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Experts : Les manifestations nocturnes en Tunisie visent à fragiliser le processus démocratique

- Des quartiers défavorisés de la capitale Tunis et d'autres gouvernorats ont été le théâtre d'affrontements entre de jeunes manifestants et les forces de l'ordre, sur fond du refus du couvre-feu décrété dans le cadre des mesures anti-Covid-19.

Ekip  | 21.01.2021 - Mıse À Jour : 22.01.2021
Experts : Les manifestations nocturnes en Tunisie visent à fragiliser le processus démocratique

Tunisia

AA / Tunis / Yemna Selmi

Le mois de janvier est connu en Tunisie pour être celui des mouvements de protestation pour réclamer le développement et l'emploi. Cependant, les protestations cette fois-ci sont intervenues de manière différente, à travers des mouvements nocturnes, émaillés d'actes de vandalisme et d'affrontements entre des groupes de manifestants et les forces de l’ordre.

Dans des déclarations séparées à l'Agence Anadolu, deux analystes ont estimé, que ces mouvements nocturnes n'ont aucun lien avec les revendications sociales, mais qu’ils ont pour dessein de fragiliser le processus démocratique.

Depuis jeudi dernier, plusieurs quartiers de la capitale Tunis et d'autres gouvernorats sont le théâtre de protestations nocturnes émaillées d'affrontements avec les forces de l'ordre, simultanément avec l’entrée en vigueur d’un couvre-feu décrété dans le cadre des mesures de prévention contre la Covid-19.

Les affrontements ont repris de plus belle, dimanche soir, dans plusieurs zones du Grand-Tunis, et des activistes ont diffusé sur le réseau social « Facebook » des extraits d'actes de pillage de supermarchés, propriété d'une enseigne commerciale qui a pignon sur rue.


* Conflits d'influence économique

Dans ce cadre, l'analyste politique Boulbeba Salem, a déclaré que « le mois de janvier de chaque année est généralement chaud et tendu, dès lors qu’il connaît des mouvements sociaux d'envergure ».

Cependant, a-t-il indiqué, et « compte tenu des présentes contestations, l'on ne peut évoquer un mouvement social ».

Il s'agit, selon lui, d’actes de pillage et de vandalisme organisés et coordonnés, au vu des entreprises économiques ciblées et des individus qui ont été interpellés ».

« Certains délinquants arrêtés en flagrant délit de vols et d’actes de pillage sont des adolescents âgés de 12 à 14 ans », a-t-il ajouté.

Salem a affirmé que « ce qui est en train de se produire n'est pas un mouvement de protestation avec un horizon politique ou une direction qui l'appuie ».

L’analyste a estimé que « l'origine de ce mouvement pourrait être un conflit d'influence d’ordre financier et économique, dans la mesure où nous avons constaté, à travers les réseaux sociaux, des incitations à cibler certaines enseignes commerciales et pas d'autres ».

Il s'agit, selon lui, d'un « conflit de lobbys économiques qui n'ont aucun lien avec la politique, dans la mesure où l'actuelle crise économique touche toutes les catégories, y compris les hommes d'affaires au vu de la stagnation qui prévaut dans le pays ».

Il a déduit de tout ce qui précède que la «propagation simultanée, de ces mouvements nocturnes dans nombre de régions du pays, en particulier dans les quartiers populaires, confirme que la question n’est nullement une action politique, mais plutôt un conflit entre des centres de pouvoir économiques».


*Un message au gouvernement

Salem a nuancé en indiquant que « cela ne nie aucunement que la situation socio-économique du pays est des plus délicates ».

« Il ne s'agit pas d'un problème tunisien, dans la mesure où la crise économique générée par la pandémie de Covid-19 a frappé le monde entier, parallèlement aux mesures de confinement et de couvre-feu ».

« Ces événements nous conduisent à examiner l'essence même des objectifs de la révolution en Tunisie, en l'occurrence la question socio-économique, dans la mesure où le peuple n'a pas encore atteint un certain degré de bien-être et il est, donc, possible que l'anarchie se propage, et même les pays riches peuvent être livrés à l’anarchie », a-t-il ajouté.

« Ce qui se passe pourrait inciter le gouvernement à accorder la priorité absolue au volet économique et social et aux réformes y afférentes, avec comme enjeux l'amélioration des conditions de vie et le traitement des problèmes de chômage et de développement, en premier lieu », a-t-il dit.

« Le nouveau gouvernement se trouve face à un défi de ce côté-là. Ces mouvements pourraient amener la classe politique à, enfin, constater que les batailles politiciennes, infantiles et absurdes n'ont aucun lien avec les préoccupations des jeunes tunisiens, consistant en l'emploi et le développement », a-t-il relevé.

Sur un autre plan, Boulbeba a « exclu le fait que ces événements auront un impact sur le paysage politiques en Tunisie ».


*Fragilisation du processus démocratique

De son côté, le colonel à la retraite et ancien président de la Commission nationale de Lutte contre le terrorisme, Mokhtar Ben Nasr, a estimé que « les protestations nocturnes ont pour objectif de fragiliser l’action du gouvernement et le processus démocratique ».

Dans un entretien accordé à l’Agence Anadolu, Ben Nasr a ajouté que « ces mouvements pourraient être présentés sous couvert de revendications sociales, compte tenu de la crise économique et de la pauvreté. Cela est une réalité ».

Cependant, a-t-il dit, « la couleuvre ne peut être avalée aussi facilement, compte tenu de la concomitance et de l'implication de jeunes et de moins jeunes dans ces marches nocturnes de pillage et de saccage, telles que celles qui avaient eu lieu en 2013 et en 2014 ».

Il a ajouté que « ces manifestations sont généralement orientées et manipulées et ont pour objectif, soit de fragiliser le processus démocratique, soit de créer un certain dommage ou encore pour attirer l'attention du pouvoir politique, quant à la présence de phénomènes inhabituels ».

Ben Nasr a souligné que « les interventions sécuritaires face à ces mouvements sont insuffisantes, dans la mesure où des succursales de banques et de poste ainsi que des magasins, publics et privés, ont été pillés de même que des éléments des forces de l’ordre ont été blessés ».

Selon le colonel Ben Nasr, « Pour celui qui veut revendiquer le développement ou l'emploi ou encore attirer l'attention du pouvoir concernant une question ou une autre, il existe une loi qui garantit le droit à tenir des manifestations pacifiques et encadrées, afin de transmettre un message, sans pour autant agresser autrui ni piller ou saccager les biens publics et privés ».

« Mais que des personnes sortent dans la rue, de manière simultanée et dans plus d'un endroit, alors que l'état d'urgence et le couvre-feu sont décrétés, et sans pour autant scander de slogans en particulier, tout en ciblant les forces de l'ordre et en saccageant des biens publics et privés, tout cela est inacceptable », a-t-il martelé.

« Tout au long de l'année 2020, plus de 1400 manifestations pacifiques véhiculant des revendications sociales, ont été organisées en plein jour », a-t-il affirmé.


*Des parties en dehors du pouvoir

Ben Nasr a estimé que des parties (sans les nommer) en dehors du pouvoir sont à l'origine de ce qu'il a qualifié « d'actes criminels ».

« Je pense que ceux qui sont derrière ceux-là sont des parties qui n’ont pas pu se frayer une voie vers le pouvoir et qu’elles veulent instrumentaliser la rue, dans la mesure où elles n’ont plus de champs d’action et que leurs voix ne sont plus écoutées, et qu'ainsi, elles tentent de fragiliser le processus par tous les moyens ».

« Il relève de la naïveté de croire que ces jeunes sont sortis la nuit, dans la rue, spontanément, dans quasiment toutes les provinces, et à des heures bien déterminées, malgré le couvre-feu », a-t-il insisté.

Il a ajouté que « certains hommes politiques (sans les nommer) avaient, récemment, déclaré, que la rue sera décisive et ont évoqué une nouvelle révolution. Certains ont même salué, via les réseaux sociaux, ces actes de destruction qu'ils considère comme étant la révolution des pauvres ».

Il a indiqué que « les unités sécuritaires ont, au cours des deux derniers jours, arrêté des centaines de mineurs ainsi que des jeunes délinquants attrapés en flagrant délit de vol et d’actes de vandalisme ».

Il a affirmé que « la justice et les services de sécurité sont les deux parties en charge de dévoiler l’identité des parties qui seraient les instigatrices de ces saccageurs ».


*Une crise d'efficacité politique

Le colonel Ben Nasr a considéré que cette situation et la résultante de ce qu'il a appelé « une crise d'efficacité politique », pour absence de maturité au niveau politique, ce qui a provoqué une détérioration sans précédent de la situation, ajoutant qu’au « vu des troubles et de la fragilisation actuelle, aucun pouvoir n'est en mesure d'élaborer des Plans de développement ».

Il a souligné que « la solution consiste en l'impératif de garantir l’unité nationale et la stabilité politique, dès lors qu'il est illogique que la Tunisie ait connu neuf gouvernements en une décennie, cela ne contribue guère à la mise en place de plans de développement ».

S’agissant de l'impact des événements en cours sur le remaniement ministériel annoncé, samedi, par le Chef du gouvernement Hicham Mechichi, Ben Nasr a estimé que ce remaniement est intervenu à un moment où le pays est en proie à des troubles

Il a, cependant, indiqué que ces « événements n'auront aucun impact direct sur l'octroi ou non de la confiance aux nouveaux ministres, dans la mesure où il est attendu que le parlement, qui compte plusieurs blocs soutenant le cabinet ministériel, accordera son vote de confiance au gouvernement pour qu'il parachève son action ».

Le ministère tunisien de la Défense avait annoncé, dimanche soir, le déploiement d'unités militaires devant les édifices publics et les sièges de souveraineté, en prévention de tout acte de vandalisme. De son côté, le ministère de l'Intérieur avait indiqué, lundi, l'interpellation de 632 individus ayant participé à des « actes de vandalisme » qui se sont produits dans la capitale et dans plusieurs autres régions, au cours des derniers jours.


*Traduit de l’Arabe par Hatem Kattou

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