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Bourguiba : Ange adulé ou démon honni, qui était vraiment le premier président tunisien ?

-L’emblématique et controversé premier président de la République tunisienne, Habib Bourguiba, « Combattant suprême » à l’égo surdimensionné mais aussi bâtisseur de la Tunisie moderne et émancipateur de la femme, disparut, il y a de cela 22 ans.

Fatma Bendhaou  | 06.04.2022 - Mıse À Jour : 06.04.2022
Bourguiba : Ange adulé ou démon honni, qui était vraiment le premier président tunisien ?

Canada

AA / Hatem Kattou

Le 6 avril 2000 disparut à l’âge « présumé-officiel » de 97 ans, après avoir passé plus de douze ans « reclus » et isolé du monde extérieur dans sa ville natale Monastir, sur décision de son successeur Ben Ali, le premier président du Conseil et de la République tunisienne, Habib Bourguiba.
D’innombrables livres, articles et autres colloques et séminaires ont été consacrés à celui qui a dirigé la Tunisie d’une main de fer de 1956 jusqu’à un certain 7 novembre 1987, date à laquelle il fût déposé par son Premier ministre de l’époque, Zine el Abidine Ben Ali, à la faveur de ce qui est communément appelé un « coup d’Etat médical ».
Et comme il est délicat et quelque part présomptueux de cerner, en l’espace de quelques lignes, un personnage si complexe et si riche que celui de Bourguiba, nous tenterons tout de même d’amorcer une réponse pour brosser le portrait d’un homme aux multiples facettes.
Cet homme qui fut à la fois un visionnaire, le combattant suprême autoproclamé et à l’égo surdimensionné, une bête politique parmi les géants du XXe siècle, un homme d’Etat au legs indéniable mais contestable, un « acteur » lucide et cynique malgré la sénilité, et au crépuscule de sa vie un homme isolé et délaissé par quasiment tous ses adulateurs.


- Bourguiba le visionnaire


Habib Bourguiba fut un visionnaire doté de perspicacité lorsqu’il s’agissait d’anticiper et de prévoir l’évolution de situations, en particulier, à l’échelle internationale. Deux faits suffisent pour illustrer à merveille cette perspicacité et cette capacité de discernement en des moments confus.
En effet, du fond de sa geôle au Fort Saint-Nicolas à Marseille, Bourguiba envoya une lettre à Habib Thameur (un des chefs nationalistes incarcéré à Tunis à l’époque) pour lui demander ainsi qu’aux dirigeants du Parti du Néo-Destour souhaitant soutenir les Allemands au détriment des Alliés de ne pas le faire.
Bourguiba demanda à Thameur dans la missive datant du 8 aout 1942 de ne prendre ses paroles « pour les élucubrations d’un prisonnier coupé du monde extérieur et ne sachant rien de ce qui s’y passe », mais plutôt de quelqu’un qui « suit toutes les phases de la guerre », son objectif étant de faire partie du camp des vainqueurs à l’issue du conflit.
Le deuxième épisode succéda au premier, 23 ans plus tard, mais demeure pétri de réalisme et d’intelligence, lorsque dans un discours prononcé, le 3 mars 1965, à Jéricho, et qui tranchait avec les discours des dirigeants arabes de l’époque, Bourguiba recommanda aux Palestiniens d’accepter la décision du partage de 1947, tout en poursuivant la lutte contre l’ennemi israélien, privilégiant l’approche des petits pas qui lui est chère.
Vilipendé par nombre de pays arabes, en particulier l’Egypte de Nasser, et critiqué à outrance par les médias de la région qui sont allés jusqu’à le qualifier de « traitre », Bourguiba a eu raison de ses détracteurs, lorsque plus d’un quart de siècle plus tard, l’OLP signa les Accords d’Oslo avec Israël, perdant au passage un pan de plus et de trop du territoire de la Palestine historique, résultante entre autres de la Guerre des Six jours.
D’ailleurs, à celui qui est venu lui annoncer la nouvelle en 1993, Bourguiba a lancé comme toute réponse, le laconique et si expressif mot : « Trop peu, trop tard ». En 2022, le visionnaire Bourguiba a toujours et encore raison.


- Culte de la personnalité et égo surdimensionné


S’estimant doté d’une intelligence supérieure, du moins supérieure à la moyenne, ce qui est indéniable, Habib Bourguiba était imbu de sa propre personne, ce qui l’a poussé à instaurer un véritable culte de la personnalité.
Au-delà de ses statues et portraits géants qui ornaient toutes les villes du pays, l’égo démesuré de Bourguiba a fait qu’il est allé jusqu’à confondre sa personne avec la Tunisie contemporaine.
A un journaliste français qui lui posait une question sur le système politique tunisien, Bourguiba rétorquait : « Le système ? Quel système ? C’est moi le système ? ».
Il convient de rappeler que Bourguiba a réussi la quadrature du cercle lorsqu’il proclama en 1975, par le biais d’un amendement de la Constitution, la présidence à vie dans une République.
Bourguiba a même eu l’outrecuidance dans un discours prononcé, devant la Conférence de l’OIT à Genève en 1973 de dire, en évoquant les Tunisiens, dans une phrase équivoque et sibylline, que « d’une poussière d’individus, d’un magma de tribus, de sous tribus, tous courbés sous le joug de la résignation et du fatalisme, j’ai fait un peuple de citoyens ».


- Bourguiba, cette « bête politique », mangeuse d’hommes


En homme politique averti et habile, Bourguiba a toujours eu comme priorité de préserver le pouvoir, tout le pouvoir, rien que le pouvoir.
Accordant peu d’importance aux aspects matériels de la vie et à l’argent, Bourguiba n’avait de souci que celui de gouverner, sans partage. Pour cela, il a fallu qu’il se débarrasse de ses rivaux, une œuvre dans laquelle il réussit avec brio.
Les « victimes » politiques et autres de Bourguiba sont nombreuses. La plus célèbre parmi ses adversaires fut son compagnon de lutte contre l’occupant français, Salah Ben Youssef, ancien ministre de la Justice sous le bey de Tunis et Secrétaire général du Néo-Destour.
Après s’être débarrassé de lui sur le plan national lors du célèbre Congrès du Parti à Sfax en novembre 1955, et au terme d’une guerre fratricide aux conséquences limitées, Bourguiba a réussi à le chasser du pays. Salah Ben Youssef fut assassiné dans une chambre de l’hôtel Royal de la ville allemande de Frankfort, le 12 aout 1961. Officiellement, l'affaire « non élucidée » est restée sans suites, mais tous les chemins menaient à Carthage. La Main de Bourguiba était à peine voilée.
D’autres hommes politiques tunisiens ont fait les frais de la mégalomanie de Bourguiba et lui ont servi de fusibles, à l’instar de Ahmed Ben Salah, « super-ministre » des années 1960, qui fut démis et jugé par la Cour de Sureté de l’Etat, avant de s’enfuir de prison et du pays.
Ben Salah fut l’architecte, pendant neuf ans, de l’expérience « socialisante » des Coopératives qui a été un échec et Bourguiba a fait porter le chapeau de ce fiasco à Ben Salah et à quelques-uns de ses proches dans un tour de de passe-passe qu’il affectionne et qu’il a réédité à maintes reprises entre autres avec Mohamed M’zali un autre de ses premiers ministres lors de la première moitié de la décennie 1980.
N'est-ce pas Bourguiba lui-même qui se définissait lui-même comme un « mangeur d’hommes » ?


- Legs indéniable de Bourguiba, le triptyque émancipation de la femme, éducation et santé


Obtenant son indépendance le 20 mars 1956, la Tunisie a vu l’institution d’un texte fondateur avant même celui de la Constitution adoptée, le 1er juin 1959.
En effet, Habib Bourguiba, qui était à l’indépendance le président du Conseil sous le bey qui fut déposé à la proclamation de la République le 25 juillet 1957, a pris une mesure « révolutionnaire », s’agissant de l’institution d’un Code de statut personnel (CSP) considéré comme progressiste à l’époque, en particulier dans un pays appartenant à l’aire arabo-musulmane.
Il est question, entre autres dans ce Code précurseur, qui faut-il le souligner s’inspire dans la majorité de ses articles, des préceptes de la religion musulmane, des droits accordés à la femme, en particulier, avec l’abolition de la polygamie, l’interdiction de la répudiation et l’institution du divorce judiciaire.
Ainsi, moins de cinq mois après la proclamation de l’Indépendance, la jeune Tunisie s’est vue dotée d’un texte avant-gardiste, à la faveur de la volonté d’un homme, Habib Bourguiba.
Toutefois, Bourguiba et nonobstant le régime autoritaire mis en place et le système du parti unique instauré parallèlement aux bases de l’Etat policier instituées, a réussi à jeter les fondements d’une société moderne, en focalisant les efforts sur deux domaines en particulier, ceux de la santé et de l’éducation.
Ces deux services publics implantés quasiment partout jusqu’aux tréfonds des régions intérieures de la jeune République, furent pendant longtemps les deux fleurons de la société tunisienne, avant de perdre de leur lustre d’antan.
Cela dit, il est certain que Bourguiba a laissé un legs indéniable aux Tunisiens, ce qui explique sa présence posthume dans les débats démocratiques qui ont suivi le soulèvement de 2011.


- Nombreux qui s’en réclament mais délaissé par tous


La Tunisie a assisté à un phénomène remarquable après la révolte de 2011 et l’instauration de la démocratie et du multipartisme, non pas de façade mais le vrai, En effet, à une époque où la liberté d’expression est de mise, nombreux sont ceux qui se réclament, dans les débats et les polémiques qui pullulent depuis, du bourguibisme et qui considèrent le « Père de la Nation » comme un référentiel politique et social et une source d’inspiration.
Le retour de Bourguiba parait à première vue logique et sain, notamment quand il s’agit d’un personnage central de la Tunisie contemporaine, à la stature d’un « Combattant suprême » qui a laissé son empreinte indélébile ainsi qu’un legs indéniable comme indiqué plus haut.
Néanmoins, là où le bât blesse c’est lorsque l’on sait que la majorité de ceux qui se réclament de Bourguiba, parmi les composantes de la grande famille autoproclamée « centriste, moderniste, avant-gardiste » (un fourre-tout insignifiant ou presque), a laissé tomber le Zaim après sa chute.
En effet, lorsque Bourguiba a été déposé par Ben Ali en 1987 et qu’il fut obligé de passer treize ans de solitude quasi-absolue, tous ceux qui s’en réclament aujourd’hui n’ont pas eu une once de courage d’afficher « leurs convictions », sans parler de ceux qui se sont carrément jetés corps et âme dans les bras de son successeur, qui par peur, qui par opportunisme.
Seules deux personnes ont eu le courage de leurs idées en le criant haut et fort et en exigeant de rendre la liberté au Leader. Il s’agit d’un fidèle parmi les fidèles de Bourguiba, son historiographe et ministre, Mohamed Sayah, et de Georges Adda, grand militant de la Cause nationale qui ont « osé » adresser deux manuscrits, respectivement en 1990 et 1997, à Ben Ali, l’homme fort de la Tunisie post-1987, pour réclamer la levée des restrictions imposées aux déplacements de Bourguiba tout en l’autorisant à recevoir qui bon lui semble.

Georges Adda a adjuré Ben Ali de « rendre à Bourguiba, le plus vieil interdit de liberté au monde, sa pleine et entière liberté de se déplacer et de recevoir », tandis que Sayah a appelé « à mettre fin dans les plus brefs délais à l’isolement de notre leader et lui permettre de revoir au moins tous ceux avec qui il se sent à l’aise et souhaite personnellement rencontrer ».
Quant aux autres, le retournement de veste fut leur principale caractéristique, ce qui a amené Bourguiba à finir son existence dans sa ville natale de Monastir, une ville du littoral mais sans pour autant permettre au Vieil homme de revoir la mer.
Au crépuscule de sa vie donc, Bourguiba a achevé sa vie, quasiment seul, à l’exception de ses proches parmi sa parenté qui étaient autorisés à lui rendre visite.
L’existence de cet avocat de formation et de profession, journaliste par moments, politicien-acteur par vocation, amateur de poésie et disciple d’Auguste Comte, est une leçon de vie, ne passant du firmament et du tutoiement des Cieux à la solitude terrible, tribut à payer d’une vie entière consacrée à la politique et vouée à ce pouvoir, qui ne se partage pas. Ne dit-on pas que l’histoire est éternel recommencement…
A la lumière de ce qui précède, sommes-nous en mesure de cerner ce personnage complexe et d’en saisir les tenants et aboutissants ? Sommes-nous surtout en mesure de le placer dans le camp des « méchants » comme le font systématiquement ses détracteurs de divers horizons ou dans celui des « bons » comme c’est le cas avec ses affidés et adeptes.
Est-il vraiment honnête de procéder de manière manichéenne en s’efforçant de catégoriser l’homme ou ne serait-il pas sage d’emprunter la voie recommandée par le philosophe et moraliste français, Blaise Pascal qui enseignait que « L'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête ». A bon entendeur…

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