Kerkennah … là où l’homme et la nature ne font qu’un
- Sobre, brut, presque sauvage, mais d’où se dégage une spiritualité qui donne le tournis, Kerkennah est un havre de sérénité. Sur ce bout de terre minuscule, à l’écart du monde, l’homme et la nature ne font qu’un.

Tunisia
AA/Kerkennah/Fatma Ben Dhaou
Il était aux alentours de 10h30 quand la sirène du bac « Loud Tunisie » retentit annonçant son départ du port de Sfax vers celui de Sidi Youssef, à une vingtaine de km plus loin. A Kerkennah. Sur le dernier étage du ferry, les voyageurs regardent avec sérénité la terre ferme s’éloigner. La brise matinale titille les plus frileux drapés de leurs gilets. Les plus aventuriers, tenues légères toujours de mise, savourent un soleil d’octobre, timide mais irradiant. Une femme, la cinquantaine consommée, collée à son téléphone portable depuis une éternité, étale la vie privée d’un cousin en plein désamour avec sa douce moitié à qui veut écouter. Mais personne n’y prête vraiment attention. Zeineb et Aziza, deux jeunes copines, 25 ans tout au plus, l’une architecte, l’autre travaillant dans une boîte de communication, s’apprêtent à faire leur toute première escapade dans cet archipel atypique, joyau de la Méditerranée. C’est à l’occasion de l’anniversaire d’un ami que les deux Sfaxiennes ont eu l’idée, après maints conseils d’adeptes de l’archipel, d’aller faire la fiesta loin du monde, le temps d’un week-end à Kerkennah. « Des amis nous ont dit que pour faire le vide, il n’y a pas mieux … C’est super calme, super beau et puis ce n’est pas loin de Sfax … Tout ce qu’il nous faut », nous confie Aziza. Une heure et quart plus tard, alors que « Loud Tunisie » jette l’ancre à Sidi Youssef, à quelques encablures de la mosquée abritant le tombeau du saint qui a donné son nom à la région, les deux jeunes femmes s’empressent avec un grand sourire sur l’embarcadère. Quoi de mieux qu’un archipel au milieu de nulle part, où reposent plus de 80 marabouts, pour puiser énergie, zénitude et vérité. Bienvenue dans ces îles tunisiennes où tout est unique… tout est typé…où nul n’a son pareil ailleurs.
- « Peace and love »
« Ici, c’est le peace and love à l’état brut », nous glisse Abderrahmane Chakchouk, Abdou pour les intimes, un jeune trentenaire originaire de l’archipel qui a réalisé en 2020 son rêve, celui d’associer les deux amours de sa vie, Kerkennah et le vélo, dans un même projet baptisé "Discover kerkennah".
Dans son bureau incrusté dans une minuscule ruelle d’Erramla, ou nous l’avons rencontré, des dizaines de vélos dernier cri s’alignent en attendant les randonneurs assoiffés de découvertes et d’horizons infinis. En bon Kerkennien, Abdou n’a jamais été loin de son archipel. A cheval entre Sfax et Kerkennah, il prend le large maintes fois par semaine mais son point d’attache est ici, chez lui, avec ses vélos et ses clients à qui il vend son concept le plus cher : le tourisme alternatif. Et à qui il fait visiter les deux îles principales de l’archipel : Gharbi, aussi appelée Mellita du nom du village qu'elle abrite, et Chergui ou Grande Kerkennah. Les douze autres îlots déserts du chapelet, Gremdi, Roumadia, Rakadia, Sefnou, Charmadia, Ch’hima, Keblia, Jeblia, El Froukh, Firkik, Belgharsa et El Haj Hmida, seul les plus chanceux auront l’opportunité d’y aller en felouque un de ces jours. La principale route asphaltée, qui traverse l'archipel entre Sidi Youssef à l'extrémité ouest et Kraten à l'extrémité est, mesure presque 45 kilomètres. Un bon bout de chemin entre figuiers, vignes, grenadiers et palmiers, avec un aspect très clairsemé, digne d’un tableau minimaliste, du fait du manque d'eau et de sols très pauvres et salins. Mais c’est surtout loin des sentiers battus que les touristes d’un jour, férus des balades à vélo, aiment déambuler entre les lagunes dits sebkhas, sur les plaines dans cet archipel où l'altitude maximale est de treize mètres.
Le tourisme de masse, Abdou -comme d’ailleurs tous les Kerkenniens -, ne veut même pas en entendre parler. « Bien sûr que non … Surtout pas … A kerkennah, nous avons un problème de ressources, des coupures d’eau, des coupures de courant … L’infrastructure ne pourrait jamais suivre », affirme-t-il. L’infrastructure archaïque de Kerkennah est, justement, son talon d’Achille. Et sa richesse en même temps. A trop vouloir « garder sa virginité », mais aussi à trop souffrir de la marginalisation de l’Etat comme l’attestent tous les Kerkenniens que nous avons rencontrés, l’archipel a su garder un aspect pur …vrai … authentique… presque sauvage. Et avec le hurlement du vent qui souffle de tout temps, sur fonds d’un silence assourdissant, l’atmosphère est profondément troublante. « Kerkennah t’absorbe », nous glisse Abdou non sans fierté. La métaphore nous fait penser à Ulysse et ses compagnons qui -raconte Homère- aussitôt abordant Qerqeneh, l’actuelle Kerkennah, se laissent attirer par une voix harmonieuse et finissent par être transformés en pourceaux. Heureusement qu’en faveur d’un happy end digne de la mythologie grecque, la déesse Circé tombe amoureuse d’Ulysse et redonne à ses amis leur forme humaine.
- Le revers de la carte postale
Au mois d’octobre, Kerkennah est presque dépeuplée. Après le grand brouhaha de la saison estivale où les quelques dizaines de milliers d’habitants « permanents » reçoivent des centaines de milliers de visiteurs ou d’habitants « de circonstance », c’est le calme plat. « En hiver, il y a environ 17 000 personnes sur l’archipel. En été, le nombre passe à 400 voire 500 mille », affirme Abderrahmane Chakchouk. Diaspora kerkenienne, Kerkenniens vivant ailleurs en Tunisie, touristes en mal de sérénité … tous prennent d’assaut l’archipel pendant la saison estivale malgré l’absence d’infrastructure touristique adéquate, hormis quelques hôtels ou maisons d’hôtes vendant plus de l’originalité que du confort et du luxe. Plus bucolique que moderne, Kerkennah est, en fait, « un mix entre les spécificités insulaires, le côté touristique et l’aspect rural », dixit notre féru de vélo. Alors que notre voiture dévore l’asphalte de l’artère principale de l’archipel en ce week-end d’octobre où nous avons croisé trois taxis, tout au plus, et un seul bus de la SORETRAS (Société régionale de transport du gouvernorat de Sfax) qui sonnait presque faux dans ce décor de Western, c’est l’autre Kerkennah, la vraie, qui s’offre à nous. Derrière la carte postale à la limite du kitch, derrière le « tabbal » et le « zakkar » de la troupe locale habillés en blanc et rouge qu’on a tendance à mettre à toutes les sauces pour résumer kerkennah, il y a quelque chose de beaucoup plus profond, beaucoup plus spirituel. Derrière le cliché pompeux mais fade des Kerkéniennes vêtues du tarf, cette tapisserie brodée aux couleurs vives à dominante rouge, et marchant le long d’une plage sauvage au coucher du soleil, il y a de la teneur … et du vrai. Kerkennah, c’est un archipel sans trop de chichi … sobre, presque minimaliste, mais d’où se dégage une spiritualité qui donne le tournis. Dans ce milieu semi-aride, où rien n’intercepte le regard baigné dans une vue dégagée - presque pas d’immeubles, les habitations s’élèvent sur deux étages tout au plus-on pourrait passer des heures assis au bord d’une plage perdue, dont la surface n’est jamais agitée, à méditer et à observer le vaste monde. Même l’isolement, pierre angulaire de l’esprit insulaire, les Kerkenniens l’ont apprivoisé, créant les outils propices à une vie à la Robinson Crusoé. Au cas où.
- A la merci de Mère Nature et … du bac
De tous les aspects qui lui donnent sa personnalité atypique, c’est l’enclavement qui a le plus façonné Kerkennah, son mode de vie et ses habitants. Le bac, ou « loud » est l’unique lien de l’archipel avec le monde. Et quand Dame Nature entre dans une folie furieuse, donnant lieu à des conditions météorologiques peu ou pas propices, le bac s’immobilise et les îles plongent dans une solitude muette. Cet enclavement conjugué à la rareté des ressources naturelles a poussé les Kerkenniens à s’armer de beaucoup d’imagination et de débrouillardise pour survivre. La nécessité n’est-elle pas la mère de l’invention. La mer étant la principale source de vie pour les Kerkenniens, la cuisine de l’archipel s’articule autour du poisson et de tous les produits de la mer. Les spécialités kerkenniennes valorisent les poissons locaux, comme le pataclet (Sbares), le mulet ou la daurade, avec une place particulière pour le poulpe pêché et séché sur place. Les poulpes sont battus longuement, salés puis séchés au soleil torride de Kerkennah. Cette méthode permet de conserver les poulpes plus longtemps et ainsi de les utiliser en dehors de la saison de la pêche qui démarre en octobre et s'étend sur environ trois mois. Le Tchich (semoule précuite d’orge concassé) aux poulpes et le couscous aux poulpes sont d’ailleurs les deux plats phares de la cuisine Kerkenienne.
La Gallita, ou Galit, ces galettes de pains ronds sans levure que les pêcheurs consomment durant les périodes de pêche de longue durée, témoignent, à leur tour, de l’impact du contexte propre à Kerkennah sur la gastronomie kerkennienne. Sans levure de pain dans ses ingrédients, cette Gallita peut se conserver beaucoup plus longtemps, ce qui donne à ce pain toute son importance, la durée de conservation étant un élément majeur dans la cuisine de cet archipel susceptible d’être coupé du monde donc de souffrir de pénuries.
Les raisins secs et les figues séchées sont également omniprésents dans les habitudes culinaires des Kerkenniens. Les dattes aussi, mais avec un degré moindre, le palmier quoique arbre typique de l’archipel, donnant des fruits de qualité moyenne, vu les spécificités des sols. Ces dattes servent alors d'alimentation pour le bétail, alors que les palmes et les troncs servent à la confection du matériel de pêche. Sur l’archipel rien ne se perd, tout se transforme.
Même le crabe bleu, baptisé "Daech" par les locaux, une espèce exotique très invasive qui a envahi ces dernières années les étangs du pourtour méditerranéen, importée selon l’hypothèse la plus probable par les eaux de ballast des navires, les Kerkenniens ont fini par l’adopter. Pané, grillé, ou au four, "Daech" a déjà sa place dans la cuisine kerkennienne. Et deux usines pour la transformation du crabe bleu ont déjà vu le jour sur l’archipel produisant divers produits dérivés destinés principalement à l’exportation.
A notre arrivée à Kerkennah, nous avons même eu droit à des pâtisseries (graiba) à base de farine de petit pois. Du jamais vu.
« Plusieurs sortes d’aliments sont séchés à Kerkennah … Ceci ne concerne pas uniquement les produits de la mer, notamment les poulpes et les sèches, mais d’autres produits comme les fèves et les petits pois (guerfela) dont la farine obtenue des graines séchées et moulues peut servir de base à plusieurs pâtisseries. C’est leur manière aux Kerkenniens de sauvegarder leur sécurité alimentaire. La cuisine kerkenienne , c’est une école … un cas d’étude …Ces bonnes pratiques sont en fait des solutions …un modèle à suivre », nous affirme Dr. Sana Taktak Keskes, présidente de l’Association de la Continuité des génération (ACG) qui animait, dans un hôtel de l’archipel, un séminaire sur le thème de la justice climatique.
- Le Kerkennien, une force tranquille
L’enclavement et ce rapport spécial avec la mer - et la terre- a également façonné les Kerkenniens eux-mêmes. Cette terre d’exilés politiques et de courtisanes bannies, qui a accueilli Hannibal Barca sur sa route d'exil en 195 av. J.-C., après sa défaite à la bataille de Zama, puis, deux millénaires plus tard le leader nationaliste Habib Bourguiba en partance pour un exil en Égypte, a, semble-t-il, toujours eu une influence sur la destinée de ses habitants et certainement sur leur manière d’être et de voir le monde.
En bons pêcheurs habitués aux duels parfois musclés avec la mer et au silence de la nuit dans la moiteur d’une embarcation à voile latine, ou felouque, les Kerkenniens sont un mélange de rigidité et d’amabilité. Une carapace dure et un fond doux. Une sacrée force tranquille. Comme tous les insulaires, ils ont ce caractère trempé, forgé tout au long des épreuves d’une vie pas toujours clémente, et cet enracinement presque obsessionnel né d’un rapport fusionnel et très spécial avec la nature. Une nature qui mène la barque et décide de tout.
A Erramla, Abdou sort d’une petite ruelle pour nous emmener jusqu’à son bureau. Il arbore fièrement un tee-shirt couleur orange avec le nom « Discover kerkennah » dessus et avance pieds nus à la Cesaria Evora le long du chemin non-goudronné.
« Quand on marche pieds nus, il y a un échange avec la terre, avec la nature … Pour moi, c’est devenu systématique, dès que je foule Kerkennah, en été comme en hiver, j’enlève les chaussures … C’est une culture … Une identité … L’identité de Kerkennah ».
Tout le sens de Kerkennah c’est justement dans cette alchimie entre la nature, une matrice rêche à la surface mais portant en elle la sève de la vie, et l’homme qui dans sa quête perpétuelle de la comprendre et l’amadouer a fini par lui ressembler. Parce que Kerkennah c’est simplement là où l’homme et la nature ne font qu’un.