte, provoquera un mouvement de foule et des affrontements.
Le même jour, de Hautecloque interdisait toute manifestation ou activité du Néo-Destour, notamment son congrès, prévu le surlendemain. Le 17, Mateur et Ferryville (actuelle Menzel Bourguiba), villes proches de Bizerte, s'embrasent. Le sang coule... La tension atteindra son comble, quand l'arrestation de Bourguiba et de Mongi Slim (futur ministre des Affaires étrangères), l'aube du 18 janvier, parvient aux militants et court à travers le pays. Personne ne savait encore que les deux dirigeants ont été mis sous résidence surveillée à Tabarka (extrême nord-ouest). L'Union générale des travailleurs décrète la grève générale, la foule sort de partout dans la rue. Le Congrès se tient quand même, les délégués étant arrivés à Tunis, depuis la veille. Hédi Chaker, le dirigeant qui l'a présidé, l'écourtera au maximum, non sans avoir lu et obtenu l'approbation d'une motion qui préconise le passage à l'action directe, l'attachement à l'indépendance, la dénonciation de la répression et le renouvellement de la confiance en le Bureau politique. Dès le lendemain, Chaker sera arrêté et prendra la route de Tabarka. Seulement ces mesures et contrairement à l'appréciation du résident général qui a sous-estimé la combativité de la population, ont alimenté la colère, au lieu de la contenir. Les confrontations tournent, les jours suivants, en émeutes, les morts tombent par dizaines, de part et d'autres, surtout au Sahel (centre-est) et au Cap Bon (extrême est) où le résident général commettra l'irréparable, en lâchant la bride à ses zouaves et à sa légion étrangère qui pilleront, violeront et assassineront jusqu'aux enfants. L'intolérable et ses images seront portés à l'opinion internationale, grâce à Davidson, un journaliste américain témoin des effets des massacres. Paris sera contraint à arrêter la répression aveugle et, après une série d'assassinats politiques, dont ceux de Hédi Chaker et de Farhat Hached, le leader syndicaliste et président du Bureau politique du Néo-Destour, à engager des pourparlers pour l'autonomie puis pour l'indépendance.
La phase décisive de la libération a bel et bien commencé le 18 janvier 1952. Étonnant que cette date soit ignorée par la quasi-totalité de la classe politique, sauf par le Parti destourien libre de Abir Moussi. Cette date est de loin plus importante que le 17 décembre 2010 ou le 14 janvier 2011. Les martyrs qui sont tombés au cours de cette journée et les jours d'après ne méritent pas l'oubli, ou pire : Le déni. La mémoire de Bourguiba et de ses camarades de lutte, non plus. L'indépendance, les Tunisiens la leur doivent.
* Les opinions exprimées dans cette analyse n'engagent que leur auteur et ne reflètent pas forcément la ligne éditoriale de l'Agence Anadolu.
**Slah Grichi, journaliste, ancien rédacteur en chef du journal La Presse de Tunisie.
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